Arrêtez de nous parler de design thinking !

johanna lapray
Possible Future
Published in
11 min readMay 28, 2018

Quand j’ai rejoint French Bureau en décembre 2016, la société n’avait que quelques mois d’existence. Un an et demi plus tard, je reviens sur l’intégration du design dans l’entreprise, un sujet que j’ai suivi de près.

Posons le décor : j’ai passé 9 ans à étudier le design, en parallèle desquels j’ai commencé à travailler dans la mode. Pendant ces 9 ans, j’ai toujours initié mes projets par un travail de veille, puis systématiquement commencé par des esquisses, puis des maquettes se définissant de plus en plus au fur et à mesure de l’avancée des projets. Pendant 9 ans je suis allée à la rencontre de compétences complémentaires, j’ai discuté de mes projets autour de moi.

Pourtant, pendant 9 ans on ne m’a jamais montré de schéma m’indiquant comment dérouler mon processus de création (First, explore. Then, ideate. Finally, prototype). Pendant 9 ans, je n’ai jamais entendu le mot “empathie”. Pendant 9 ans, je n’ai pas fait de design thinking.

En fait, pendant toutes ces années, je n’ai pas eu besoin de faire du design thinking, puisque je faisais déjà du design tout court. Ce n’est qu’en arrivant dans un autre milieu, celui de l’innovation de manière plus large, que j’ai découvert l’image qu’avait le design de l’extérieur. Et au début, ça ne m’a pas plu du tout.

Avalanche de posts dans mon flux LinkedIn, rachat (entre autres) de Fjord par Accenture, de Nealite par PwC, post-its multicolores et articles à tout va : d’un seul coup, on ne parlait plus de design, mais de design thinking. C’était devenu un outil que s’étaient approprié les startups, les cabinets de conseil, et les grands groupes. Un outil dont subitement, tout le monde parlait — tout le monde, mais rarement les designers.

À chaque fois que vous prononcez “design thinking”, vous mettez un designer en PLS.

18 mois plus tard, le moment me semble venu de livrer mon point de vue critique de designer sur le design thinking. Attention : cet article n’a pas pour objectif de revenir de long en large sur la méthode et ses apports. Il s’agit plutôt de revenir à l’essence-même du design et de mettre en garde contre sa normalisation extrême — qui prend le risque de passer la discipline toute entière au rouleau compresseur.

Pourquoi, au début, le design thinking, c’était chouette

Soyons brefs, car tout a déjà été dit sur le design thinking. Il s’agit d’une méthode apparue dans les années 1980–1990, à Stanford, pour la version très théorique, chez IDEO pour la version plus pratique.

On entend par design thinking le fait d’utiliser les outils et la manière de penser du design pour générer de nouveaux concepts — de l’idée à leur réalisation. Dans cette manière de penser, il y a le fameux “user-centric”, le prototypage, l’aspect “expérience”. Si vous voulez aller un peu plus loin, j’ai trouvé que cet article était plutôt bien senti.

D’une certaine manière, le design thinking a permis de mettre des mots sur une manière de générer de la créativité, de rassembler les différentes compétences d’une entreprise autour d’un projet commun, dans le but d’aboutir à des produits et services désirables, viables, réalisables. L’avantage principal de ce phénomène, c’est que le terme de “design” a commencé à arriver dans les entreprises sous un autre prisme que celui de l’adjectif “design” qui pouvait qualifier des objets de décoration/gadgets/aux formes chelou. C’était une première compréhension du rôle du design, qui arrive moins en fin de chaîne pour “rendre joli” mais arrive en amont, dans des moments stratégiques pour l’entreprise.

En gros : le design thinking a contribué à la vulgarisation du design et ça, c’est une première victoire.

Pourquoi, après coup, c’est devenu moins chouette

En témoigne cet atelier proposé par Lego — qui vise plus à réconcilier les différentes divisions d’une entreprise et à améliorer des process internes qu’à réellement faire naître de nouveaux projets — : d’une méthode utilisée par des agences de design comme IDEO, le design thinking a bien souvent été réduit à une activité à la limite du team-building en entreprise. Arrachée au design, exercée sans les designers. Un moment ponctuel, pour réveiller tout le monde en temps de crise. Livrant les post-its à leur triste sort, collés en petits tas au mur. Le design réduit à des mots, des envies, des idées rarement transformées en projets.

Le design s’est vu retirer son statut de discipline pour devenir un outil dépouillé de toute sa complexité, sa variété, ses contrariétés et ses doutes ; une méthode réduite aux schémas qui la représentent. Une séance d’idéation devant à présent résoudre un problème, et non plus ouvrir le champ des possibles. En fait, le design thinking a rendu le design banal.

Et désormais, Ettore Sottsass et Tim Brown s’accordent là dessus, nous sommes tous designers.

Alors, ça pourrait être une bonne chose, que nous soyons tous designers. Sauf que pour ceux qui ont réellement appris à pratiquer cette discipline, à chérir la forme et valoriser l’usage, taper “design” dans google devient un coup de poignard :

  • On avait déjà eu droit à la réduction du design à son aspect subjectif, une interprétation du “beau”. Donnant l’autorisation à Brad Pitt lui même de sortir sa propre ligne de mobilier (je vous laisse apprécier) ;
  • On a désormais droit à des pages remplies de schémas de méthodes, mélangeant éclaboussures de peinture, pictogramme d’ampoules et de cerveaux et photo shutterstock de réunions de groupes (hyper flatteur).

Après avoir été futile, le design est devenu un process, avec son lot de clichés. Alors qu’avant, quand je disais que je faisais du design on me disait “c’est quoi”, maintenant on me répond « ah, oui, tu fais du design thinking ! ».
Alors… Non. Je fais du design tout court. Et avant d’entendre parler d’empathie, je parlais juste d’êtres humains et de consommateurs. Et pas parce que j’avais étudié ces deux entités sous toutes les coutures lors d’un safari au centre commercial. Non. Parce que simplement, je suis la réunion des 2.

Alors qu’on s’apprête à fêter les 100 ans du Bauhaus (admis comme la première “école” du design), le design cherche toujours ses mots. En fait, je n’ai rien contre le design thinking. J’ai juste un problème contre l’amalgame fait entre faire du design et avoir des idées.

Là où le design était une forme d’industrialisation de l’art, il est désormais devenu l’industrialisation de la créativité : une pratique scolaire, qui applique ce qu’elle connaît et qui, surtout, ne ré-invente pas la roue. Une hérésie quand on relit l’histoire du design, qui s’est toujours positionné comme rebelle et critique. La jeunesse de la pratique rend hélas le design vulnérable, plus facilement malléable, appropriable mais aussi critiquable. Le manque de recul sur la pertinence de sa pensée le met dans une position de faiblesse face à d’autres pratiques, comme le commerce ou la science.

Mais pire encore que la banalité dans laquelle peut tomber le design, le design thinking tend à décrédibiliser le design, à le rendre obsolète. En le faisant pratiquer comme un moment récréatif, sans s’imposer de transformer les idées en projets (et sans impliquer de designer), les séances de design thinking tombent à plat … faisant passer le design pour un collectif de petits rigolos excentriques incapables de créer de la valeur.

Mais en fait, c’est quoi pour toi le design ?

Ceux qui m’ont déjà posé la question “c’est quoi le design” m’ont déjà entendue répondre que “le design, c’est être éternellement malheureux”.

Justement parce que ce n’est pas essayer de trouver une solution à un problème, mais passer sa vie à chercher des problèmes, même là où il y avait a priori déjà une solution — qu’il s’agisse d’un nouveau service ou d’une manière d’égoutter sa salade. Et on ne dirait pas comme ça, mais c’est une vision assez optimiste des choses, parce qu’elle implique de toujours rêver à mieux, dans une projection non pas de résolution mais de révolution !

Si vous avez déjà demandé de l’aide à un designer, vous avez sans doute eu droit à une remise en question totale de votre projet, commençant par la question “pourquoi”. Ce n’est pas qu’on veut contourner le problème hein. C’est que demander “pourquoi” permet aussi de se demander “est-ce qu’on en a vraiment besoin ?” — et autant vous dire que remonter à la racine du problème nous éviterait de nous encombrer de pas mal de services sans intérêt (comme ça) et d’objet parfaitement inutiles (comme ce superbe tranche banane).

En fait, le design pour moi c’est parfois prendre du plaisir à tourner en rond, à remettre ce qui paraît acquis en question. Et c’est pour ça qu’il est difficile de convertir sa méthode en un processus linéaire. Mais à l’échelle des entreprises, on a enlevé tous ses noeuds au design, tous ses moments de doute : parce qu’il faut rentrer dans les budgets, il ne faut pas perdre de temps, il faut tomber d’accord rapidement. Et bien je ne suis pas partisane de ces rapports mielleux. Il faut aussi parfois prendre plaisir à s’engueuler, pousser le désaccord (plutôt que l’éluder) pour faire surgir les vraies solutions.

L’autre chose que fait le design, c’est qu’il donne forme, que ce soit en 2D ou en 3D — par un dessin, une affiche, un collage, une maquette, etc. Si cette partie de “prototypage” est belle et bien présente dans les entreprises qui ont théorisé le design thinking, elle est décorrélée de culture formelle et est souvent abandonnée quand il s’agit de “penser design” sur un temps courts — parce que si on a déculpabilisé tout le monde sur le fait d’avoir des idées, bien des gens restent traumatisés à l’idée de tenir un crayon.

Pourtant, dans le process de création, la représentation des idées semble indispensable. Elle permet d’accorder les gens, de donner un niveau de lecture et de projection à différents corps de métiers, différents types d’esprits (des plus créatifs aux plus sceptiques). Dans ces moments, le design met les modes de représentation au service des idées : le design projette. Il problématise et donne forme. Il rapporte la touche de “magie” dont parle Fahrenheit 212. Et avant tout, c’est peut-être ça la culture du design. Si le métier s’est re-défini avec le numérique, la manière et le but restent : on donne forme aux choses, on rend tangible et désirable, que ce soit une image ou un objet. Ou même une interaction avec un système.
C’est pour ça que je m’énerve quand j’entends parler de design thinking sans qu’un designer ne soit présent dans les ateliers. Parce que le design, ce n’est pas juste penser, c’est aussi et surtout faire.

Du coup, vous faites quoi chez French Bureau ?

Bon, mais alors vous allez me dire, “c’est bien mignon de taper sur le design thinking, mais finalement, vous faites quoi chez French Bureau”. Bon, alors déjà, pour faire du design, on embauche des designers. C’est un pré-requis depuis le jour 1.

Ensuite, sur la méthode. Quand je suis arrivée chez French Bureau, peu après la création de la boîte, on parlait beaucoup de design thinking — même les designers. Parce que ça simplifiait les choses, de faire référence à une méthode écrite, intelligible par les clients, mais aussi par les autres “maisons” (business et ingénieur) qui constituent le triangle de compétences French Bureau. Cet article, je n’aurais pas pu l’écrire quand on a commencé. Parce qu’on posait les bases, et qu’il fallait bien commencer quelque part : parler de “design thinking” nous a permis à tous d’accorder nos violons. Mais en même temps, on savait que c’était réducteur, qu’on faisait plus que ça. Et puis surtout, on était un peu moins disciplinés. Alors on s’est autorisé des moments d’incertitudes et de désaccords. Parce qu’innover vite, c’est bien, mais innover juste, c’est mieux.

Ce qu’il s’est passé finalement, c’est qu’en embauchant des designer pour faire du design (on dirait que je parle d’une révolution exceptionnelle hein ?), on a laissé entrer le “pourquoi” dans la maison. Rappelez-vous : on disait plus haut que le design c’était tout le temps rêver à mieux, même quand les problèmes semblaient résolus. Et bien cet esprit, ça n’a pas raté, il s’est attaqué à la méthode bien écrite qu’on avait. Chaque designer qu’on embauche bidouille avec la méthode, dé-rationalise nos process, ré-invente la roue. Et en fait, bizarrement, ça nous fait progresser. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, chez French Bureau, on ne fait pas juste du design thinking. Aujourd’hui, on fait du design.

En étant pro-actifs sur les méthodes de travail et sur les modes de représentation, en s’autorisant à les renouveler à chaque projet, en occupant l’espace en imprimant et fabricant, les designers ont pu démontrer ce qu’ils savaient faire, pour acquérir la crédibilité de toujours tout remettre en question ! En acceptant d’assouplir la méthode French Bureau, on a permis aux designers d’exprimer à quel point ils étaient différents les uns des autres. Chacun de nous a pu injecter un peu de sa méthode de travail et démontrer ainsi qu’en design, il n’y a pas une méthode, mais autant de méthodes que de designers.

Chers grands groupes : vous êtes sur la bonne voie. Oui, le design a un rôle stratégique à jouer dans la création de nouveaux concepts. Et ça, vous l’avez compris. Mais ce n’est pas du design thinking qu’il vous faut. Vous avez besoin de design. C’est à dire que si vous voulez innover, vous devez intégrer des designers, plutôt que des méthodes. La différence entre French Bureau et les cabinets de conseil qui rachètent tour à tour des agences de design ? Chez French Bureau, le design n’est pas une organisation à part, en parallèle du core business de l’entreprise. Le design, on l’a intégré dès le début : il est accepté comme une pratique autonome, complémentaire d’autres pratiques — et non pas comme une sous-partie de ces dernières.

L’effet de mode du design thinking touche à sa fin. Et ce n’est peut être pas si mal. Aujourd’hui, ce sont des sujets plus techniques, avec de plus grandes barrières à l’entrée, qui arrivent sur le devant de la scène. Le design thinking commence à moins faire parler que l’IA… Mais il y a une carte à jouer sur l’humanisation et l’acceptabilité de ce nouveau sujet à la mode. C’est en intégrant des designers en amont dans la manière de penser ces sujets qu’on parviendra à les rendre intelligibles et souhaitables.

Chez French Bureau, parce qu’on procède comme ça, plus aucun sujet ne nous fait peur ! Combiner le design avec le business et la tech, c’est notre manière de proposer un design assumé, qui fait plus de bruit, qui véhicule plus de magie et plus de love.

Alors, à tous ceux qui se targuent de vouloir “mettre les mains dans le cambouis” : venez donc faire un tour par ici, vous allez voir que le design, c’est y plonger tout son corps.

Allez, bisous !

Cet article donne le coup d’envoi d’une réflexion sur le design intégré chez French Bureau — vous pouvez vous attendre à en voir arriver d’autres !

--

--