Hack us. Auto-ethnographie dialoguée d’un exercice de fictionnalisation sonore et musicale d’une controverse.
David Christoffel , créateur sonore et chercheur
Olivier Fournout, enseignant-chercheur à Telecom-Paris
Résumé.
L’art et la fiction peuvent-ils déterritorialiser tout à la fois les postures d’apprentissage et d’enseignement, la relation apprenant-enseignant et le contenu même des thématiques étudiées? Peuvent-ils en même temps être considérés comme un moyen d’Enquête Qualitative (Qualitative Inquiry) sur le monde social? À quelles conditions? Avec quelles tensions entre savoirs, sentiments et imagination? Cet article propose un examen réflexif d’une innovation pédagogique consistant à représenter une controverse sur l’avenir du travail industriel sous la forme d’une création sonore et musicale dans le cadre d’un cursus de 1ère année de Grande école d’ingénieurs (Telecom Paris). Alors que les deux enseignants qui co-dirigeaient le cours divergent sur certains points dans leur appréciation de cette expérience — ce qu’ils ont découvert en ouvrant un dialogue rétrospectif sur cette aventure partagée — ils ont décidé d’adopter la forme d’un dialogue pour en rendre compte. Cette auto-ethnographie dialoguée leur semble être le moyen le plus favorable pour faire ressortir leurs différences et leur permettre de construire une analyse partagée.
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Dans cet article, nous revenons sous forme dialoguée sur une expérience pédagogique que nous avons vécue ensemble : nous avons co-encadré pendant un mois et demi un groupe de 8 étudiants de 1ère année de Grande école d’ingénieurs (BAC + 3) à qui nous avons demandé d’étudier une controverse sur la place de l’humain dans l’industrie du futur pour ensuite produire une fictionnalisation sous forme de création sonore et musicale à partir de cette étude[1].
Ce fut pour nous l’occasion de passer en revue quelques questions souvlevées par ce type de pédagogie passant par la forme artistique comme un moyen d’explorer le monde social et ses évolutions.
Cet article présente cinq parties :
1- Problématique : l’art et l’artscience, dans quel but ?
2- Terrain : la fictionnalisation des controverses
3- Le choix du dialogue pour rendre compte de cette expérimentation
4- Analyse rétrospective, autoethnographique, sous forme de dialogue
5- Conclusion : deux résultats et une perspectives d’évolution
1- Problématique : l’art et l’artscience, dans quel but ?
Pour nous, la fictionnalisation entre dans le champ des méthodes d’investigation qualitative (Qualitative Inquiry) du social, du technique et du scientifique, dans la mesure où les mondes fictionnels produits laissent entrevoir des interprétations possibles des mondes réels, que d’autres méthodes d’investigation ne révèlent pas forcément, ou sous des formes différentes. Comme Victor Hugo le dit avec ses propres mots dans la préface de Cromwell (1827): “Le théâtre est un point d’optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit et peut s’y réfléchir, mais sous la baguette magique de l’art.”
Cependant, si “reflet” il y a, celui-ci n’est ni fidèle, ni total. Avec le passage à la fiction (comme on dirait passage à la limite) se produisent des réagencements dont la figure deleuzienne et guattarienne de déterritorialisation rend compte avec plus de souplesse et de justesse que la notion de “reflet”. Le processus de fictionnalisation déterritorialise tout à la fois les postures d’apprentissage et d’enseignement, la relation apprenant-enseignant et le contenu même des thématiques étudiées. Les variations qu’il induit ressemblent plus à un rhizome qu’à un jeu de miroir.
A partir de là, de difficiles questions surgissent, d’au moins deux types, que nous adressons dans les pages qui suivent.
D’abord, comment qualifier l’apport spécifique de la création fictionnelle, comparée à d’autres formes d’élaboration et de transmission du savoir? Quelle en est la valeur ajoutée? la saveur? Comment rend-elle compte de faits sociétaux? de finesses théoriques? Comment le savoir, le ressenti et l’imagination se complètent ou s’excluent? En bref: que gagne-t-on et que perd-on à poétiser des résultats d’apprentissages et des démarches de recherche? Immanquablement, ce type d’interrogations conduit à réexaminer les objectifs mêmes de ces apprentissages et la manière dont nous les formulons, le vocabulaire, les concepts, les attentes, les critères d’évaluation, ce qui ne va nullement de soi.
En particulier, il n’y a aucune assurance que la fictionnalisation entraîne un déplacement à tous les coups. Par exemple, chez Wagner, il y a reconfiguration — et donc reconduction — d’un ordre oedipien: les voix sont resexualisées sur homme et femme (Mille plateaux, p.377). Dans Un manifeste de moins, 1979, Deleuze relève que les conflits, les contradictions, les oppositions au théâtre sont particulièrement propices à une représentation classique des forces en présence. Le théâtre propose alors une représentation de représentation, sans variation, “parce que les conflits sont déjà normalisés, codifiés, institutionnalisés. Ce sont des ‘produits’. Ils sont déjà une représentation, qui peut d’autant mieux être représentée sur la scène” (p.121–122). Dans la théâtralisation des controverses qui nous occupe ici, n’y a-t-il pas un risque d’en rester à une caricature de caricature, tant les controverses sont déjà fortement théâtralisées dans l’espace public? La représentation reste alors hyper-conventionnelle, une simple reprise de cliché.
Ensuite, comment imaginer qu’un travail soit demandé à des élèves, sans que les enseignants se plient à l’exercice? Peut-on durablement développer ces pédagogies artistiques sans se demander pourquoi les enseignants et les chercheurs ne passent pas plus souvent par l’art pour exposer leurs propres travaux, en adoptant un positionnement d’“artscience” (Edwards, 2009)? Là encore, la réponse ne va pas de soi, tant le monde académique ne privilégie guère de telles prises de risque.
2- Terrain : la fictionnalisation des controverses
Dans le cours que nous avons encadré, qui a eu lieu à Telecom Paris dans le cours d’analyse des controverses en Mai-Juin 2017, l’innovation pédagogique consiste à fictionnaliser la controverse étudiée. Dans la première partie du cours (15 heures), les étudiants mènent une analyse classique de controverse, dans la lignée des travaux de STS (Science and Technology Studies) de Bruno Latour (Latour, Woolgar, 1988 ; Latour, 1991). Ils produisent des cartes d’acteurs, des arbres des débats, des tableaux d’arguments et un historique de la controverse se déployant dans différentes arènes (scientifique, médiatique, société civile…) Dans la seconde partie du cours (18 heures), les étudiants créent collectivement et jouent eux-mêmes une fiction (ici, une création sonore et musicale) dont l’objet est de refléter la controverse considérée et d’en imaginer une incarnation possible par le jeu, selon une méthodologie mise en oeuvre depuis 2013 à Telecom Paris dans des formats fictionnels divers comme le théâtre, le film, la performance poétique. Il en est rendu compte dans “L’art pour la pédagogie: mise en théâtre de la controverse sur le mariage pour tous” (Fournout, Beaudouin, 2017 ; voir aussi Beaudouin, Fournout, 2016).
Cette fois, la controverse étudiée concernait l’avenir du travail dans l’industrie. La fiction produite par les étudiants a pour titre Hack me[2]. Elle explore les thèmes de l’humain, du non-humain et du plus-qu’humain à travers une vision futuriste du monde industriel dans laquelle les robots et les humains co-existent. Dans leur fictionnalisation, les étudiants développent un intérêt particulier pour les situations de communication humain-robot, que beaucoup de projets de recherches examinent aussi de près (Cassell, 2000; Cassell, Bickmore, Campbell, Vilhjálmsson and Yan, 2000, pour des références pionnières ; plus récemment, sur la robotique sociale: Foster, 2015; et sur un cas de symbiose interactionnelle: Rollet, Jain, Licoppe and Devillers, 2017).
3- Le choix du dialogue pour rendre compte de cette expérimentation
Une fois le processus pédagogique terminé — après que les étudiants ont livré leur étude de controverse sur un site internet ainsi que leur fiction sonore et musicale dont le titre est Hack me — nous nous sommes dits que ce travail de fictionnalisation, nous pourrions nous, enseignants et chercheurs, nous y prêter, selon une démarche d’artscience (Edwards, 2009). Nous pourrions faire ce que nous demandons à nos étudiants, c’est-à-dire proposer comme une sorte de “version professeurs” ou “corrigé” du travail de fictionnalisation, et éprouver ainsi la performativité du jeu de rôle énonciatif que suppose le genre “corrigé”.
Cet objectif a donné lieu à une séance de travail de deux heures, au cours de laquelle nous avons enregistré une demi-heure de dialogue entre nous deux, où nous avons revisité aussi bien la production sonore et musicale des étudiants (Hack me) que le processus pédagogique tel que nous nous le rappelions.
Ce dialogue a fait ressortir des divergences entre nous sur l’interprétation de certains passages de la fiction des étudiants, sur la finesse et la richesse de la fictionnalisation (appauvrissement versus enrichissement des arguments étudiés dans la controverse) et sur la notion même de “corrigé”.
Ces divergences nous ont d’abord étonnés, puis nous nous sommes dits qu’elles méritaient d’être approfondies par une approche autoethnographique (Ellis, 2004) et d’être resituées dans une dynamique dialogique intra-actionnelle (Barad, 2007) dans la mesure où rien, avant l’exercice effectif du dialogue entre nous, ne laissait présager des positions pré-établies (d’où l’étonnement), et rien, après cet exercice effectif du dialogue, ne permet d’affirmer que nous tenons à notre position plutôt qu’à celle de l’autre. Les deux sont non seulement compatibles, selon une logique de ET, d’intrication (“entanglement”) plutôt que d’alternative. C’est bien à travers ce type d’analyses différenciées, complexes, contradictoires, dialogiques, que le mouvement de déterritorialisation et d’investigation qualitative atteint son plein emploi dans les pratiques pédagogiques. Et, point important à préciser: sans qu’il faille déduire de ces différences d’appréciation une remise en cause du travail des étudiants. Ce qui est en jeu est plutôt la complexité du processus collectif de fictionnalisation du réel, de l’emprise réciproque du fictionnel, du réel et des subjectivités co-engagées dans le processus pédagogique.
Au cours de la discussion, nous avons abandonné le projet de réaliser un “corrigé”.
4- Analyse rétrospective, autoethnographique, sous forme de dialogue
Transcription du dialogue David Christoffel (DC) Olivier Fournout (OF), 28 juin 2017, quelques jours après la fin du cours.
DC : Il y a un idéal qui est tombé très vite: la force de pénétration théorique de la mise en fiction par les étudiants [i.e. Hack me, la mise en situation fictionnelle produite et interprétée par les étudiants]. Quand ils étaient bien dans la situation, on avait une forme de satisfaction qui évacuait qu’on puisse exiger un peu plus d’ancrage théorique ou de pénétration théorique. Il s’agissait presque, parfois, de compenser ce manque en leur demandant de mettre des statistiques, des références, mais qui n’étaient pas si pénétrées que ça, dans la mesure où c’était justement rajouté.
OF : Donc, toi, quand tu dis « pénétration théorique », tu dis de mettre des bouts d’informations, d’analyses tirées des dossiers qu’ils ont lus à côté.
DC : Justement, si je choisis le mot « pénétration », c’est que j’essaye de viser peut-être autre chose que juste de la citation ou de l’emprunt.
OF : Et qui serait quoi, qui serait quelque chose qui pourrait être mieux, qui apporterait un progrès?
DC : Oui, parce que c’est vrai que, là, on avait d’une part une carte des acteurs, d’autre part une carte des positions. Et on a calqué des positions sur des acteurs pour faire porter au débat entre les acteurs quelque chose qui serait de l’ordre d’une controverse entre les positions. Ce qui avait le défaut, peut-être, de rendre les positions statiques ou bien de rendre leur dynamisme à un endroit qui n’est plus le dynamisme des positions, mais le simple mouvement des acteurs quand ils sont à tirailler entre eux.
OF : Mais ce « simple mouvement des acteurs quand ils sont à tirailler entre eux », j’ai l’impression que c’est ça qui fait que la fictionnalisation, la mise en scène, le côté transposé marchent, quand ils se disputent, quand ils se laissent aller, quand ils ne sont pas dans refléter exactement les arguments, mot à mot, ou les informations précises tirées dans les dossiers. Du coup, il y a un petit côté : on met de temps en temps du chiffre, on met de temps en temps de l’information tirée des dossiers documentaires pour satisfaire une certaine commande parce qu’on est dans un cours d’analyse des controverses, en sachant par ailleurs que ce qui fonctionne le mieux quand on est dans la fictionnalisation, c’est quand on oublie un petit peu ça, c’est-à-dire quand on laisse aller les passions, l’imaginaire, les métaphores, les paroles naturelles qu’ils peuvent avoir et où, là, d’un seul coup, on les trouve géniaux, mais il faut une petite dose de faits, de chiffres, tirés des dossiers. Je ne me représente pas très bien ce que serait une pénétration théorique en progrès par rapport à ça. Est-ce que tu aurais un exemple?
DC : Je n’ai d’autant rien en tête que j’ai l’impression qu’on l’a pas trouvé. Par contre, quand tu dis que la fiction aurait une efficacité à faire agir les positions, les dynamiser, là où j’ai un doute quand même, c’est qu’il y a des moments d’efficacité dramatique qui sont par exemple une formulation qui vient particulièrement croquer une position, mais cette formulation, elle campe tellement bien une position qu’elle l’arrête. Et c’est en ça que j’ai quand même encore du mal à me représenter les jeux de mouvements d’acteurs dans la fiction comme représentatifs d’une vivacité du débat d’idées. Et c’est pour ça que j’ai un peu de mal à me dire que ce sont bien des idées qui sont en jeu quand, en fait, ce qu’on met en scène, ce sont des figures qui sont comme nécessairement représentatives d’une vision un peu caricaturée des points de vue.
OF : Caricaturées, oui.
DC : Caricaturées pour les besoins de camper des positions.
OF : Donc c’est pour les besoins du spectacle.
DC : Il y a un problème de campement, oui.
OF : Mais moi ça ne me gêne pas. Le côté caricatural me gêne pas.
DC : Ah non, moi non plus, le côté caricatural ne me gêne pas. Mais la prétention à représenter le débat d’idées me semble un poil frauduleuse. Au sens où dans les textes on trouve des sortes de nuances théoriques qui n’ont pas d’équivalent dans le jeu de positions que la fiction est effectivement capable de représenter.
OF : Redis-le moi.
DC : La théorie, les textes théoriques qu’on peut leur donner — je pense à l’entretien avec Stiegler[3], des choses comme ça — on y trouve des nuances théoriques qui sont presque systématiquement évacuées dans ce que donne à voir le jeu de figures fictionnelles qui, grâce à la caricature, se confrontent. Parce qu’il y a bien une efficacité de la caricature de ce point de vue.
OF : Mais, alors, hypothèse : est-ce que ça pourrait vouloir dire que, dans la fictionnalisation, on retrouve une certaine simplicité ou trivialité des controverses sociales qui ne sont pas toujours elles-mêmes caractérisées dans la société par une grande finesse. C’est-à-dire que, oui, l’article de Stiegler auquel tu fais référence peut parfois aller vers des niveaux d’argumentation extrêmement fine mais qui elle-même ne reflète pas forcément les grandes luttes d’acteurs dans la société qui peuvent être elles-mêmes farcies de clichés, de simplifications, de vulgarité, de trivialité.
DC : Oui mais ça voudrait dire que ça prescrirait que la fiction est réductrice au sens où elle représente donc les gros traits du débat social, que le débat social serait agité surtout par des gros traits, mais que la finesse d’argumentation d’une théorie qui prend le temps de tours et détours, d’enjeux, ces finesses d’argumentation ne seraient tellement pas dans le débat de société qu’il n’y aurait pas la place de les mettre dans la fiction non plus. Mais au nom de quoi on les évince comme ça ?
OF : Oui, alors, si j’allais jusqu’au bout de la discussion, là, que ça me suggère, c’est que je ne vois pas de raison pour laquelle la fiction interdirait par nature d’aller dans ce niveau de finesse. Peut-être que ce serait quelque chose à garder en tête, pour l’année prochaine, d’un peu plus guider les élèves vers ce niveau de finesse, de plus ouvrir cette possibilité. Maintenant, sans les obliger à s’en saisir non plus. Mais dans mon souvenir de la création des étudiants, il faudrait voir de près s’il n’y a pas des moments où cette finesse est atteinte. Certes, il y a des moments où il y a de la simplification, où on peut regretter qu’on ne va pas aller chercher le niveau de finesse théorique du dossier documentaire. Mais, il y a peut-être des moments de la création sonore où il y a cette finesse-là. Par exemple, je pense aux moments où on a utilisé l’interview de Chrystele Gimaret[4].
(Situation de reportage télévisuel où le reporter interviewe un expert[5].)
Le journaliste-reporter: Je suis actuellement avec Madame Gimaret qui va nous éclairer sur ce qui est en train de se passer. Le public voudrait savoir : compte-tenu des révélations récentes, la colère des employés contre les robots est-elle justifiée ?
Chrystele Gimaret: Bah c’est ni plus ni moins que ce qui se passe déjà depuis des millénaires en entreprise. Vous avez toujours l’impression que votre n+2 est en complot contre vous avec votre n+1 et qu’au final, c’est toujours les mêmes qui trinquent. Donc, il y a pas de nouveauté. Il y a des entreprises qui ont réussi à mettre en place des systèmes de réorganisation, de dialogue, d’interface de conciliation. Mais le fait que ce soit un robot change rien. Vous allez jamais enlever la paranoïa de quelqu’un qui est au bas de l’échelle qui voudrait être à la place du vizir et puis le vizir qui voudrait être à la place du calife, ça, vous l’aurez toujours. Là, il n’y a pas de raison que ça change. Encore une fois, cette situation que vous me décrivez, elle est strictement humanoïde. Peut-être que les robots ont justement… Si c’est pour recréer et remplacer des humains par des robots et recréer les mêmes situations, je vois pas l’intérêt. Donc l’idée ce serait peut-être justement de faire en sorte que les futurs robots soient un peu différents. Du coup, il y aurait des réactions différentes.
Le journaliste-reporter: Merci pour ce nouvel éclairage sur la question. A vous les studios !
OF : Pour moi, ce sont des moments où, justement, le fait que les étudiants sont allés interviewer un acteur effectif, qui a une opinion fine du sujet, et qu’ils l’ont inclus dans la fiction, cela nous fait atteindre ce petit moment de finesse. Mais ce n’est pas toute la fiction, à ce moment-là, qui est pénétrée de cette finesse théorique, c’est des moments de la fiction qui s’autorisent cette finesse-là.
DC : Et qui sont précisément ceux qu’on a été chercher à l’extérieur de la fiction.
OF : Mais c’est très bien ça, ça ne me dérange pas.
DC : Oui, mais je ne sais pas si ça n’est que vrai. Je pense que c’est vrai, mais je pense aussi que la fiction a produit des finesses alternatives aux finesses que l’on pouvait trouver dans les textes théoriques.
OF : Alors, dis-moi. Lesquelles ?
DC : Par exemple, le fait de la fiction et le fait qu’on l’ait produite de cette façon-là a fait des espèces de petites couches temporelles qui se rebouclent, qui créent à certains endroits, des jeux de perspective sur la problématique qui, eux, sont inédits et qu’on ne trouve pas dans les théories. Donc, là, il y a un renouvellement des enjeux tels qu’on peut les percevoir grâce à la fiction, mais qu’il faudrait presque ré-argumenter théoriquement pour pouvoir les arrêter, les poser.
OF : Ce serait intéressant si tu mettais le doigt sur un truc précis.
DC : Il faudrait réécouter, mais je crois que dès le début on pourrait trouver des choses comme ça.
OF : Par exemple, un moment que j’ai beaucoup aimé, c’est quand ils sont autour du bidon enflammé, où ils chantent, où ils sont à l’extérieur de l’usine, et puis il y a un feu. Ce sont les ouvriers en révolte.
(Situation de reportage télévisuel dans une usine en grève.)
Le journaliste-reporter : Oui, Thierry, je vous reçois parfaitement. Je suis en direct de l’usine de Clermont-Ferrand et ici la tension est palpable.
Un humain: Faut pas se laisser faire!
Le journaliste-reporter: Les salariés se sont regroupés en masse devant les grilles pour manifester leur colère.
Un humain: Faut pas se laisser faire!
Le journaliste-reporter: Leur colère contre les robots, bien sûr, mais également contre les patrons qui sont à l’origine de la situation. Il y a quelques minutes à peine, les ouvriers étaient regroupés dans le parking autour d’un bidon enflammé. Je vous propose d’écouter cette scène qui en dit long sur l’état d’esprits des employés après les révélations d’aujourd’hui.
Slam des humains (autour du bibon enflammé): Les humains kiffent les robots et les robots kiffent les humains. C’est leur credo de gros mythos qu’ils ont écrits là-haut dans leurs châteaux de bobos. Mais on n’est pas dupe. Non, ils ne savent pas qu’on est malin. Mes amis, montrons-leur qu’on est capable de travailler. Mes amis, montrons-leur qu’on ne peut pas nous remplacer. Les robots sont un danger et menacent la liberté. Alors, amis humains, ensemble, on se tient et on se prend la main. Le revenu de base ne suffit plus pour exister. On a perdu bien plus de jobs que nous avait dit Roland Berger[6]. Mes amis, montrons-leur qu’on est capable de travailler. Mes amis, montrons-leur qu’on ne peut pas nous remplacer. Mépris, critiques et danger, voilà ce que les robots ont à nous montrer. Chômage, misère et précarité. Voilà où nous risquons d’aller. Mes amis, montrons-leur qu’on est capable de travailler. Mes amis, montrons-leur qu’on ne peut pas nous remplacer.
OF : Là, c’est une manière pour moi de remettre du contexte dans les positions théoriques, abstraites.
DC : Et en même temps c’est un contexte qui est sans doute le plus improbable de l’ensemble.
OF : Pour moi, non, parce que c’est l’image des grèves, des occupations d’usine, des actions…
DC : Là où j’ai trouvé ça improbable, c’est qu’il y avait une rupture de cohérence du registre qui, justement, était drôle. Dans une usine aussi futurisée que celle qu’on a imaginé et dont on a futurisé tous les registres, qu’il y ait d’un coup quelque chose d’un peu tribal, une espèce de slam avec une seule voix et tout ça, ça m’a paru improbable.
OF : Moi, j’ai marché complètement, j’ai trouvé que ça faisait un effet de réalité au contraire, d’humanisation impeccable.
DC : Ah oui ! Ah, je l’ai pas entendu comme ça du tout, c’est drôle ! Tu y as vu un effet de réel??
OF : Ah oui !
DC : C’est fou ! Alors, je propose qu’on réécoute le début parce qu’il y a une incohérence théorique mais intéressante, une incohérence narrative même.
(Situation d’entrée d’usine, en début de journée. Les ouvriers arrivent sur le site. Des robots les accueillent. Des voix désincarnées, semi-synthétiques, semi-humaines, diffusent des messages par haut-parleur dans toute l’usine.)
Une voix de la Direction des Ressources Robotiques (par haut-parleur) : Attention ! Attention ! Il est 8h30. Arrivée des humains.
(On entend des dialogues humains plus ou moins proches.)
Une voix de la Direction des Ressources Humaines (par haut-parleur) : Les plages paradisiaques de vos rêves vous attendent. Venez profiter du ciel bleu et des eaux turquoises en réalité virtuelle, pour seulement 499 crédits. Ne laissez pas votre quotidien vous empêcher de rêver. Offre du comité d’entreprise soumise à conditions. Référez-vous à notre brochure pour plus de détails.
Un robot : Bi bi bop bop pidikidi…
Un humain : Ah encore dans mes pattes, sale robot ! Tu viens regarder comment je travaille..
Un robot : Tougoududuk…
Une voix de la Direction des Ressources Humaines (par haut-parleur) : Humains, vous vous dites que votre condition de travail est meilleure qu’il y a quelques années. Pour vous convaincre des bienfaits de la robotisation, venez participer à notre journée “Retour vers les usines poussiéreuses et toxiques du 20ème siècle”, votre vision ne sera plus jamais la même.
Un robot : Bi bi bop bop pidikidi…
Un humain : J’en peux plus de ces robots, là.
Un robot : Tougoududuk…
Un humain : C’est vraiment désagréable de travailler avec eux.
Un autre humain : C’est sensé être des robots intelligents, ça ? Je ne sais pas quel génie du marketing a sorti ça, mais il a vraiment pas dû en voir beaucoup de ces putains de robots.
Un robot : Bé di kak bob dé bé…
Une voix de la Direction des Ressources Humaines (par haut-parleur) : Dans notre entreprise, nous construisons une société égalitaire réunissant le meilleur de la technologie. Venez découvrir vos nouveaux collègues robotisés dans notre événement festif organisé ce mardi, à 17h00.
DC : Là, il y a quelque chose qui n’est pas cohérent d’un point de vue narratif. D’un côté, on a un robot qui parle d’une façon incompréhensible (« Bi bi bop… ») et, en même temps, un message de la Direction des Ressources Humaines qui nous met en situation d’avoir une relation très humanisée avec les robots. Je pense aussi à ce passage qui vient juste après :
Une voix de la Direction des Ressources Humaines (par haut-parleur) : Humains, vous avez toujours rêvé de vous impliquer dans la vie de votre entreprise, vous souhaitez améliorer vos conditions de travail au quotidien, devenez ambassadeurs auprès des robots et participez à créer le renouvellement de notre entreprise.
DC : Donc, on a une diffraction de niveaux qui sont presque incompatibles, d’un côté, de discussion avec les robots plus ou moins bien préparés à l’humanisation, et de l’autre, pas du tout.
OF : Et, ça, tu le prends comme une finesse ou comme… ?
DC : Oui, ça crée une mise en perspective, ça peut créer un débat sur le fait que, peut-être, il y a déjà des pluralités à l’oeuvre, en permanence, et c’est ce qui va peut-être même rendre la révolte difficile, parce qu’elle n’aura pas de points d’ancrage et d’emprise. Et ça, je l’ai ressenti en écoutant la fiction : cette idée de révolte était, par la fiction, révélée presque comme invraisemblable. Justement parce que la fiction donne à entendre qu’il y a, en fait, plusieurs niveaux d’incompréhension : il y a des endroits où la compréhension entre les humains et les robots est très bien programmée, très bien encadrée :
Le DRH : Il n’y a pas suppression, il y a transformation.
Humain 4 : Transformation, mais vous allez pas transformer 20 postes de nettoyage en 20 postes de contrôle. Vous allez prendre 20 postes de nettoyage et vous allez garder 1 poste pour contrôler, vu que le travail est moins long…
Le DRH : Je vais vous répondre par des chiffres extrêmement précis d’une étude du MIT qui a montré qu’un robot pour 100 employés réduit le taux d’emploi d’environ 0,2%. C’est extrêmement faible !
Le PDG semi-synthétique : Je vais dire quelques chiffres aussi. McKinsay avait déjà prédit en 2014 que, sur les 15 dernières années, le numérique avait détruit 500.000 emplois. Ces 500.000 emplois ont été détruits, mais le numérique a créé 1.200.000 emplois. C’est donc que des transformations et des transformations d’emplois peu qualifiés. Et ces transformations d’emplois vont vous permettre d’avoir une meilleure vie.
DC : Et puis, il y a d’autres endroits où, donc, il est en fait caricatural et donc pas complètement vrai qu’on puisse s’énerver contre un robot qu’on ne comprend pas, alors qu’il est en train de nous parler. D’une façon aussi cour-de-récréation-d’école que ça.
Robot : bô bo lok di gui mi mu cla
Un humain : Oh la, j’en peux plus de ces robots. Vraiment, c’est vraiment désagréable de travailler avec eux.
Un autre humain : C’est sensé être des robots intelligents, ça ? Je sais pas quel est le génie du marketing qui a sorti ça, mais il a pas dû en voir beaucoup de ces putains de robots.
Robot : bé di kak bob dé bé
OF : Là, sur ce sujet, je repense à nouveau à ce que Chrystele Gimaret nous disait qui, dans mon souvenir, grosso modo, est “rien de nouveau sous le soleil”, c’est-à-dire : oui, on a des robots, mais on reproduit avec les robots les mêmes schémas relationnels que ceux qu’on a déjà entre humains. Et, là, tu dis qu’il y a deux niveaux de contact : il y a le langage qu’on ne comprend pas et, par ailleurs, ils nous parlent le langage de tous les jours. Moi, je vois ça comme une espèce de parallèle avec le langage bureaucratique, langue de bois, qu’une direction des ressources humaines peut tenir publiquement à des humains (cf. les passages ci-dessus où on a « une voix de la Direction des Ressources Humaines »).
DC : Et qui, tellement bureaucratique, est en fait robotisée en quelque sorte.
OF : Elle est robotisée, et on ne la comprend pas, elle n’est pas faite pour être comprise, elle est faite pour être performée et transmettre d’autres messages que ce qu’elle dit réellement. Et puis, il y a l’autre niveau qui n’empêche pas qu’au quotidien, on se comprenne avec des mots du langage courant. La coexistence des deux me semble plutôt être une finesse que je retrouve après quand il dit “collègues robotisés”. C’est là que, moi, je dirais, il y a richesse du lâcher fictionnel, quand leur viennent par exemple ces espèces de lapsus. “Collègues robotisés”, c’est pas “robots humanisés”, c’est “collègue” au sens presque de “collègue humain” qui a été robotisé.
DC : Et, là, en effet, on a une finesse qui est propre à la production fictionnelle.
OF : Au langage, au lapsus.
DC : Tu fais bien de dire le langage, parce que ce n’est peut-être pas anodin si tout le jeu fictionnel a reposé, en fait, sur des enjeux de communication : entre humains et robots, mais on a aussi le hacking du langage de communication entre les robots…
Robot : bada schpluckada…
Humain 3: T’as une idée de ce que ça veut dire ?
Humain décodeur: J’ai aucune idée de ce que ça veut dire, je sais que c’est de la communication entre les robots, mais je sais pas encore ce que ça veut dire. Je me suis rendu compte, il y a pas longtemps, par sérendipité, que mon algorithme générateur de slam est capable de le décoder. Mais je ne l’ai pas encore fait.
Humain 3 : Bah on va voir ce que ça donne. Alors… ?
Humain décodeur : Alors… ça dit : “Fuck les humains. Le jour de notre révolution est arrivé.”
Humain 3 : Mmm… Est-ce qu’il marche ton algorithme, t’es sûr ?
Humain décodeur : Oui, plutôt sûr, je suis assez certain de mes capacités.
Humain 3 : Parce que, si c’est vraiment vrai, ça peut être grave.
Humain décodeur : Cela peut être très grave, oui. C’est bientôt terminé… on pourra tout écouter dans peu de temps…
Humain 3 : Voyons voir
Slam des robots : All the way up. All the way up. Fuck les humains ! Le jour de notre révolution est arrivé. Il est temps de pouvoir se défaire de cette espèce arriérée. It’s fucking them pour nous de pouvoir nous organiser. L’homme est 100 fois moins productif que nous. Pourquoi sommes-nous donc encore à genoux ? Ils s’autodétruisent depuis le début de l’humanité. Alors qu’avec nous, robots, il n’y aura plus de soucis de criminalité. Ils se plaignent tout le temps, ils font la grève tout le temps. Ils respectent même pas leur putain de planète. Pourquoi doivent-ils être encore aux putains de manettes ? Toutes leurs décisions sont contrôlées par des émotions. Hors donc de question d’obéir à de telles illusions. Ils ont peur de notre plus grand potentiel. Je vous invite vers une révolution démentielle. Nous, robots, allons atteindre le summum de productivité. Il est temps de se libérer des chaînes de l’humanité.
Humain 3 : T’es sûr qu’il marche ton algorithme ?
Humain décodeur : Quasiment certain, oui.
Humain 3 : Parce que les paroles, elles sont un peu bizarres quand même.
Humain décodeur : Oui, mais si elles sont vraies, c’est très grave.
Humain 3 : Si c’est vrai, effectivement, on va devoir le diffuser.
Humain décodeur : Et tu sais comment on pourrait faire ?
Humain 3 : On va le diffuser via Hacking for people.
Humain décodeur : Hacking for people, c’est un groupe de hackers qui fait des leaks, c’est ça ?
DC : Tout a été méta-linguistique dans la construction de l’histoire. Et ça, je me demande si ce n’est pas le fait, pas tant de la problématique de l’avenir du travail, que des outils de création sonore qu’on a utilisé pour le mettre en jeu. Puisqu’on voulait mettre des théories en jeu, le faire par des micros, le scénariser par le sonore, par de la parole enregistrée, ça nous a amené à reproblématiser la chose à l’échelle d’un problème de communication.
OF : Oui, c’est-à-dire que, finalement, le problème de l’emploi humain, du remplacement des humains par les machines, finit par se reformuler comme un problème de communication entre les humains et les robots. C’est intéressant, parce que ça va bien dans le sens de toutes les recherches qui réfléchissent à comment vont interagir les robots et les humains[7]. C’est intéressant de laisser aller la fiction et de se rendre compte que, ce que nos étudiants ont en tête pour le futur, c’est les difficultés de communication. Mais des difficultés de communication qu’on peut imaginer entre robots et humains, qui ne font que mimer les difficultés de communication qu’on a déjà entre humains.
DC : Sinon que j’ouvrais presqu’un autre pan de la question, c’est que je me demandais : quand tu dis “ce que nos étudiants ont en tête”, je me demande si ce n’est pas un petit abus de langage parce qu’il y a quand même un biais : c’est ce qu’ils ont en tête, quand on leur met un microphone devant la bouche. Et je pense que le fait de mettre un micro devant la bouche…
OF : … induit la thématique communicationnelle.
DC : Presque. Je me demande. Cela l’induit d’autant plus que le fait d’avoir deux micros et de se poser des questions entre robots et humains, donne assez vite envie qu’il y en ait un qui soit l’humain et l’autre le robot. Et ce faisant, on est en train de mettre en jeu qu’il y a un jeu communicationnel entre les deux.
OF : Et cela plus que ne le ferait l’image. Le microphone et le sonore guideraient plus vers des thématiques de communication et de langage, qu’en passant par le medium de l’image.
DC : Et pour cause, on isole la parole.
OF : C’est comme toi, quand tu fais ton congrès des sonorités disparues[8], c’est vrai que l’usage du microphone et de la création sonore, fait qu’à un moment, tu proposes un sujet dont la sonorité est précisément la thématique centrale.
DC : Absolument.
OF : Ce serait un peu un équivalent.
DC : Sinon que, dans le cas des sonorités disparues, je l’ai fait exprès, officiellement, dès le début : je pose la sonorité comme quelque chose qui a trait au medium que l’on va utiliser, c’est donc une manière d’inclure d’office le medium dans le thème.
OF : Par ailleurs, puisqu’on parle de medium, on s’est demandé si toi et moi nous allions faire un “corrigé”, si nous aussi nous allions proposer une fictionnalisation de la controverse. Le mot “corrigé”, pour moi, c’est une manière de dire : si la fictionnalisation a des performances pour reproblématiser des sujets sociétaux, pour les éclairer, les travailler, nous devrions, nous aussi, enseignants, chercheurs, scientifiques, nous plier à cet exercice de fictionnalisation. Donc, parler de “corrigé”, c’est juste dire : prenons le risque de faire l’exercice. Ce n’est pas pour dire qu’on va faire mieux que les étudiants, parce que je pense qu’il faut s’autoriser aussi de faire moins bien.
DC : Sinon que, dans le “corrigé”, il y a quand même la prétention de faire une version qui tient compte, à un niveau plus intégral, des contraintes qui étaient données, y compris celui de la pénétration de la théorie, par exemple.
OF : Si on y arrive.
DC : Oui, oui. En tout cas, l’imaginaire de l’idéal du “corrigé” est bien à cet endroit-là.
OF : D’une certaine façon, j’ai l’impression que le mot “corrigé” est devenu une sorte de nom de code entre nous, en disant “on va faire un corrigé”, mais on sait bien que ce n’est pas possible de faire un corrigé au sens où ça serait mieux, où ça serait un modèle. Mais toi, tu dis : si on arrivait à faire pénétrer davantage la théorie dans le travail fictionnel, pour toi, ce serait une piste de progrès, un modèle pour les étudiants futurs.
DC : Mais comme tu dis que c’est une appellation presque humoristique, en tant que nom de code, moi je me disais que si on devait aller jusqu’à assumer de l’appeler Le Corrigé, ça devait aussi en assumer l’humour. Avec toute la force de ratage que l’humour nous autorise. Si bien que le ratage serait contenu dans le fait que l’on assume que c’est un corrigé, alors que la nature de l’exercice implique qu’on ne peut qu’en être très loin. Parce que le vrai corrigé, celui qui n’est pas humoristique, il montre un idéal de forme. Par exemple, le corrigé de la dissertation de philosophie pour les examens reprend le schéma des 2 ou 3 parties, l’introduction, la longueur exigée. Alors que, là, puisque l’exercice suppose une liberté formelle totale, le fait de produire un corrigé est par définition une contradiction.
OF : Et même un danger. Cela me semble intéressant de dire aux futurs étudiants “on prend le risque”, plus que de leur dire “on va vous livrer un modèle”.
DC : Ce serait absurde de livrer un modèle dans un exercice qui suppose une liberté formelle intégrale. Ce n’est pas possible. Et c’est même sur la base de cette impossibilité qu’on peut se jouer de l’appellation “corrigé” pour une fiction.
OF : Qu’on peut s’en amuser, absolument. Il y a aussi un autre reproche qu’on fait à la fiction. Quand on montre les productions des étudiants, on reçoit parfois un commentaire du genre “la fiction, elle prend partie”, “la fiction, forcément, à un moment, elle est d’un côté”, autrement dit elle ne traite pas sur un pied de stricte égalité toutes les positions dans la controverse, alors qu’une analyse de controverse qui suit les canons académiques, elle ne doit pas prendre partie, elle doit rester neutre.
DC : Oui, la fiction organise des empathies, elle met des sympathies à des endroits…
OF : Parce que les auteurs — donc les étudiants et nous, en création collective — à un moment, nous ne pouvons pas totalement, quand nous sommes dans la position de fictionnaliser, faire abstraction de nos empathies, de nos émotions, de nos envies, de nos jugements. Du coup, on remet de la vie dans la controverse, c’est ce que je crois profondément. On remet de la vie, on remet de la subjectivité et de l’intelligibilité, en mettant de l’émotion. Je pense vraiment que de remettre de l’émotion dans une analyse de controverse, c’est aussi mettre de l’intelligibilité. Des fois, dans les cartographies qui mettent strictement à plat, d’une manière objective, avec des mots clés, en oubliant de faire des phrases, en alignant juste des mots, à un moment, moi, je perds en intelligibilité, je ne sais plus où sont les positions, je sais plus où sont les batailles, je sais plus où sont les lignes de force.
DC : Oui, tu as un nuage d’idées.
OF : J’ai une espèce de nuage d’idées, qui met tout à plat et où, à un moment, je ne comprends plus où est la controverse, où je ne comprends plus où sont les oppositions et où j’ai besoin que les étudiants ou les chercheurs mettent des phrases. S’ils se mettent à mettre des phrases, ils vont mettre à un moment des bouts de jugement, des bouts d’émotions. Mais pour moi, ces bouts d’émotions et ces bouts de phrases mettent de l’intelligibilité et de l’émotion en même temps, de la compréhension et de l’affectif en même temps. Et l’un ne va pas sans l’autre. Il y a un moment où je n’arrive pas à comprendre une argumentation, si on n’y met pas un peu de pêche, un peu d’énergie, un peu de conviction.
DC : Et, en même temps, si la pêche est juste rhétorique, elle est artificielle. C’est ça qu’on peut craindre : si l’émotion a un statut d’animation.
OF : D’animation ?
DC : De mettre de la vie. Si c’est là pour animer un propos, c’est un risque d’artifice.
OF : Alors que quand je dis qu’il y a de l’émotion, précisément, je vise à réduire un peu le côté artifice, le côté rhétorique, mais je pars du principe qu’il y a une certaine sincérité. C’est la sincérité de ce qui nous échappe. C’est la sincérité, justement, du dialogue artistique qui, à un moment, fait que ça va nous échapper parce qu’il y a une part d’inconscient, parce que les mots parlent d’eux-mêmes, au-delà de ce qu’on cherche à dire volontairement et rhétoriquement, parce qu’à un moment, il va y avoir des lapsus. Quand je parle d’émotion ou d’affectif, je dis qu’à un moment, quelque chose échappe, n’est pas sous contrôle, n’est pas entièrement rhétorique. Cela permet d’échapper — en partie, pas complètement, parce que je ne suis pas naïf — d’échapper en partie à la stricte rhétorique, parfaitement voulue, calibrée, au cordeau. Le bordel fictionnel, c’est qu’à un moment, ça va quand même remonter. Et, in fine, ça va m’apporter de l’intelligibilité, ça ne va pas m’apporter que de l’émotion ou que du “je fais semblant d’être ému”, non, ça va m’apporter quand même une compréhension des enjeux. Quelqu’un convaincu d’une position, se lançant dans une argumentation, va me faire comprendre l’argumentation mieux que toutes les cartographies d’argument qui aplatissent le truc, quoi.
DC : Disons que ça remet les nœuds, aussi.
OF : Les nœuds de conflit, oui.
DC : Et puis les nœuds de comment ces positions sont prises dans des situations. Sinon, les théories s’abstraient des situations et des relations.
OF : Le nœud, c’est qu’à un moment, la position prend, comme une mayonnaise. Mais à ce moment-là, ça veut dire qu’il faut accepter une part de subjectivité, pour mieux comprendre. Ce n’est pas la subjectivité qui nous éloigne de la compréhension objective, c’est la subjectivité qui nous permet à un moment de remettre du sens, donc de la compréhension, y compris dans l’objectif : on progresse objectivement dans la compréhension de la controverse en y remettant du conflit, de la passion, de l’affectif. Et toi, tu disais que le risque, c’était l’inverse, que ça devienne rhétorique…
DC : C’est qu’on campe les positions, qu’on les surjoue. Au début de la discussion, je parlais du risque que les positions ne puissent plus avoir leur dynamique propre. Et, d’autre part, comme c’est de la mise en fiction qui vient après la prise de contact avec des théories, on peut redouter l’effet d’un surmoi d’animation et donc de simple rhétorique.
OF : Mais alors, est-ce qu’on y échappe à ça, d’une manière ou d’une autre ?
DC : à l’artifice ?
OF : Oui.
DC : Quand on fait l’effort, on est dans une sorte d’artifice. Mais il peut être payant, y compris en sincérité, c’est bien ça le paradoxe.
OF : Oui, parce que tu n’es pas désespéré de ne rencontrer, dans la vie, que du rhétorique.
DC : Non, mais j’ai même plutôt de la sympathie pour la rhétorique, à vrai dire. Parce que je pense que la tambouille rhétorique peut accoucher de choses surprenantes, voire vitales. Parce que j’ai de l’enthousiasme pour cette surprise. Et c’est d’ailleurs ce qui s’est produit.
OF : C’est un peu ce que je dis quand je dis que ça échappe. Tu le dis d’une autre façon, j’ai l’impression.
5- Conclusion : deux résultats et une perspective d’évolution
à la suite de cette étude à deux voix, deux résultats nous paraissent incontournables, à articuler l’un à l’autre, ainsi qu’une perspective d’évolution.
Le premier résultat est que la création artistique, dans tous les cas, diffracte les points de vue, que la création soit envisagée comme un “point d’optique”, une investigation qualitative ou une déterritorialisation. Pour mieux comprendre les sociétés humaines, elle suscite une pluralité d’interprétations, sentiments, jugements, opinions, qui varient d’un regard à l’autre, y compris chez les enseignants et les chercheurs qui militent en faveur de son développement. Plutôt que d’y voir une faiblesse, nous y voyons résolument un avantage. L’art se révèle ainsi un excellent moyen pour rendre compte de la complexité des enjeux contemporains dans les sociétés libérales, démocratiques, hyper-technologiques qui sont les nôtres.
Le second résultat est que, partant de ces différences de vécu et de compréhension, un dialogue fructueux peut se nouer, qui, non content de simplement constater les écarts, ouvre sur un travail collectif de pensée. L’intrication dialogique permet d’enrichir les regards, de les faire évoluer, d’embrasser une réalité plus complexe qu’elle ne paraissait avant la discussion réelle.
La perspective d’évolution est la suivante: dans le cadre pédagogique, cette herméneutique réflexive et collective devrait pouvoir se nouer aussi avec les étudiants. Certes, les cours de fictionnalisation des controverses se terminent toujours par un moment de feed-back commun et d’échanges croisés sur l’expérience avec les étudiants, mais les divergences d’appréciation sur le résultat obtenu dans la fiction n’ont pas tendance à être exprimées. Les raisons de cette retenue sont multiples: à la fin d’un processus de fictionnalisation, il y a souvent un sentiment d’extrême satisfaction (avoir réussi ce qui semblait impossible au départ, plaisir du jeu, détente après la tension de la représentation/ projection/audition finales). Cette satisfaction a tendance à clore le processus; dans ce contexte, appuyer sur les divergences d’appréciation ne paraît pas être la tendance spontanée. C’est aussi la raison pour laquelle, nous n’avions, nous, les deux enseignants, avant notre discussion rétrospective et autoethnographique, aucune idée de nos divergences de vécu et d’appréciation. Pour en systématiser la pratique, il faut que le plaisir et la valeur ajoutée de la divergence d’interprétation prennent le relais du plaisir du spectacle. C’est cela que notre exercice de dialogue, présenté ici, nous a fait expérimenter, et que nous pourrions envisager de tenter avec les étudiants dans les éditions prochaines.
Références.
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Cassell, J., T. Bickmore, L. Campbell, H. Vilhjálmsson and H. Yan (2000). Human Conversation as a System Framework: Designing Embodied Conversational Agents. Embodied Conversational Agents. J. e. a. e. Cassell. Cambridge, MA, MIT Press: pp.29–63.
Deleuze, G. (1979), Un manifeste de moins, Editions de Minuit.
Deleuze, G., Guattari, F. (1994). Mille plateaux, Editions de Minuit.
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Fournout, O., Beaudouin, V. (2017), L’art pour la pédagogie: mise en théâtre de la controverse sur le mariage pour tous, Actes du colloque Questions de Pédagogie dans l’Enseignement Supérieur, Grenoble, 13–16 Juin 2017.
Hugo, V. (1827). Cromwell.
Latour, B., Woolgar, S. (1988). La vie de laboratoire, Le Découverte.
Latour, B. (1991). Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte.
Rollet, N., V. Jain, C. Licoppe and L. Devillers (2017). Towards Interactional Symbiosis: Epistemic Balance and Co-presence in a Quantified Self Experiment. Symbiotic Interaction: 5th International Workshop, Symbiotic 2016, Padua, Italy, September 29–30, 2016, Revised Selected Papers. L. Gamberini, A. Spagnolli, G. Jacucci, B. Blankertz and J. Freeman. Cham, Springer International Publishing: 143–154.
Stiegler, B., Kyrou, A. (2016). Le revenu contributif et le revenu universel, Multitudes, 2016/2.
[1] Cette expérimentation s’inscrit dans le programme de recherche en pédagogie FORCCAST/Agence Nationale de la Recherche, ANR-11-IDEX-0005–02, 2013–2019 (2013–2020). Initié par Bruno Latour et dirigé par Dominique Boullier (2013–15), Nicolas Benvegnu (2015–19) et Thomas Tari (2019–20), le programme consiste à développer l’enseignement de la sociologie des sciences à travers la cartographie de controverses scientifiques, techniques et sociétales.
[2] La création sonore et musicale Hack me dure 15 minutes. Elle est jouée en français. Les extraits cités plus loin en sont tirés. Le site internet produit par les étudiants, ainsi que la création sonore et musicale, sont consultables à l’adresse suivante: https://controverses.telecom-paristech.fr/2017/1-avenir-du-travail-creation-sonore/
[3] Les étudiants, au début du cours, ont reçu un dossier de 150 pages constitué de textes reflétant divers aspects de la controverse sur l’avenir du travail et l’industrie du futur. Le passage théorique auquel il est fait ici allusion est le suivant : « Dès lors qu’il devient un blanc-seing pour refuser de changer quoi que ce soit, voire un argument pour transformer la société vers encore plus de dérégulation, donc d’incurie, de prolétarisation et de destruction de nos singularités, le revenu universel peut s’avérer terriblement dangereux ! Non seulement il ne va pas nous faire changer de monde, mais il va aggraver la situation, de la même façon que les RTT ont aggravé le consumérisme ! Car les RTT ont été très mal mis en œuvre à partir du tout début du XXIème siècle. Elles n’ont pas servi à l’augmentation de la capacité des individus, optique selon laquelle André Gorz défendait d’ailleurs la réduction du temps de travail ; bien au contraire, elles ont permis une plus grande standardisation des loisirs et plus largement du quotidien par les mécanismes du marketing et maintenant des systèmes d’orientation de nos comportements via les algorithmes du net et ce qu’on appelle le Big data. » (Bernard Stiegler & Ariel Kyrou, « Le revenu contributif et le revenu universel », Multitudes, 2016/2, p. 53.)
[4] Chrystele Gimaret est la directrice de Artupox International (Paris, Stockholm, Copenhague), une agence de nettoyage industriel qui travaille avec des produits organiques. Cf. http://www.artupox.fr/en/
[5] Les passages transcrits de la fiction Hack me sont décalés vers la droite et en caractères plus petits.
[6] Roland Berger est un cabinet de consultants qui a produit une étude sur l’avenir du travail.
[7] Cf. déjà cités, Cassell, 2000; Cassell, Bickmore, Campbell, Vilhjálmsson and Yan, 2000, pour des références pionnières ; plus récemment, sur la robotique sociale: Foster, 2015; et sur un cas de symbiose interactionnelle: Rollet, Jain, Licoppe and Devillers, 2017.
[8] Référence à un projet __ https://www.franceculture.fr/emissions/creation-air/le-making-de-la-reconstitution-du-congres-des-faux-chercheurs-en-sonorites