Work in Process #4 — Un monde de papier

Arnaud Pfeffer
Possible Future
Published in
9 min readMay 12, 2021

Étienne Mineur, graphiste, entrepreneur, designer, inventeur, éditeur et enseignant, nous fait l’honneur de sa présence pour parler prototypage et processus de création.

Son travail s’axe sur les relations entre graphisme et interactivité : Comment rendre une image manipulable ? Quelle relation peut avoir un entre un objet et un écran ?

Pour formaliser son travail Étienne Mineur travaille avec un matériau en particulier : le papier. De la recherche formelle à l’industrialisation, il nous explique comment ce support l’accompagne dans son processus de création. ⤵️

PF : Bonjour Étienne, et merci d’avoir accepté notre invitation. Est-ce que tu peux te présenter rapidement pour qu’on se mette tous à niveau ?

EM : Je m’appelle Étienne Mineur et je suis graphiste et fondateur des éditions Volumiques. J’ai reçu une formation de graphiste/typographe aux Arts décoratifs de Paris (ENSAD). J’appartiens à la génération pivot des designers graphiques qui sont entrés à l’école sans ordinateurs et qui en sont sortis en ayant appris à utiliser PageMaker ou Xpress (Adobe indesign n’existait pas encore à l’époque).

J’ai appris à concevoir des livres et affiches, pour autant j’ai travaillé pendant 25 ans sur le support numérique : des bornes interactives, des Cd-roms, etc. J’ai eu la chance de travailler dans des univers très différents comme le milieu culturel ou des sujets en lien avec l’UXI/UI (à l’époque on disait « graphiste multimédia »), notamment avec Nokia sur tout ce qui était interface innovante avant l’arrivée de l’iPhone.

J’ai aussi longtemps travaillé dans le secteur de la mode, pour Yves Saint-Laurent, Chanel et beaucoup pour Issey Miyake, où j’avais carte blanche pendant 10 ans sur les sites web. La rencontre avec les designers vêtement était vraiment intéressante. Je ne faisais pas de sites de vente, mais des sites pour montrer les défilés, toujours en rapport avec la collection. Les designers prenaient le temps de m’expliquer pourquoi telle collection était intéressante, en quoi était-elle nouvelle, d’un point de vue esthétique, mais aussi de la conception. Mon travail consistait à faire apparaitre ces spécificités dans la construction du site et son interaction. À chaque fois il y avait le travail des matériaux, les nouvelles techniques de couture, de tissage et de pliage. C’était la confrontation avec un autre type de design.

À un moment j’en ai eu assez du web, surtout du web marchand, et j’ai eu envie de revenir au papier tout en conservant ce que j’avais appris avec le numérique. J’ai donc co-fondé les éditions Volumiques en 2009. Je travaille actuellement avec mon associé, Julien Hognon, développeur et issu du milieu du jeu vidéo, ainsi que des freelances qui viennent nous prêter main forte.

Nous faisons beaucoup d’expérimentations autour du papier, c’est un matériau miracle pour le prototypage. Ça se coupe, ça se plie, ça se contrecolle, ça se met en volume, ça se mange même ! C’est un matériau infini.

Avec l’arrivée de l’iPhone puis des tablettes, je me suis interrogé sur les manières dont je pouvais articuler ces outils avec le papier. J’utilise par exemple tous les capteurs présents dans un téléphone pour expérimenter les manières dont on peut raconter des histoires ou faire un jeu en papier. C’est à partir de cette idée que nous avons développé une technologie permettant de reconnaitre des objets en papier posés sur un écran.

PF : Revenons à ton expérience chez Miyake, et cette rencontre avec les fashion designers. Est-ce que c’est quelque chose que tu as gardé dans ta pratique, le fait d’aller vers d’autres disciplines, de t’entourer d’autres compétences, notamment pour tout ce qui est électronique ?

EM : Je suis un peu un startupper (quel horrible mot) malgré moi. J’ai créé 3 entreprises dans ma vie. La première lorsque j’étais encore aux arts déco, avec Emmanuel Olivier qui était en design industriel et qui m’a beaucoup appris. En tant que graphistes, nous étions sur des systèmes de lecture, la hiérarchisation de l’information, par contre nos images n’étaient pas manipulables. Lorsque j’ai commencé à travailler le numérique, tout à coup l’utilisateur pouvait manipuler mes images.

La rencontre avec les designers industriels était intéressante parce que j’ai pu découvrir auprès d’eux l’ergonomie et la notion essentielle d’usage. J’ai eu une expérience similaire chez Nokia, où j’ai travaillé avec Rémy Bourganel, designer d’objet. Souvent ça fonctionne bien, j’apprécie le travail avec des gens qui ne sont pas de mon domaine.

En ce moment, je travaille sur les Spirogamis, des sculptures en papier. Nous avons décidé d’en faire des objets lumineux, avec des LEDs programmables. Je suis épaulé par Olivier Mével, qui est ingénieur de formation. Nous avons une réunion tout à l’heure, donc j’ai fabriqué une petite maquette en papier pour visualiser où va se placer la carte électronique. Elle nous permettra de discuter de ses problématiques à lui, qui sont des problématiques de chaleur, de place, de connectique, et des miennes, qui sont des problématiques de bois et de verre et surtout d’usage (comment faire varier les jeux de lumière, ou l’intensité lumineuse sans aucun bouton apparent).

Le prototype en carton nous fait gagner beaucoup de temps dans le dialogue et permet même de trouver des solutions ergonomiques très rapidement.

PF : On retrouve cette idée de maquette en volume dans tous les exemples que tu as cités. C’est une idée que tu as eue au contact du design produit ?

EM : Je me suis toujours intéressé au passage de la 2D à la 3D, par superposition ou pliage du papier, sans colle, de sorte qu’un enfant de 5 ans puisse le faire. Il y a aussi ce côté pop-up qui est toujours fascinant, même dans le simple passage d’un carré à un cube. Et après, quand il commence à être plus sophistiqué, qu’on rajoute une histoire, ça marche vraiment très bien.

PF : Il y a le côté itération aussi…

EM : Nonstop.

Le propre du papier, est que le résultat n’est jamais définitif, on peut toujours le retravailler.

Si tu regardes les spirogamis, il y a un écart entre les versions les plus avancées, avec les motifs et la dentelle découpés avec le laser, et le prototype de départ, fait à partir d’une feuille A4 enroulée et collée avec du scotch. Je pars toujours d’une maquette en volume simplement réalisée. Elle permet de tester, de valider les proportions, de les monter, de faire évoluer le prototype en fonction des questions d’ergonomie et de contrainte de fabrication. Ensuite, je retravaille la forme en détails dans Illustrator, puis je passe à la découpe laser. Je me prends parfois la tête sur des microdétails…

PF : Où est-ce que tu situes les frontière entre le prototype et le produit, sachant que le papier est le même matériau pour la maquette et l’objet fini ?

EM : Au moment où je commence à passer une commande chez un prestataire externe, à réaliser des choses, de la finesse de la dentelle parfois, que je ne peux pas réaliser avec mes propres outils. On est tenté d’itérer à l’infini avec ce matériau, à un moment je me force à lever mon stylo et envoyer ma commande en production.

PF : Qu’est-ce qui te pousse à identifier les caractéristiques de mise en forme du papier ? Est-ce que c’est dans le cadre de tes commandes ou de tes projets personnels ?

EM : L’idée des spirogamis, par exemple, est arrivée il y a un an, pendant le confinement. Je n’avais pas d’imprimante, pas de découpe laser, juste du papier et des ciseaux. Je me suis dit que j’allais essayer de faire un château (c’était pour un jeu de stratégie). Passer de la 2D à la 3D par simple pliage est vraiment une méthode de réflexion. Une grande découverte pour moi a été celle du savoir-faire du papier coréen, où le travail du papier par strates sert à la fabrication de mobilier. Je passe beaucoup de temps sur YouTube à regarder des tutoriels autour de ces techniques concernant le papier.

PF : Est-ce que tu as déjà travaillé dans l’univers packaging ? Quelle différence vois-tu avec ton travail ?

EM : Oui, et c’est un domaine passionnant parce que c’est un consommateur énorme de papier et qu’il y a donc beaucoup de choses à trouver pour réduire cette dépense de matériau. On peut se retrouver parfois avec 4 emballages différents pour une baguette de pain (j’exagère). De plus en plus de législations poussent vers une forme de sobriété dans le packaging. Elles visent par exemple la réduction des surfaces imprimées sur un emballage. Par contre, c’est très compliqué de proposer de nouvelles résolutions formelles parce que les chaines de production sont standardisées d’une certaine manière, et n’ont quasiment pas évolué ces 30 dernières années.

PF : Tu travailles beaucoup sur des jouets pour enfant, comment traites-tu la question de la narration, de l’habillage et du prototype physique sur ce type de projet ?

EM : Pour moi c’est lié, ça fait partie d’une itération. Par exemple, j’ai inventé un jeu à partir d’un principe d’emboitement de petits pions. Quand deux pions s’emboitent, le joueur débloque un nouveau mouvement pour ces derniers. Cette idée est venue en manipulant mes premières maquettes en papier.

Ici, la forme maquettée un peu de manière fortuite peut avoir une influence sur le gameplay.

En travaillant avec des toys designers chez Hasbro, j’ai eu l’opportunité de tester certains jeux et certaines formes avec des enfants de 5 à 8 ans. Ça n’a rien à voir avec une discussion avec un client ou un adulte. Pour les enfants qui testent, c’est oui ou c’est non. C’est un rapport très fort à l’objet, sans jamais être intellectualisé.

PF : Ça doit être assez accessible le papier en terme de liberté pour les enfants…

EM : Tout à fait. Cette année j’ai fait une exposition à Chaumont (au Signe, centre national du Graphisme). Avec toute la problématique sanitaire, on a eu de grosses restrictions techniques. Du coup, on avait fait plein d’objets en papiers blancs que les enfants pouvaient plier, colorier et s’approprier. Les enfants pouvaient repartir avec leur œuvre, ça a très bien fonctionné ! Il y a une dimension de travail manuel, de ce qui se fait en maternelle et qui marche très bien. C’est assez gratifiant, une exposition où tu as le droit de tout toucher, de tout colorier.

PF : Quel retour as-tu reçu de la part de Hasbro sur les jeux en papier, sachant qu’ils sont des experts du plastique ?

EM : Ils étaient très heureux d’explorer ce terrain d’opportunité. D’abord en prévision des législations autour de la production plastique qui se durcissent, mais surtout parce que c’est un savoir-faire qu’ils ont et qui se perd : ils possédaient une usine de papier qui était en train de couler et ils cherchaient des solutions pour la relancer.

PF : Quel projet te ferait rêver en 2021 ?

EM : Avec deux amis, on travaille sur un jeu de rôle très original (autant dans sa forme que dans son contenu), chaque scénario sera un objet en papier en volume, représentant des paysages et des histoires sur des tubes en papier qui se déroulent, se déplient.
J’aimerais bien aussi raconter une histoire de manière linéaire, classique, mais juste avec du papier à déplier, sans texte.

Sur le plan de l’écologie, je m’intéresse de près aux encres non polluantes, produites par des bactéries, et les bio-matériaux. De manière générale, j’essaie d’être plus exigeant sur la manière dont je produis les chose, que ce soit plus local, par rapport à ma collaboration avec Hasbro où je n’avais pas trop la main sur la manière dont mes jeux étaient produits. C’est pourquoi j’aime bien être autonome vis-à-vis de mes outils, que j’ai appris à (un peu) coder pour pouvoir faire mes propres prototypes. Le cœur est là, et après ça s’enrichit avec les discussions et les compétences externes.

--

--

Arnaud Pfeffer
Possible Future

Je suis designer chez Possible Future le jour, et bidouilleur de machines à dessiner le soir (insta :@arnaudpfef)