Internet transforme-t-il la nature même de la démocratie ?

Dans “La démocratie Internet”, paru en 2010 aux Éditions du Seuil, Dominique Cardon* a réussit la prouesse de rédiger une synthèse sociologique claire et abordable sur une question majeure touchant Internet : sa dimension politique.

Thomas Champion
8 min readJan 7, 2016

Je partage beaucoup des points de vue développés à l’époque par l’auteur dans son ouvrage, notamment sur les vertus/limites de l’internet politique citoyen, et sur la présence souvent stérile des organisations politiques sur le web. Son analyse de la stratégie numérique de Barack Obama aux élections américaines de 2008 me semble également particulièrement pertinente.

Voici quelques morceaux choisis (enrichis d’articles connexes approfondissant ou illustrant certains propos) qui nous ont permis d’étayer et de valider certaines de nos réflexions lors de la conception de Politizr.
Les mentions NDLA et les extraits d’articles sont des ajouts au texte de Dominique Cardon. — Nous publions cet article avec son accord.

Les renvois vers des articles connexes ont cette mise en forme

Les vertus de l’auto-organisation

“L’innovation la plus audacieuse de Wikipédia tient sans doute moins à l’écriture participative qu’à cette mutualisation des procédures de surveillance et de sanction qui permet à la communauté de veiller à la fiabilité des articles sans s’être donné une autorité éditoriale centrale.
Car cette surveillance participative, […] occupe une place cruciale dans la formation d’un espace de discussion critique; elle constitue aussi un opérateur très puissant de régulation collective des comportements.”

Agrégats et consensus

“[…] La plupart des procédures décisionnelles, dans ces grands collectifs (NDLA : i.e. Wikipédia, W3C, Podemos), empruntent la forme du consensus. Celui-ci ne ressemble en rien à un espèce d’idéal communautaire visant l’unanimité. Il est le résultat d’un compromis entre acteurs hétérogènes cherchant à pousser le plus loin possible leurs intérêts, tout en préservant le cadre de procédures coopératives communes.

On ne vote pas sur Internet. Beaucoup d’espoirs ont été placés dans l’idée qu’Internet pouvait renouveler le processus électoral en autorisant une sorte de consultation directe à base représentative. Ce web d’opinion permettrait de faire vivre une démocratie plus continue, plus proche des citoyens. Toutes les expériences engagées dans ce sens se sont pourtant révélées décevantes.

Outre la difficulté à garantir une absolue sécurité du vote, c’est en fait l’idée de mimer sur Internet les procédures de la démocratie représentative que se révèle inadéquate. Espace de l’échange et de la multiplicité identitaire, Internet ne rassemble pas une population électorale, atomisée, identifiable et dénombrable.

[…] Au sein des grands collectifs en ligne, la prise de décision s’appuie sur des dispositifs procéduraux parfois extrêmement complexes : système de consultation ouvert, technique de hiérarchisation des arguments, recherche de médiateurs pour désamorcer les conflits, découpage des enjeux en questions multiples afin de formuler des accords locaux, publicité systématique des débats, etc.

Ces techniques de formation du consensus favorisent les plus actifs et les plus engagés dans la communauté.

Les compromis ne reflètent pas les opinions majoritaires d’une improbable “population représentative”. Ils témoignent des rapports de force entre les groupes les plus actifs, même s’il n’est pas rare qe de “petits” acteurs, au nom des intérêts des minorités, parviennent à faire entendre leur voix.

[…] Ces formes d’auto-organisation des collectifs font apparaître des types d’autorité et de gouvernance parfois problématiques. Elles créent d’abord une instabilité dans les règles de fonctionnement et de décision de la communauté. Elles favorisent ensuite la constitution d’inégalités entre les plus actifs et les autres.

Voir à ce sujet l’exemple de Decide Madrid dans l’exellent article La cyber-démocratie de Madrid : l’avenir en ligne ? publié sur Cafébabel, le 18 décembre 2015 :

Cela fait plus de deux mois que Decide Madrid a été lancée, et depuis, près de 2500 débats et environ 4000 propositions ont été créées. Jusqu’ici, aucune n’a atteint le soutien nécessaire, soit le seuil des 2 % de la population de la ville (environ 53 000 habitants sur un total de 3,3 millions, ndlr). Ce n’est qu’une fois ces 2 % atteints qu’une proposition se retrouve sur le bureau du conseil municipal. Les propositions doivent réunir le nombre de votes requis dans un délai d’un an. […].

Pour Rosa (professeure de politique urbaine à l’Université Complutense de Madrid) la plus grande lacune de Decide Madrid tient dans la difficulté que la plateforme rencontre pour parvenir aux 2 % de soutiens nécessaires alors que beaucoup de propositions visent des questions concernant les quartiers plutôt que la ville dans sa totalité. Elle poursuit : « Si vous voulez faire une proposition pour votre propre quartier, vous n’aurez pas le soutien de tous les habitants de la ville, à moins d’obtenir de l’aide des partis politiques et des initiatives à portée sociale. »

La vie politique sur Internet

“[…] Les organisations politiques et syndicales centrales ont fait leur entrée sur Internet […] tardivement. Elles ont assuré une diffusion verticale de l’information auprès de leurs militants, sans réellement parvenir à les faire débattre en ligne.

La difficulté des sites partisans à s’imposer sur la Toile tient […] à la nature conversationnelle des formes politiques de l’Internet. Beaucoup plus que les sites de partis, ce sont en effet les blogs d’homme ou femme politique et les sites de campagne des candidats qui ont donné sa dynamique à l’Internet politique.

L’individualisation de l’expression est vite apparue comme la preuve de la sincérité des acteurs politiques sur la Toile.

Les [personnalités] politiques qui on su acquérir une visibilité sur le web sont toujours ceux qui se sont engagés activement dans le jeu conversationnel avec les autres [personnalités] politiques, de leur camp ou de l’opposition. Avant d’attirer à soi, il est nécessaire d’entrer en contact avec les autres internautes pour créer un espace de lien conversationnel.

[…] Beaucoup d’observateurs se sont inquiétés des risques de “balkanisation” de la discussion politique sur Internet. Le web favoriserait un rapprochement entre semblables, encourageant la formation de cercles étanches et sectaires de sites et de blogs d’opinions uniformes. La délibération publiques serait entravée par une prédilection pour les médias de sa propre tendance politique (NDLA : voir article ci-après sur le sujet).

Outre le fait que le web n’est pas plus “segmenté” que la vie réelle, ce phénomène ne s’observe en réalité que pour les groupes d’opinions extrémistes qui s’isolent dans un entre-soi.

En revanche, pour les organisations centrales de l’espace politique, on observe que les sites d’une même couleur politique sont liés entre eux par un réseau dense de conversations, mais que cette polarisation se déroule sur fond d’intercitation mutuelle entre familles politiques opposés.

Cartographie du web politique militant en 2007, année d’élection présidentielle. (source : Linkinfluence).
Cartographie du web politique militant en 2009 (source : Linkinfluence).
Cartographie du web politique militant en 2011 (source : Linkinfluence).

Sur le web comme dans la vie réelle, la vie politique est agonistique.
Il faut provoquer un débat avec ses adversaires pour créer ou renforcer l’attachement dans son propre camp.

Si la campagne numérique d’Obama (NDLA : en 2008) a suscité autant d’attention, c’est parce que le candidat démocrate a su faire converser la société américaine. Son utilisation très agile des réseaux sociaux à travers [son site de campagne] a permis de capter et de canaliser ces conversations pour en faire un outil de mobilisation locale.

À la différence du projet de Ségolène Royal, désireuse de construire une plateforme programmatique participative […], le candidat Obama n’a pas demandé aux internautes de faire son programme.

Il s’est attaché ses supporters en leur permettant de valoriser auprès de leurs réseaux sociaux leurs contributions à la campagne. Mobilisant largements les organisations de terrain (grassroots) qui maillent la société civile américaine […]. Ils permettaient aux participants d’exposer, comme une badge sur la page de leur réseau social, les gestes, distributions de tracts, séances de porte-à-porte et réunions qu’ils avaient effectués pour participer à la campagne électorale.

[…] Une boucle communicationnelle s’installe alors qui associe directement un centre émetteur à un réseau de conversations capillaires.”

Voir à ce sujet l’article Et si, au lieu de favoriser le débat politique, les réseaux sociaux le neutralisaient? publié sur Slate.fr le 28 août 2014 :

Les utilisateurs réguliers [des réseaux sociaux] seraient en effet moins enclins à exprimer leurs opinions dans leurs discussions en ligne. D’après les conclusions de l’étude, ces réseaux favoriseraient ce qu’on appelle la spirale du silence. Cette théorie prétend que nous évitons d’exprimer nos opinions quand nous pensons qu’elles diffèrent de ceux de nos amis.

Les réseaux sociaux sont d’ailleurs souvent critiqués pour nous conforter dans nos opinions. Facebook a ainsi tendance à nous montrer des publications qui se rapprochent de notre point de vue. Mais cela dépend surtout de nous-même car ce que nous voyons sur ces réseaux dépend aussi des choix que nous faisons, de qui nous suivons, de quelles pages nous «likons».

Les publics émancipés

“[…] Pour établir la hiérarchie entre haute et basse visibilité, les internautes classent, se corrigent et se critiquent mutuellement. Cependant, ils sont très loin de le faire dans un contexte de parfaite égalité. Rien d’ailleurs dans l’esprit de l’Internet, ne permet d’établir un type d’égalité qui reconnaîtrait à tous la même voix et la même légitimité.

Le poids des acteurs, leur autorité, leur compétence technique, leur niveau d’engagement dessinent des rapports de force qui organisent la visibilité sur la Toile.

Internet invite à une démocratie des actifs qui risque toujours de laisser sur le bord de la route les silencieux et les non-connectés.”

*Dominique Cardon est un sociologue français du département SENSE d’Orange labs et professeur associé à l’université de Marne-la-Vallée (LATTS). Il est également membre associé au Centre d’études des mouvements sociaux de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses recherches portent sur les transformations contemporaines de l’espace public, notamment sur les infrastructures de médiation offertes par les nouvelles technologies, sur le rôle de la critique dans le débat public, ainsi que sur les dynamiques d’individualisation et de participation à la production d’expression publique. Il a enseigné de 2003 à 2013 dans le Master de Communication Politique et Sociale de l’université Paris I. (Wikipédia)

Politizr est une plate-forme indépendante et neutre permettant aux élu-e-s de toute la France de débattre publiquement des sujets proposés par leurs concitoyens.

Politizr, changerez-vous d’opinion?

--

--