Les grands groupes doivent-ils excuber l’innovation ?

Thomas Papadopoulos
Possible Future
Published in
7 min readNov 14, 2017

Comment réagir face au besoin d’innover ? Depuis quelques années déjà, les grands groupes redoublent d’ingéniosité quant au fait de développer l’innovation en interne, de façon à provoquer le changement et faire émerger de nouvelles idées. Seulement, compte tenu des modes de fonctionnement historiques de ces grandes entreprises, cela n’est pas suffisant. Quelle est la prochaine étape ?

Les très grandes entreprises, comme celles du CAC40 ou du SBF120, sont des machines industrielles extraordinaires.

Certaines ont mis 50 ans, d’autres plus de 100 ans à se régler. Elles ont réussi à atteindre un niveau de perfection dans l’organisation du travail assez impressionnant, en ayant segmenté tous les compartiments de la chaîne de valeur, en les ayant optimisés un par un…

Cependant aujourd’hui, cette perfection ne suffit plus. Pour survivre, elles vont devoir réapprendre à innover, et innover vite !

Une nécessité plutôt qu’un luxe

Pourquoi ces grandes organisations doivent-elles apprendre à innover rapidement ? Tout simplement parce que de nouveaux concurrents sont apparus dans leur radar…

Des concurrents qui vont vite : des “digital natives” qui implémentent de nouveaux types d’organisations, qui bâtissent leur succès sur des modèles économiques inédits et qui n’ont pas à s’embarrasser avec un quelconque héritage technique ou opérationnel qui pourraient les bloquer.

Et pourtant, ces grands groupes peuvent se targuer d’une efficacité dont rêvent encore beaucoup de nouvelles sociétés du numérique. Vous en connaissez beaucoup, vous, des startups capables de “shipper” un nouveau produit (physique) dans 160 pays en moins de 6 mois à la manière d’un L’Oréal ?

Évidemment, lorsque l’on demande à ces organisations de devenir hyper agiles du jour au lendemain, d’aller à l’encontre de tout ce qu’elles ont construit pour atteindre ce niveau d’excellence, de casser toutes les cloisons étanches qui ont été mises en place entre les différents pans de leur organisation (finance, marketing, IT, etc…) pour maîtriser leurs risques, c’est impossible.

Pour autant, elles ont besoin d’innover. En 2017, c’est (quand même) un peu le nerf de la guerre. Alors comment faire pour éviter de faire peser toutes les contraintes de ces organisations et tuer leur désir d’innovation dans l’oeuf ?

Sur une échelle de zéro à l’innovation “de rupture”…

Avant de poursuivre, posons tout de suite une question essentielle : pour un grand groupe, qu’est-ce que ça veut dire, concrètement, “Innover” ?

On distingue en effet trois types d’innovation : les innovations “opérationnelles”, liées au fonctionnement de l’entreprise et à son optimisation, les innovations “coeur de métier”, portant sur le déploiement de nouveaux produits ou services, et les innovations de “rupture”, qui visent à emmener l’entreprise sur de nouveaux territoires de conquête.

Lorsque Danone veut lancer une nouvelle gamme de yaourt ou Renault une nouvelle voiture, on est dans l’innovation “coeur métier”.

Quand, en 2006, Amazon décide de louer la capacité inutilisée de ces serveurs en créant Amazon Web Services, c’est une véritable évolution. On est bien dans l’innovation de “rupture” qui permet à la firme de Seattle d’apparaître immédiatement dans le radar des plus gros fournisseurs de capacité informatique mondiaux de l’époque. Les IBM, HP et consorts s’en souviennent encore…

Concrètement, qu’est-ce que ça donne ?

Beaucoup de grands groupes français ont déjà lancé de nombreuses initiatives et dynamiques internes permettant de faire émerger de potentielles innovations. Si nombre de ces idées servent en réalité à optimiser le modèle opérationnel de l’entreprise, d’autres pourraient donner naissance à de nouveaux business. Malheureusement, dans la plupart des cas, ces initiatives se heurtent à un important jeu de contraintes internes : juridiques, techniques, opérationnelles. Sans compter les collaborateurs qui peuvent avoir l’impression de scier la branche sur laquelle ils sont assis en cannibalisant leur marché actuel. C’est probablement la raison pour laquelle beaucoup d’innovations menées en interne n’ont pas abouti, parce que compliquées à mettre en place et très (trop) gourmandes en temps et en argent.

Par ailleurs, quand une grande entreprise se lance dans l’innovation, elle le fait à la manière d’une… grande entreprise, c’est à dire en mettant en place une grosse organisation, de gros moyens, de gros systèmes, un gros marketing… Et c’est normal : les grands groupes sont façonnés pour éliminer tout risque. Donc, là où le marché demande d’être rapide et agile, de tester toutes les possibilités, le grand groupe va prendre du temps, dépenser beaucoup d’argent. Une fois qu’il sera prêt, le risque, c’est que le marché ait pivoté, ou alors d’avoir laissé la place à une nuée de concurrents.

Quelle solutions concrètes cela laisse-t-il aux grands groupes ? Celle de racheter les startups qui marchent. C’est bien, mais c’est quand même dommage, surtout quand ce sont des idées auxquelles le grand groupe avait pensé, mais qu’il n’a pas réussi à exécuter correctement ou assez rapidement.

A chaque innovation sa stratégie

Aujourd’hui, un grand groupe doit avoir une stratégie innovation capable d’adresser les différents types d’innovation nécessaire à son évolution.

Travailler l’innovation “opérationnelle”, cela signifie réfléchir à comment optimiser ses processus internes. Dans certains cas nous ne sommes pas à l’abri que ces innovations en interne puissent donner lieu à de nouveaux business. Je pense par exemple au courant des reg-techs — des outils permettant aux grands acteurs de la finance et des assurances de fonctionner. Comme le marché en question est énorme, quand une banque ou une compagnie d’assurance invente un nouvel outil, c’est un service qui peut être proposé (et vendu !) à des dizaines d’autres acteurs du monde de la finance. Non seulement ces projets d’innovation peuvent venir de l’interne, mais en plus ils constituent un extraordinaire moyen d’acculturer les équipes, de montrer que l’on peut changer les méthodes de travail, que l’on peut évoluer… tout en créant de la valeur.

Travailler l’innovation “coeur de métier” reste une nécessité pour l’entreprise. Sur ce domaine, la priorité est à l’accélération. L’entreprise doit faire évoluer ses méthodes pour réduire le temps de mise en marché et surtout oser tester plus de nouveaux produits ou services sur son marché.

En parallèle, il faut s’interroger sur la façon de développer l’innovation de “rupture”. Nous avons vu le fait que ce type d’innovation avait beaucoup de mal à émerger “à l’intérieur” d’un grand groupe. Afin d’affranchir ces projets de toutes les contraintes opérationnelles ou culturelles qui pèseraient sur leur développement en interne, de plus en plus de grandes entreprises acceptent l’idée de l’excubation, c’est à dire l’externalisation des capacités nécessaires à travailler sur ces innovations en rupture avec leur activité actuelle.

Pendant que certains groupes déploient les grands moyens…

Certains grands groupes mettent aujourd’hui les moyens pour aller chercher très rapidement de très gros nouveaux business, des business à plusieurs milliards, pour contrecarrer de nouvelles menaces — qu’elles viennent des GAFA, d’acteurs asiatiques qui débarquent sur les marchés européens et/ou américains avec des bases de clients de plusieurs centaines de millions de clients.

Le groupe Axa en est un bon exemple. L’assureur a mis en place, en l’espace de 5 ans, une stratégie innovation ayant pour objectif de se doter de moyens adaptés au développement de tous les types d’innovation que nous avons évoqués.

Comme beaucoup d’autres, Axa a lancé une « boîte à idées » interne. Si la plupart des idées qui en émanent restent liées à des optimisations du business existant, certaines peuvent aboutir sur des projets intéressants.

Le groupe a par ailleurs créé son propre start-up studio, appelé Kamet Ventures, une cellule innovation externe affranchie de toutes les contraintes du groupe.

En plus de ces capacités dites “classiques”, Axa a aussi créé une entité ayant pour objectif de développer des futures lignes business de plus d’un milliard. L’objectif : contrer les nouvelles menaces qui apparaissent dans le radar. Un exemple ? Mi-2016, Alibaba qui signe une joint-venture avec le deuxième plus gros assureur chinois (China Taiping Insurance, qui assure 400 millions de personnes). Ouch. Organiser la lutte contre de tels géants bouleverserait trop le fonctionnement de la société — et il ne faut pas oublier que pour faire ça, il faut en avoir les moyens, et donc une société qui tourne.

…d’autres excubent leur capacité d’innovation

D’autres modèles permettent aux grands groupes de s’engager sur le terrain de l’innovation de “rupture” en ayant recours à des startup-studios multi-corporate, des structures un peu comme la nôtre, financées par plusieurs grands groupes — en général non concurrents. Ces “corporates” investissent et suivent de très près le lancement et le développement des structures qui sont dans le start-up studio. Dans certains cas, ces startups leur profitent directement, puisque les grands groupes les utilisent pour se parer de technologies, produits ou services différenciants.

Ce modèle hybride entre incubateur et startup studio constitue, selon moi, une façon intelligente et sensée de prendre le meilleur de ces deux mondes : le cash, l’intuition business, et la possibilité de créer de nouvelles offres en accord avec les attentes du marché. Surtout, il met l’innovation de rupture à la portée des entreprises qui n’ont pas 800 millions à investir sur le sujet comme Axa. Sans tomber dans la loi des grands nombres, à la Shadock, qui consiste à dire qu’il faut « rater souvent pour réussir au moins une fois », il permet plus sûrement à ces entreprises de semer les graines qui produiront leur business de demain. Une façon beaucoup plus optimiste d’envisager leur futur.

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