The future is now : quelle société digitale sommes-nous en train de créer ?

L'Equipe du futur
L’Observatoire du futur
21 min readMay 1, 2021

Depuis le début de la crise sanitaire, les acteurs du numérique tirent leur épingle du jeu de manière insolente, à nul autre pareil : la bonne santé boursière des firmes de la Tech semble déconnectée de la profonde crise économique que nous subissons. Derrière la réussite de ces entreprises, c’est l’accélération de la digitalisation de l’économie qui est en jeu ; une digitalisation entamée avec l’arrivée d’internet dans les années 90 et qui a permis dernièrement à nos sociétés d’organiser à grande échelle le télétravail de millions de salariés à travers le monde. Sans le numérique, la crise économique aurait été encore plus violente, dans une économie largement tertiaire. Tous les secteurs sont désormais concernés par cette révolution, caractérisée par une montée en puissance ces dix dernières années des plateformes de services. Leur modèle économique est basé sur la surveillance de masse et l’exploitation des données personnelles. Ainsi, le scandale à propos de l’application Zoom transmettant des informations par défaut et sans consentement à Facebook — et plus étrangement encore à la Chine — questionne les logiques de l’innovation technologique. En outre, le concours toujours plus prégnant à l’intelligence artificielle permet au capitalisme de poursuivre sa logique de diminution des coûts et de distribution toujours plus inégalitaire des richesses, en centralisant dans les mains de quelques acteurs l’accès à des données massives et donc à leur valeur.

Esquisser cette nouvelle société digitale, construite sur un nouveau modèle économique et social qui comporte de nombreuses carences, c’est aussi s’interroger sur ses conséquences et sur la souveraineté numérique qui supposerait que chaque pays contrôle toute la chaîne de production du numérique ; du système d’exploitation utilisé dans les smartphones et les ordinateurs jusqu’aux services fournis par internet en passant par le matériel lui-même, ce qui est très loin d’être le cas.

Du point de vue géopolitique, deux pays seulement semblent en passe d’atteindre rapidement cette nouvelle forme de souveraineté : les Etats-Unis et la Chine. De son côté, l’Europe protège ses habitants en votant des lois comme le Règlement général sur la protection des données (RGPD), mais elle n’est pas encore certaine de pouvoir jouer un rôle décisif dans ce domaine clef à l’avenir.

Les fondements de cette nouvelle société digitale appellent à des réflexions nouvelles pour juguler l’aggravation des inégalités qu’elle tend à produire. Heureusement, les solutions existent pour en corriger les excès et lutter contre la plus grande menace qui menace notre futur : le réchauffement climatique. Des technologies émergent comme la capture et le stockage souterrain du CO2, mais elles exigent un volontarisme politique et industriel qui fait défaut pour l’instant. Ces réponses devront être apportées dans un cadre d’abord national, puis européen et international pour annuler les effets négatifs d’une dépendance technologique qui creuse les asymétries de puissance entre les nations et les inégalités sociales entre les peuples.

La crise sanitaire a accéléré la digitalisation de l’économie

La bonne santé des GAFAM contraste avec le marasme économique actuel

Croissance en net recul, augmentation par millions du nombre de chômeurs, chute de toutes les bourses mondiales… Tous les indicateurs sont au rouge sauf pour certaines entreprises, comme les désormais célèbres GAFAM. La capitalisation des « Big Five » (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) a même réussi l’exploit d’augmenter à la faveur du rebond des marchés financiers ces dernières semaines. Résultat : elle dépasse régulièrement les 5000 milliards de dollars. A elle seule, la capitalisation de Microsoft pèse désormais autant que la capitalisation du CAC 40, soit plus de 1200 milliards de dollars. De son côté Elon Musk, jamais avare d’une provocation, a même tweeté le 1er mai que « l’action de TESLA était trop élevée ». Il a été entendu puisque le cours de l’action a perdu 10% dans la foulée de la diffusion de ce tweet.

Comme l’analyse le journaliste Arnaud Lecarpentier dans son article paru dans Le Monde le 2 mai (1), l’excellente santé des GAFAM est possible parce que les investisseurs estiment que le monde de demain sera plus « cartellisé, plus globalisé et plus technologique ». Bien entendu, une correction boursière est toujours probable dans les prochains mois mais ces entreprises, contrairement à beaucoup d’autres, sont peu endettées et disposent des liquidités nécessaires pour faire face à de nouvelles crises.

Une accélération de la digitalisation permise par la crise sanitaire

Dans une tribune parue dans Les Echos le jeudi 31 avril 2020, l’économiste Hélène Rey, spécialiste en macroéconomie internationale et professeure à la London Business School, affirmait que « la tendance de l’économie vers la digitalisation, déjà amorcée ces dernières années, s’est trouvée considérablement accélérée » avec la crise sanitaire que nous subissons actuellement. Cette digitalisation a ainsi permis à des millions de salariés à travers le monde de travailler durablement depuis chez eux. Dans l’Hexagone, on estime ainsi à 5 millions (2) le nombre de français qui ont pu bénéficier des solutions techniques et technologiques fournies par les entreprises de la Tech.

Pour l’économiste, l’accélération de la digitalisation de l’économie permet également de « contribuer à une économie plus décarbonée (…) et peut stimuler l’innovation en ouvrant plus d’horizons à chacun où qu’il se trouve, grâce à l’éducation et la formation continue en ligne, et aussi par un accès plus immédiat à des groupes de consommateurs plus grands ou mieux identifiés. Elle peut stimuler la productivité en favorisant une adoption plus grande de l’intelligence artificielle ». De nombreuses initiatives technologiques ont d’ailleurs été prises par les entreprises pour lutter contre le COVID-19. Le Conseil national du numérique a guidé les porteurs de projet pour développer ces services et faire un bon usage des données personnelles et de santé utilisées.

D’autres secteurs de l’économie ont bénéficié de ce bond en bond en avant de la nouvelle société digitale et de ses avantages technologiques. La télémédecine en fait partie, avec une augmentation considérable des consultations à distance. Selon l’Assurance maladie, plus de 5 millions de téléconsultations ont été facturées entre le 23 et le 29 mars, alors qu’elle en comptabilisait moins de 10 000 par semaine avant début mars.

Les plateformes de streaming comme Netflix ou Disney+ ont également tiré profit du confinement lié au coronavirus, alors que les salles de cinéma étaient fermées. La première a enregistré 16 nouveaux millions d’abonnés depuis le début de la pandémie — elle en compte désormais près de 200 millions dans le monde — quand la seconde en compte 73 millions un an seulement après son lancement. Une situation qui souligne la fragilité économique des exploitants de salles de cinéma — et de tout un secteur — alors que la ministre de la Culture a annoncé en décembre 2020 une nouvelle obligation d’investissements dans la création pour les plateformes de streaming contre un assouplissement de la chronologie des médias. Celle-ci leur permettra de diffuser des films plus vite après leur sortie en salles.

Les effets positifs mis en avant par l’économiste sont également ceux qui ont permis une adoption rapide des technologies proposées par les GAFAM, même si de nombreuses questions se posent quant aux conséquences à long terme de leur utilisation.

Le triomphe du capitalisme de plateforme et l’utilisation de nos données personnelles comme nouveaux horizons de nos économies

Ces plateformes, nous les connaissons bien. Elles sont souvent très utiles, innovantes, et créatrices de millions d’emplois à travers le monde. Et pour chacun de nos besoins, il en existe une. Omniprésentes dans nos vies, elles sont en situation de quasi monopole. Elles sont représentées par les GAFAM, mais aussi par les plus récentes comme les NATU (3) et les BATX (4). Ces plateformes ont pris une place telle dans nos vies que leurs carences questionnent nos choix de société.

Le capitalisme de plateforme comporte des carences

La première d’entre elles est d’ordre démocratique. De sérieux doutes planent sur l’ingérence russe dans la victoire de Donald Trump en 2016, après que des manipulations pour influencer les votes ont été mises en évidence sur Facebook. Tout comme des doutes subsistent encore sur la victoire du camp du « Leave » lors du référendum pour ou contre le Brexit la même année. Le scandale de « Cambridge Analytica » a mis en lumière le rôle de cette entreprise spécialisée dans l’exploitation des données dans le résultat final du référendum, avec l’utilisation illégale de plus d’un million de comptes Facebook. Ancienne cadre de l’entreprise, Brittany Kaiser révélait dans son livre « l’Affaire Cambridge Analytica” (éditions Harper Collins) comment Cambridge Analytica avait créé à dessein des publicités politiques utilisant la peur pour manipuler les masses.

La seconde carence est d’ordre sociétal. Les algorithmes que certains réseaux sociaux utilisent ont tendance à reproduire, voire même aggraver, les effets du racisme ou de l’homophobie dans la société en mettant en avant les contenus les plus négatifs. Les propres chercheurs de Facebook l’ont d’ailleurs admis récemment dans un document interne rendu public dans un article du Wall Street Journal (5). « 64% de toutes les adhésions à des groupes extrémistes ont pour origine nos propres outils de recommandations. (…) Nos algorithmes exploitent l’attrait du cerveau humain pour la discorde ». Ces conclusions rejoignent celles déjà dressées l’an dernier par Cathy O’Neil, mathématicienne et data scientist, dans son livre « Algorithmes, la bombe à retardement ». Elle y met en évidence les dérives de l’industrie des algorithmes qu’elle qualifie « d’armes de destruction mathématiques qui se développent grâce à l’ultra-connexion, leur puissance de calcul exponentielle (…) et font le jeu du profit ». Au travers de plusieurs exemples, l’auteure démontre comment les algorithmes reproduisent les inégalités dans les domaines de la justice, l’éducation, l’accès à l’emploi ou au crédit financier.

La troisième carence est économique. Les plateformes sont devenues des expertes de l’optimisation fiscale. Selon la Commission européenne, elles ne paient en moyenne que 9% d’impôts quand les autres entreprises européennes en paient environ 23%. Cet argent, qui ne rentre pas dans les caisses des Etats, ne concoure pas non plus au développement de nos sociétés, bien au contraire ! Il remplit des poches lointaines, comme celles de Jeff Bezos ou Mark Zuckerberg, dont les fortunes sont estimées respectivement à 113 et 54 milliards de dollars, selon le dernier classement dressé par Forbes. Un argument que réfute Google. Dans un article paru l’an dernier, “it’s time for a new international tax deal”, Karan Bhatia, vice-président de l’entreprise, affirmait : “ (…) bien que certains se soient inquiétés de l’endroit où Google paient ses impôts, le taux d’imposition global de Google est supérieur à 23% depuis 10 ans, ce qui correspond aux taux légal moyen de 23,7% dans les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La plupart de ces taxes sont dues aux USA où notre entreprise est née et où la plupart de nos produits et services sont développés. Le reste est payé dans les quelques cinquante pays du monde où nous avons des bureaux qui nous aident à vendre nos services”.

Depuis une dizaine d’années, la question de la fiscalité et de l’imposition des GAFA est au coeur de négociations menées par l’OCDE, sans qu’aucun accord global n’ait pu aboutir. C’est pourquoi la France a décidé d’instaurer sa propre “taxe GAFA” de 3% pour les entreprises réalisant plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires sur des activités numériques dans le monde, dont 25 millions en France. Elle devrait rapporter chaque année 400 millions d’euros dans les caisses de l’état.

La qualité de certains emplois créés par les plateformes semble être aussi l’autre grand perdant de la révolution numérique. Toujours plus précaire, les emplois qu’elles proposent représentent déjà selon Eurofund plus de 17% de ceux des indépendants en Europe. Les travailleurs de ces plateformes seraient déjà 200 000 en France, selon le Ministère du Travail. Cette “ubérisation” souvent dénoncée par les travailleurs eux-même pose un réel problème de paupérisation des salariés et menace notre modèle social. Dans leur livre “Désubérisation, reprendre le contrôle” (éditions du Faubourg, collection “les nouveaux possibles”), les auteurs précisent que toutes les plateformes ne sont pas à l’origine de l’impact de changements sur le travail. La plupart d’entre eux n’ayant eu qu’une incidence indirecte. Par contre, les plateformes de livraison, de transport, de microtravail, d’échanges de petits boulots et de freelances ont considérablement bouleversé le monde du travail.

Les auteurs s’interrogent également : “ces plateformes ont-elles réellement réinventé le travail en offrant de nouvelles opportunités aux personnes qui en étaient éloignées ou, au contraire, n’ont-elles pas dégradé le travail en créant de nouvelles formes de précarité et des relations de travail altérées ?” Par exemple, les livreurs ne bénéficient pas de la protection du statut de salarié, n’ont pas le droit au retrait, ne jouissent pas des actions de prévention et des protections de la santé que les employeurs sont normalement tenus de mener. Ils sont également très exposés et très peu protégés face au risque économique.

La quatrième carence est environnementale. Ces plateformes sont énergivores, surtout celles qui utilisent des datas centers, toujours plus imposants. Elles représentent déjà à elles seules près de 4% des émissions totales de gaz à effet de serre. Conscientes du problème et des enjeux associés à leur utilisation, certaines entreprises du numérique se sont lancées dans la construction de “green datas centers” en utilisant les climats froids de certains pays pour réduire les coûts environnementaux. D’autres comme Google ont fait appel aux vertus de l’intelligence artificielle. Ainsi, DeepMind, l’entreprise rachetée par la firme de Mountain View en 2014, et à la pointe dans les domaines de l’informatique et de l’intelligence artificielle, a permis à l’entreprise de réduire de 40% l’énergie nécessaire pour refroidir ses datas centers grâce à un simple algorithme.

L’exploitation des données personnelles questionne nos libertés individuelles

Avec la digitalisation de l’économie et l’arrivée des plateformes, la protection des données personnelles est devenue un enjeu majeur de société. Leur utilisation reposait sur un consentement plus ou moins tacite entre l’utilisateur et l’entreprise qui souhaitait les utiliser. Mais les différents scandales associés à leur exploitation ont fait prendre conscience aux utilisateurs que leurs données personnelles font l’objet d’un commerce évalué en 2017 à 188 milliards de dollars, selon le cabinet de conseil et d’audit PwC, dont 162 milliards rien que pour la publicité numérique directement liée aux données. Acxiom, l’un des plus importants courtiers au monde de données, dispose des données personnelles de plus de 2,5 milliards de personnes.

Devant la pression citoyenne, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) a été la réponse européenne à cette problématique d’exploitation des données personnelles. Ce nouveau règlement s’inscrit dans la continuité de la loi française Informatique et Libertés datant de 1978 renforçant le contrôle par les citoyens de l’utilisation de leurs données. Son premier atout : il harmonise les règles en Europe en offrant un cadre juridique unique aux professionnels. De plus, il permet de développer leurs activités numériques au sein de l’UE en se fondant sur la confiance des utilisateurs. Enfin, en plus du « consentement explicite », les CNIL pourront à l’avenir prononcer des sanctions à hauteur de 20 millions d’euros ou équivalentes à 4% du chiffre d’affaire mondial de la société visée et, pour les pousser à agir fermement, elles pourront être saisies par des plaintes collectives. Mais le RGPD, s’il cadre fortement l’utilisation de nos données personnelles, ne les interdit pas : il autorise toute entreprise à les collecter et les utiliser si elle y trouve un « intérêt légitime » (économique, structurel…) et que la poursuite de cet intérêt ne porte pas une « atteinte disproportionnée » aux intérêts des personnes concernées.

L’intelligence artificielle sous contrôle des GAFAM représente une double menace pour l’avenir de l’innovation et pour le futur de l’emploi

Les plateformes investissent désormais massivement dans l’intelligence artificielle puisqu’avec elle un cercle vertueux peut s’installer : disposer de plus de données personnelles permet un meilleur apprentissage des machines et de meilleurs services, mieux ciblés, pour recueillir plus de données et donc créer plus de revenus. La boucle est bouclée.

Par exemple, dans un article paru en 2018 sur le site Vice, “Votre téléphone vous écoute, ce n’est pas de la paranoïa“, Sam Nichols, son auteur, analyse comment, à partir d’une simple expérience menée avec son téléphone, Facebook lui a proposé des cours dans diverses universités et des marques de vêtements abordables, après avoir prononcé deux fois par jour pendant cinq jours, des phrases qui pouvaient théoriquement être des déclencheurs. Des phrases comme « j’envisage de retourner à l’université » ou « j’ai besoin de chemises pas chères pour le travail ».

Pourtant, deux ans avant cette expérience, Facebook affirmait sur son blog ne pas utiliser le microphone des téléphones pour les publicités ou les flux d’informations. “Certains articles récents ont suggéré que nous écoutons les conversations des gens afin de leur montrer des publicités ciblés. Ce n’est pas vrai. Nous diffusons des publicités en fonction des centres d’intérêt des personnes et d’autres informations de leur profil — et non en fonction de ce que vous dites à voix haute. Nous n’accédons à votre microphone que si vous avez donné la permission à notre application et si vous utilisez activement une fonction spécifique qui nécessite du son. Il peut s’agir d’enregistrer une vidéo ou d’utiliser une fonction optionnelle que nous avons introduite (…) pour inclure de la musique ou d’autres éléments audio dans vos mises à jour de statut”.

Les promesses de l’intelligence artificielle questionnent notre humanité

L’an dernier, une fuite concernant Google est presque passée inaperçue. Pourtant, elle est capitale dans la course actuelle à l’intelligence artificielle. Après plusieurs semaines de silence, l’entreprise a confirmé avoir développé un ordinateur quantique ultrarapide, même si IBM a relativisé depuis cette annonce.

C’est quoi un ordinateur quantique ? Pour nous être supérieure, l’intelligence artificielle devra tout d’abord pouvoir traiter beaucoup de données en un temps record. A l’image de notre cerveau, qui dispose d’une puissance de calcul de 1 zettaflop, lui permettant de réaliser 1 000 milliards de milliards d’opérations par seconde.

Dans un ordinateur, le processeur est la pièce équivalente à notre cerveau. C’est lui qui effectue tous les calculs. Pour y arriver, il travaille sur les données stockées en mémoire, et tout ce que l’on voit à l’écran, sur le réseau ou sur le disque dur, constitue le résultat de ces travaux. Jusqu’à très récemment, les ordinateurs savaient traiter beaucoup de données mais pas suffisamment pour rivaliser avec notre cerveau.

Pour obtenir une puissance de calcul inégalé, certaines entreprises comme Google, Intel, IBM ou encore Microsoft, mais aussi certains états comme la Chine, se sont alors tournés vers les supercalculateurs. En 2015, le plus puissant d’entre eux, « Tiahne-2a », d’origine chinoise, disposait de 260 000 processeurs et pouvait traiter 33 millions de milliards d’opérations par seconde ! Impressionnante, cette performance n’en est pas moins décevante. En effet, comparés aux capacités humaines concentrées dans un organe d’à peine deux kilos, celles du supercalculateur chinois sont 30 000 fois moins efficaces, sachant que la taille d’un supercalculateur peut atteindre celle de deux terrains de tennis… Sans compter les dizaines de kilomètres de câbles en fibre optique qui le parcourent.

Pour beaucoup d’ingénieurs et d’informaticiens, l’avenir est désormais aux ordinateurs qui utilisent les propriétés quantiques de la matière pour repousser encore plus leurs capacités d’analyse et de traitement.

La recherche en informatique quantique est apparue dans les années 1980. Elle repose sur l’un des principes de la physique quantique appelé superposition. Selon cette mécanique, un objet peut avoir deux états en même temps. Ainsi, une pièce de monnaie peut être à la fois pile et face, alors que dans le monde « classique », elle ne peut être que l’un ou l’autre à la fois. Cet ordinateur serait capable de réaliser des opérations sans équivalent et de faire plusieurs calculs à la fois, contrairement aux ordinateurs actuels, aussi rapides soient-ils.

On parle alors de “suprématie quantique”, et c’est justement ce qu’une équipe de Google, basée en Californie, prétend avoir atteint en réussissant un calcul en seulement 200 secondes alors qu’un supercalculateur aurait mis 10 000 ans pour arriver au même résultat !

Selon Daniel Hennequin, physicien et chercheur au CNRS, on arrive ainsi « à des algorithmes sans équivalent dans le monde classique qu’on a même du mal à se représenter. » L’algorithme quantique le plus prometteur est celui découvert en 1994 par Peter Shor, chercheur en mathématiques appliquées du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui lui a donné son nom. Son algorithme permet de gagner un temps considérable dans les calculs en réduisant fortement le temps de résolution entre deux opérations. L’utilisation de cet algorithme par un ordinateur quantique pourrait craquer les clés utilisées pour les transactions bancaires… Mais aussi celles utilisées par les pays qui disposent de la bombe nucléaire.

En septembre 2017, lors d’une conférence sur les nouvelles technologies, Vladimir Poutine annonçait déjà ce qui nous attend : « l’intelligence artificielle représente l’avenir non seulement de la Russie, mais de toute l’humanité. Elle amène des opportunités colossales et des menaces imprévisibles aujourd’hui. Celui qui deviendra le leader dans ce domaine sera le maître du monde. Et il est fortement indésirable que quelqu’un obtienne un monopole dans ce domaine. »

Les conséquences avérées et potentielles de l’intelligence artificielle sur l’emploi créent un horizon de menaces inédites… Mais aussi de nouvelles opportunités

Les futurs ordinateurs quantiques pourraient bien révolutionner de nombreux secteurs industriels en permettant de passer d’une intelligence artificielle faible — celle que nous connaissons actuellement — à une intelligence artificielle forte ou générale (IAG). Les premiers secteurs qui bénéficieront de cette mutation de l’intelligence artificielle sont déjà connus : la santé, la chimie, la banque, la finance, l’industrie, la sécurité informatique, l’automobile avec les voitures autonomes, l’énergie, ou encore les transports et la gestion du trafic. Les promesses semblent illimitées — au point que l’on parle un peu partout d’une “révolution quantique”.

Les études sont nombreuses sur les conséquences à venir de l’intelligence artificielle sur l’emploi, même si le travail du futur est difficile à appréhender. Toutefois, des tendances à long terme semblent se dessiner, notamment avec l’intensification de la robotisation rendue possible par l’intelligence artificielle. Une étude effectuée par Citygroup — qui n’est sans doute pas la plus pessimiste — et réalisée sur la base des données de la Banque mondiale sur un ensemble de 50 pays, prévoit que, sur l’ensemble des pays de l’OCDE, 57% des emplois sont menacés. Dans des pays comme l’Inde ou la Chine, se sont respectivement 69% et 77% des emplois qui risquent d’être automatisés.

Souvent, les études ne présentent pas les mêmes résultats car elles ne parlent pas de la même chose. Quand l’une privilégie l’impact de la robotisation sur les emplois dans le secteur industriel, une autre va plutôt présenter les conséquences en général de l’intelligence artificielle sur les emplois totaux. Mais si l’on se réfère à Schumpeter et à son traité de « destruction créatrice », qui démontre que les organisations, les technologies et les emplois d’aujourd’hui remplacent ceux d’hier en les rendant obsolètes, des emplois disparaîtront fatalement ou se substitueront à d’autres.

Mais peut-on dire que l’intelligence artificielle est une technologie comme les autres ? Sommes-nous certains que les principes de la « destruction créatrice » pourront s’appliquer cette fois-ci ?

De nombreux experts en doutent car c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que nous sommes en passe de créer une technologie qui s’attaque à notre principal outil qui lui permet d’effectuer n’importe quel travail : notre intelligence.

L’économiste Gilles Saint-Paul a échafaudé pour le CNRS six scénarios d’un monde sans travail à cause de l’intelligence artificielle. En préambule, il prévient : « supposons que dans cent ou cent cinquante ans, le travail des humains devienne moins compétitif que celui des robots, peu chers, corvéables à merci et parfaitement acceptés par la population. Dans ce cas, il faut bien comprendre que l’on quitte le régime qui fonctionne depuis la révolution industrielle. Dans celui-ci, la machine-outil améliore la productivité de l’ouvrier sans le remplacer ; cette productivité accrue permet à l’entreprise d’embaucher et d’augmenter les salaires. Au final, elle profite à l’ouvrier et à la société en général », explique l’économiste. Mais si la machine travaille seule, elle entre directement en concurrence avec le travailleur humain. On passe alors à un régime où le capital se substitue au travail : le salaire est fixé par la productivité des robots et leur coût de fabrication. « Imaginons en effet que vous empaquetez des colis et que vous en faites vingt par heure. Si un robot qui coûte 10 euros de l’heure en fait le double, votre salaire horaire s’élève à 5 euros. ». Pire encore : « Si ce robot se perfectionne et passe à quatre-vingt colis de l’heure, votre salaire sera divisé par deux. » Les humains ne pourront alors plus vivre de leur travail. Il est donc plus que probable que le recours à l’intelligence artificielle et à la robotique à grande échelle aient un impact important sur l’emploi. Reste à savoir qui profitera des gains de productivité massif engendrés au cours des prochaines décennies.

Dans le livre “Accélérer le futur”, ses deux auteurs, Nick Smicek et Alex Williams, convoque de nouvelles possibilités émancipatrices. Loin de fuir un avenir complexe, ils démontrent qu’une économie postcapitaliste capable d’améliorer le niveau de vie, mais aussi de libérer l’humanité du travail et de développer des technologies qui élargissent nos libertés, est désormais possible. Leur “manifeste accélérationniste” a pour but de réveiller la gauche en revendiquant une certaine technophilie teintée d’optimisme. Après tout, n’est-ce pas Karl Marx qui décela dans l’automatisation la possibilité d’une libération des ouvriers de leur labeur ?

L’émergence de nouvelles solutions en France et en Europe

La France dispose de nombreux atouts

Par exemple, les ingénieurs français sont mondialement reconnus. Depuis 2018, Jérôme Pesenti, ancien responsable du programme d’intelligence artificielle d’IBM, s’occupe désormais de l’ingénierie et des produits liés à l’Intelligence artificielle au sein de Facebook. Yann LeCun, un autre français, créateur du laboratoire “Facebook Artificial Intelligence Research”, a rejoint la direction scientifique du même réseau social. L’an dernier, il a reçu le prix Turing, l’équivalent du prix Nobel d’informatique, pour son travail au début des années 2000 sur « des avancées conceptuelles et techniques majeures qui ont fait des réseaux de neurones profonds un élément essentiel de l’informatique ». Avec Yoshua Bengio et Geoffrey Hinton, ils ont créé la technique du “deep learning” qui reproduit le fonctionnement de notre cerveau grâce à des réseaux de neurones artificiels. Une technique qui a complètement bouleversé le secteur de l’intelligence artificielle en permettant aux algorithmes d’apprendre seuls, sans l’aide des humains. Pour continuer à peser, il faudra aussi que la France poursuive son effort de formation mais en payant mieux ses ingénieurs et en leur offrant de vrais débouchés, tout en investissant plus dans la recherche.

D’autres solutions émergent pour faire de la France un acteur qui comptera dans les prochaines décennies. La première consiste à financer sur le long terme les startups : la France s’est dotée d’une French Tech et d’un système qui finance plus facilement le lancement d’une jeune pousse qu’elle ne la pérennise sur le long terme.

Une autre réponse peut être l’élaboration de nouveaux droits universels du numérique avec par exemple l’accès à un nombre minimal garanti de mégabits ; l’interdiction par la loi des déserts numériques ; le droit au respect de la vie privée, à l’oubli numérique et au parcours neutre sur internet ; une meilleure régulation des réseaux sociaux ; la lutte contre la violence et la haine en ligne, etc.

La quatrième solution pourrait consister à imposer aux services de cloud, comme ceux utilisés par les GAFAM, d’être stockés dans des datas centers situés dans le pays d’émission des données. En 2018, afin de se conformer à la loi chinoise sur la cybersécurité, Apple s’est vu imposer le transfert de toutes les données des utilisateurs de l’iCloud chinois à un partenaire local. Selon l’association professionnelle “The Information Technology Industry Council”, une douzaine de pays s’est engagée comme la Chine à la localisation des données de leurs concitoyens.

Enfin, la cinquième solution — sans doute la plus ambitieuse — vise à nationaliser nos données utilisées par les GAFAM. Comment ? En élargissant le rôle de la CNIL pour rassembler et chiffrer l’ensemble des données de la population pour les mettre ensuite à disposition, sous certaines conditions, des entreprises. Pour de nombreux observateurs, cette nouvelle ressource financière permettrait, par exemple, de doter d’un capital de départ tous les français à leur majorité ou la mise en place d’un revenu universel de base équivalent au seuil de pauvreté mensuel. Cette nouvelle ressource pour l’Etat pourrait également financer de nouveaux programmes en faveur de la santé des français.

L’Europe aussi dispose d’atouts (mais elle ne le sait pas)

Elle pourrait tout d’abord doter ses entreprises de l’argent nécessaire à la recherche et au développement de nouvelles technologies — ce qui les empêcherait d’aller le chercher ailleurs — en mutualisant entre les pays membres les sommes nécessaires pour concurrencer les États-Unis et la Chine dans les domaines de l’intelligence artificielle et l’informatique quantique, les transports de demain (en soutenant l’hydrogène et les voitures électriques autonomes), les superordinateurs et la révolution médicale (nanotechnologie…). Elle a le pouvoir de faire de ses entreprises des licornes qui peuvent peser au niveau international. Le but ultime étant de ne pas se retrouver dans la situation d’un pays colonisé numériquement.

De plus, la culture européenne du numérique pourrait être celle qui promeut l’utilisation de systèmes d’exploitation et de logiciels libres (Linux), et un Internet de l’entraide et du partage. Elle pourrait également voter des lois anti-trust pour limiter les monopoles, comme le font les États-Unis, en limitant le niveau de certains marchés à 70% pour une seule entreprise.

L’Europe pourrait aider à créer des plateformes collectives, semblables à celles que l’on connaît, dont les services seraient offerts en tant que service public, et qui n’exploiteraient pas les données personnelles à des fins commerciales. Le concept “d’Etat-plateforme” doit faciliter la relation à l’administration d’une part, mais aussi être une réponse au capitalisme de plateforme avec pour objectif principal la création d’un nouveau modèle d’État et de société.

Enfin, elle pourrait aider au financement et à la mise en place de solutions efficaces contre le réchauffement climatique, comme la capture et le stockage souterrain du CO2. Afin de respecter l’Accord de Paris, le monde devrait stocker plus de 5 milliards de tonnes de CO2 par an en 2050, selon des calculs de l’AIE. Encore balbutiant, le marché frémit. Les projets sur le point d’être lancés représentent 27 milliards de dollars d’investissements. Sur le Vieux continent, la capture et le stockage de CO2 pourraient assurer a minima 5 % de la réduction des émissions entre 2020 et 2050. A la pointe sur ce dossier, le gouvernement norvégien vient d’approuver le financement du projet « Northern Lights ». Au total, 1,5 million de tonnes de CO2 seront stockées sous la mer du Nord à partir de 2024.

Finalement, la crise sanitaire que nous traversons a démontré à quel point nous sommes dépendants des GAFAM. Les questions qui se posent sur l’avenir de nos sociétés sont désormais liées à celui de ces méga-plateformes. Mais d’autres défis nous attendent. L’exploitation de nos données personnelles et l’utilisation de l’intelligence artificielle, au travers des possibilités presque infinies que cette dernière offre, vont certainement dominer les débats politiques dans les prochaines décennies.

Notre souveraineté numérique est également un enjeu fort pour les prochaines années. Mais la France et l’Europe possèdent les atouts nécessaires pour concurrencer les pays, comme les Etats-Unis ou la Chine, qui ont pris une longueur d’avance, et faire émerger une véritable société digitale basée sur la défense des biens communs.

Article rédigé en partenariat avec le think tank Hémisphère Gauche.

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