Work in Process #2 — Prototyper dans son salon

Arnaud Pfeffer
Possible Future
Published in
8 min readMar 12, 2021

Work in Process c’est une série d’interviews et de rencontres de professionnels ayant une approche inspirante du prototypage : Comment prototype-t-on dans d’autres secteurs ? Quel est le rôle du prototype dans le processus de création ? Quelles sont les règles et astuces pour tout prototyper ?

Pour cette deuxième édition nous recevons Nicolas Tilly, interactive media designer, pour nous parler de son lien entre prototypage et processus de recherche.

PF : Bonjour Nicolas et merci de nous recevoir pour discuter prototypage ! Pourrais-tu te présenter ?

NT : Je m’appelle Nicolas Tilly et je suis designer interactif. Je suis diplômé de l’ESAD de Valence et de l’ENSCI à Paris. J’ai donc une formation plutôt tournée vers le design. Ce que j’en retiens le plus c’est le fait d’apprendre à mettre en place des techniques pour tester ses idées rapidement, sans trop de moyen.

Au cours de mes années professionnelles, je me suis éloigné du travail de commande, pour me rapprocher de celui de la recherche, de l’enseignement et du milieu artistique. J’enseigne dans le cursus édition-media-design de l’ESAD d’Orléans qui regroupe toutes les formes du numérique, notamment par la narration (comme le jeu vidéo). Avoir un pied dans la pédagogie me permet de traduire mes réflexions en axe d’enseignement au sein de la recherche de l’école.

En ce qui concerne le prototypage, j’ai deux spécialités :

  • Le prototypage numérique (web, interface, jeu vidéo…) qui est devenu la pratique centrale de mon travail
  • La palette d’outils que j’utilise, que j’essaie d’avoir la plus exhaustive possible entre les outils numériques et physiques

PF : Peux-tu nous expliquer ta démarche autour du prototypage ? Quels outils et techniques utilises-tu pour prototyper ?

NT : Ma première pratique du prototypage s’est axée autour de l’objet et de l’installation. À l’époque, je voyais le prototypage comme un mode de production, que ce soit dans la vitesse d’exécution, les moyens mis en œuvre et les concepts qui gravitaient autour de mes réalisations. J’ai ensuite travaillé pendant plusieurs années en 2D : site web, interfaces, expériences interactives, jeux interactifs, jeux vidéos…

Ces deux dernières années je suis revenu dans un mélange entre la 2D et l’objet, comme les cartes à jouer, objets à manipuler. Ces objets font un pont entre design graphique, jeu et web.

PF : Qu’est ce que tu retiens de cette formation plutôt tournée vers l’objet quand tu travailles sur des supports numériques ?

NT : J’en retiens surtout une ouverture d’esprit. Là où le prototypage numérique se restreint souvent à des outils 2D (programmation, design graphique), je me force à aller vers une palette d’outils plus large et inspirée de l’objet comme l’impression 3D, le plotter de dessin, les cartes électroniques, etc.

Idem, quand je prototype des jeux ou des histoires, j’essaie d’aller plus loin que la forme littéraire du récit. Quand j’écris, je passe plutôt par des images et des moyens interactifs pour faire passer des idées.

PF : Une partie de ton travail est très tournée vers la narration interactive, quel est le rôle du prototypage pour ce support ? Comment est-ce que tu prototypes des mécanismes dans une histoire ou une interaction avec un joueur ?

Pour moi le prototypage c’est la définition des formats sur lesquels je travaille. Je ne le prends pas comme un moyen d’arriver vers un autre objet, mais comme une fin en soi.

Il y a quelques années j’ai lu un texte d’Élie During sur l’exposition Panorama au Fresnoy, qui était une exposition de prototypes. Son texte s’intéressait à la définition de la place du designer et du créateur face au prototype : pourquoi le prototype est un élément absolument central bien au delà du fait que c’est un format pour transmettre une idée.

Le prototype n’est pas un format transitoire. C’est vraiment un format qui est autonome pour moi.

Prototyper c’est construire quelque chose dans un temps relativement court. C’est forcer des analogies dans mes idées, dans mon rapport aux choses et de faire évoluer mes idées au fur et à mesure. C’est une manière d’être en work in progress permanent.

Le prototypage, ça me permet aussi d’être autonome dans mon travail et ma communication. Quand je prototype une narration, je peux court-circuiter la chaîne d’édition classique : auteur, éditeur, publication… et avoir des retours rapides du public.

PF : Y-a-t’il des versions préalables à tes publications ?

NT : Pas du tout !

Quand je publie le prototype, il est tel quel : il n’y a pas de phase avant et pas de phase après.

Quand j’arrive à terme d’un prototype c’est que j’ai épuisé mon idée, que la conception devient trop complexe ou que le temps à consacrer n’est pas cohérent avec ma logique de production.

Les jeux vidéos que je publie sont inachevés au sens industriel du terme, mais la majorité des idées à l’origine du concept sont présents. Après, est-ce que le choix de la techno utilisée a été le bon ? Est-ce que l’exécution aurait pu être poussée un peu plus ? Ce sont des questions qui vont nourrir mon prochain prototype, mais pas forcément améliorer l’idée de celui que je viens de terminer.

PF : Est-ce que tu travailles avec d’autres disciplines dans tes projets ?

NT : C’est un de mes grands objectifs !
J’ai développé une grande autonomie au cours des dernières années au niveau de la maîtrise des outils en tant qu’artiste, designer, graphiste. Maintenant, j’arrive à une certaine limite. Je partage très souvent mes fichiers et mes réflexions en open source, j’interagis avec des gens sur les réseaux. Mais on est dans une collaboration différée.

Aujourd’hui j’aimerais m’orienter vers une collaboration dans les phases de production. C’est particulièrement nécessaire dans le jeu vidéo, où une grande partie du métier se fait en collaboration entre le récit, le son, l’image, l’interaction.

PF : Ta pratique du prototypage pourrait-elle faciliter la production collaborative ?

NT :

La communication est complètement imbriquée dans l’idée de faire un prototype.

Je partage mon prototype dès que je l’ai démarré, que ce soit dans des phases très en amont ou plus avancées. Pour ce partage, je me sers de mon site et des réseaux sociaux où l’on peut se permettre une forme de légèreté dans les moyens nécessaires pour la communication, tout en touchant rapidement les personnes les plus concernés.

Malgré tout, la difficulté reste quand même d’embarquer d’autres personnes dans une réalité de production. Ce sont souvent des compétences qui ont un coût et une disponibilité pas toujours compatibles avec le projet. Embarquer des gens ça reste assez difficile pour renforcer son prototype.

PF : Quelles sont tes règles, astuces et recettes secrètes quand tu prototypes ?

NT : Ma recette est extrêmement classique : je dessine à 100% au départ, je n’ai jamais trouvé plus rapide que dessiner sur un carnet. Concrètement ça s’incarne en dessin, avec des grilles, des règles de conception, et de l’écriture : storyboard, cotes, bouts de récits.

La deuxième étape est d’aller tout de suite vers les outils définitifs : p5.js, processing, html, impression 3D, plotter…

Je pense à l’intérieur de ces outils, c’est pourquoi c’est une obligation pour moi de me tourner rapidement vers eux.

Mon modèle idéal c’est le fablab, avec ses machines à disposition. J’en possède presque un avec les outils dont je dispose ! C’est ma propre ligne de production.

PF : Est-ce qu’il n’y a pas un risque de te faire dicter ton idée par les outils que tu utilises ?

NT : J’aime beaucoup la surprise liée aux outils. Les formes que je conçois sont souvent liées à ce que je sais faire et les outils avec lesquels je travaille.

Quand tu prototypes, tu dois accepter de faire des allers-retours dans tes propres idées, et avoir un écart entre ton idée initiale et ton prototype final.

PF : Comment est-ce que tu gères cet écart entre ton idée et sa formalisation dans ton processus de création ?

NT : J’ai eu beaucoup de frustration — et je continue d’en avoir — en ne trouvant pas l’adéquation entre mon idée et mes outils à ma disposition. Je dois alors faire marcher arrière, apprendre de nouvelles techniques ou trouver d’autres moyens de formaliser.

Avec l’expérience, je vois ce qui va marcher comme outil avant de me lancer et je choisis les deux-trois outils avec lesquels je vais fabriquer. Pour cela : je continue d’apprendre des outils et de nourrir ma veille sur les dernières techniques de conception.

Le prototypage est une source centrale d’auto-formation.

Ma démarche reste une démarche assez spécifique : le prototype est une fin en soi. Elle m’oblige à devoir maîtriser un grand panel d’outils.

Cela a comme conséquence que mes projets ne seront jamais finalisés au sens industriel. Ils ne seront jamais édités par un éditeur, mais ce n’est pas grave parce que j’ai avec moi mes outils de diffusion. Mon travail restera assez exclusif mais ça me va.

Le travail que je mène est un travail de recherche et cela amène à diffuser de la recherche.

PF : Quel serait le sujet de prototypage de tes rêves cette année ?

NT : Mon rêve serait de faire mon propre prototype de console de jeu portable, inspiré des consoles Sony, Nintendo, etc. J’ai envie de mélanger les contenus de forme qui m’intéressent : 2D, récit, électronique… Dans une forme plus collaborative.

Je vois dans le prototype l’occasion de réaliser des petits rêves !

À chaque fois que j’ai une idée, je passe de l’effervescence du projet à la satisfaction de le sortir. On arrive vraiment à sortir des choses par le prototypage !

Quand on est pas dans des méthodes de prototypage rapide on peut rapidement rester dans un idéal où les choses ne sont pas très concrètes. Moi je fais ca très rapidement et j’ai donc l’impression quelque part de réussir à atteindre mes rêves, il y a une vraie satisfaction de production.

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Arnaud Pfeffer
Possible Future

Je suis designer chez Possible Future le jour, et bidouilleur de machines à dessiner le soir (insta :@arnaudpfef)