Intégrons le design au niveau stratégique dans les entreprises

Thomas Papadopoulos
Possible Future
Published in
8 min readSep 3, 2018

1000 milliards de dollars. Un chiffre historique, qui correspond désormais à la capitalisation boursière de la société américaine Apple. Une somme historique, qui représente également la valeur cumulée des neufs plus grandes entreprises du CAC 40 — LVMH, Total, L’Oréal, Sanofi, Airbus, BNP, Kering, Axa et Vinci. Impressionnant, non ? Vous allez me dire : comment font ces géants de la Silicon Valley pour tenir à ce rythme de croissance ? Ma réponse tient en quelques mots : des designers ont su s’y imposer à des postes stratégiques, et pas seulement pour dessiner des packagings…

Avant toute chose :

1) le fait de parler de design en entreprise ne date pas d’hier. Il ne s’agit donc pas ici de dire qu’il faut faire du design — mais plutôt de l’importance du designer et de son rôle concret au sein des organisations qui est, selon moi, bien trop souvent relégué au rang de simple exécutant ;

2) Je ne suis pas Designer. En revanche, j’ai fondé une entreprise dans laquelle les designers ont vocation à jouer un vrai rôle stratégique. Pour le plus grand bien de nos clients/partenaires.

Mais reprenons. On s’extasie régulièrement devant le succès de la marque à la pomme, mais aussi de celui des autres GAFA et NATU (évidemment pas en ce qui concerne la question de la protection des données — mais ça, c’est un autre débat). Le succès de ces sociétés est mondialement reconnu, et cela fait au moins 15 ans que l’excellence des produits et services « designed in California » est devenue une référence. Pourtant, j’ai comme l’impression qu’en France, nous sommes restés bloqués au stade de l’admiration, et que nous n’essayons en rien de reprendre des méthodes de travail et de conception de produits et services qui ont fait leurs preuves partout sur la planète. Au lieu de porter aux nues Tim Cook et son équipe (et il y en a d’autres), ne devrions-nous pas plutôt réfléchir sur les raisons qui font que leurs produits fonctionnent aussi bien ? Que serait Tim Cook sans Jonathan Ive ?

Ni une question d’âge, ni de taille

Ces entreprises ne sont plus des startups, en ce sens qu’elles ont trouvé leur business-model, et ont souvent des effectifs de plusieurs dizaines de milliers (voir centaine) de salariés. Cependant, il faut bien se l’avouer : quand l’une de ces entreprises conçoit et distribue un nouveau produit ou un nouveau service, on mesure l’importance stratégique du design et des designers au sein de ces organisations.

Quand on analyse l’organigramme d’Apple, on découvre qu’au comex, à la droite du « père » Tim Cook se trouve effectivement Jonathan Ive, le Chief Design Officer, qui, selon l’organigramme, est aussi important que les « VP Software & Hardware Engineering » ou que le COO.

Et pendant ce temps, dans nos entreprises, on continue à concevoir et déployer des produits ou des services qui ressemblent trop souvent à un déni total des besoins et attentes de leurs utilisateurs — Ce qui est précisément le rôle du design.

Comment expliquer la différence de qualité d’expérience entre la TV-Box de tel ou tel opérateur et une Apple TV que des enfants de 6 ans réussissent à prendre en main en quelques dizaines de minutes ? Ou l’univers et demi qui existe entre les services en lignes de nos grandes banques et ceux proposés par des OVNI appelés N26 ou RÉVOLUT ? Ces entreprises ont intégré le design de service à un niveau stratégique.

Prenons l’exemple de l’assurance. Comment explique-t-on qu’aujourd’hui un assureur comme Alan arrive sur le marché, et réussisse à s’imposer comme un concurrent sérieux aux assurances traditionnelles, en aussi peu de temps ? L’expérience utilisateur qu’il propose est irréprochable. Tout simplement.

Un autre exemple : les chèques déjeuner. Depuis des années, la gestion des chèques déjeuner ou autres tickets restaurant était un enfer, aussi bien pour les entreprises que les salariés. Et même lorsque les opérateurs du secteur essayent de passer aux cartes à puces, devinez quoi ? Les cartes ne sont pas acceptées dans plus de 10% des commerces et restaurants. La société Lunch’R avait une autoroute devant elle pour proposer un service simple, facile à utiliser, et qui fonctionne. Et BIM ! La startup décolle et lève 11 millions en mai 2018 pour accélérer son développement.

Campagne de communication Uber (France — Sept 2017)

Et ceci n’est bien sûr pas sans rappeler la stratégie adoptée par beaucoup de startups (Airbnb, Snapchat ou encore Pinterest pour ne citer qu’elles), qui consiste à organiser toute l’entreprise autour de cette quête continue de la meilleure expérience utilisateur, en intégrant des équipes de designers représentées au meilleur niveau de l’organigramme : Chief Product Officers, Chief Design Officers ou Chief Experience Officers ont fait leur entrée dans les comités de directions des entreprises les plus dynamiques. Car pour parvenir à créer des produits ou services dotés d’une expérience utilisateur irréprochable, il ne suffit pas d’embaucher des profil UI/UX. Il faut que ces sujets soient présents et compris au plus haut niveau stratégique.

Organisation WTF !

Quand on étudie l’organisation des grandes entreprises qui étaient historiquement installées sur ces secteurs, que découvre-t-on ? Des organisations hyper industrielles où tout est très segmenté avec des fonctions séparées. Jusque là, rien d’anormal : une entreprise qui emploie 200.000 personnes, à un tel niveau d’industrialisation, est obligée de fonctionner avec un type d’organisation très précis, où tout est finement processé.

Malheureusement, le résultat de cette segmentation ne fait jamais le bonheur des utilisateurs finaux : dans le déroulé des opérations qui permettent de concevoir un nouveau produit, des contraintes — qui, prises indépendamment, sont certainement valables — vont petit à petit faire sortir « les besoins utilisateur » de l’équation (ces contraintes peuvent, par exemple, être posées par département IT, ou encore le juridique). Et in fine, le résultat n’a plus grand chose à avoir avec le postulat de départ.

Et les designers dans tout ça ?

Mais où diables sont les designers dans ces organisations ? Inexistants. Car nos entreprises perpétuent des organisations dans lesquelles les designers sont relégués au rang d’exécutants, mal payés, peu considérés… dans le meilleur cas, ils sont parqués dans des « experience centers » ou autres « design labs », sortes de nouveaux ghettos où ils pourront laisser libre cours à leur imagination sans trop impacter l’entreprise. Plus grave, ils sont systématiquement absents du top-management, où on leur préfère encore des ingénieurs ou des stratèges business.

Et pourtant, que ce soit pour concevoir l’interface d’une nouvelle télé, d’une carte de paiement qui soit simple à utiliser chez les commerçants, ou d’une assurance dont la compréhension des différentes options ne nécessite pas 10 ans d’études après le BAC, les entreprises doivent intégrer les méthodes du design a tous les niveaux de leur organisation : pour adapter sans cesse les solutions qu’elles proposent aux besoins de leurs clients.

Intégrer la “Pensée Design” au niveau Comex

De la même façon que l’on conçoit des chaises depuis plus de 50 ans, on peut concevoir les produits et les services proposées par de grandes entreprises. À condition de placer aux postes stratégiques les collaborateur dont c’est le métier : des designers. Pourquoi ? Parce que leur rôle est essentiel : ils sont les nouveaux gardiens du temple de l’expérience utilisateur, de la compréhension de l’humain, de nos besoins en tant qu’utilisateurs et consommateurs.

Le design représente en effet une forme d’ingénierie complémentaire qu’il faut pouvoir embarquer aux postes stratégiques de l’entreprise. Ce qui est, à part dans le cas d’entreprises qui font des chaises, absolument loin d’être le cas aujourd’hui ! L’enjeu, c’est donc de savoir réussir à faire fonctionner l’organisation avec ces méthodologies de design, et de réussir a placer progressivement des designers dans les comités de direction — de la même façon que ça a été fait avec les ingénieurs.

Et ce ne sont pas les talents qui manquent…

On pourrait se dire que les grands groupes français n’ont pas accès à des designers disposant d’un niveau suffisant. Pourtant, nous disposons en France de formations d’excellence, reconnues parmi les meilleures mondiales ! L’ENSCI-Les Ateliers, Strate École de Design pour n’en citer que quelques-unes, sont des écoles d’excellente qualité — ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le plus grandes entreprises de la Silicon Valley paient des billets d’avion à certains de ces jeunes diplômés français afin de les rencontrer, et de les embaucher par la suite.

Il faut que les écoles de design fassent évoluer leur pédagogie, et commencent à former de futurs chefs d’entreprise, comme le font nos écoles de commerce et d’ingénieurs. Pour l’anecdote, nous avons recruté chez French Bureau des designers qui s’étonnaient d’être intégrés — et même rémunérés ! — au même niveau que leurs collègues ingénieurs Centraliens ou stratèges business HEC. Non seulement nous les rémunérons au même niveau, mais nous leur donnons les mêmes responsabilités et les faisons grandir de la même façon… Et aujourd’hui, si nos clients saluent la grande qualités des projets que nous menons pour eux, nous le devons à nos designers, qui acceptent de mêler leur extraordinaire savoir-faire à celui de nos autres « frenchies ».

De leur côté, les entreprises doivent comprendre et aménager une vraie place à ces futurs collaborateurs qui seront peut-être leur planche de salut. Tous les secteurs sont touchés, et la vraie question aujourd’hui, c’est surtout : voulez-vous que votre produit soit considéré comme l’équivalent de ces vieux GPS proposés en option par certains constructeurs automobiles, mais que personne n’a jamais utilisé, parce que leur fonctionnement était si compliqué, si éloigné des besoins utilisateurs, et si terriblement mal designé ? Ou voulez-vous que votre produit fasse l’unanimité ? C’est à vous d’en décider. Et les designers font sans aucun doute partie de la solution, pas du problème.

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