Work in Process #5 — Sculpter des souliers sur-mesure

Arnaud Pfeffer
Possible Future
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7 min readJun 16, 2021

Jean-Michel Casalonga est bottier sur-mesure. Il a chaussé des personnalités du monde entier : acteurs, politiques, chefs d’entreprises, passionnés… Son quotidien consiste à travailler avec les plus beaux matériaux pour les commandes de souliers les plus exceptionnels. De la taille du bois de charme à la teinte du cuire, toutes les étapes de conception sont uniques et destinées à un seul client.

Loin des outils de modélisation et simulation numérique, Jean-Michel nous explique son travail de conception et de prototypage.

PF : Bonjour Jean-Michel. Pourrais-tu te présenter en quelques mots ?

JMC : Bonjour je m’appelle Jean Michel Casalonga et je suis bottier pour la maison Berluti. À la base, j’ai suivi des études scientifiques et après avoir obtenu ma licence de physique j’ai voulu me tourner vers un métier manuel. Je me suis réorienté vers la botterie, où j’ai commencé comme apprenti chez Berluti, chez qui je travaille depuis 18 ans.

Je travaille dans les ateliers sur mesure : je réponds directement aux commandes des clients et crée des souliers uniques à leurs pieds.

©NY Times

La botterie comprend plusieurs corps de métiers : montage, travail de la tige, travail de la forme, etc. Ce sont des métiers très complémentaires qui doivent travailler ensemble. En ce qui me concerne, je suis spécialisé dans la forme. En botterie, la forme correspond au moule du pied du client. Cette forme est généralement sculptée dans une pièce en bois. Une forme doit suivre la morphologie du pied et répondre aux envies esthétiques du client.

Je commence par prendre les mesures du pied du client, que je projette en deux dimensions. Je reporte ensuite ces mesures sur ma pièce en bois, que je sculpte pour obtenir une forme à la fois chaussable et esthétique. Au final, le volume correspondant au pied devra être identique : c’est la partie chaussante de la forme. Puis, il y a une ligne qui porte les aspects esthétiques du soulier, qui peut être plus libre.

©BBC

PF : Comment devient-on spécialiste de la forme en botterie ?

JMC : C’est un métier passionnant mais qui est en train de disparaître. Mis à part quelques artisans indépendants, nous sommes la dernière maison à travailler la forme.

Ça reste un métier très empirique. Pour se former, il faut trouver un ancien qui soit d’accord pour transmettre son savoir. On a perdu le côté académique de la formation, il ne nous reste que ce qui relève du ressenti. Depuis quelques temps, j’essaie de redonner de l’intellectualité à cette formation. Je lis beaucoup de publications autour du métier, en France mais aussi aux États-Unis, en Allemagne ou au Japon. Je suis surpris de voir les similarités de technique que nous pouvons avoir.

Avec ces lectures et mon expérience, j’essaye de construire une méthode permettant de transmettre plus facilement ce métier à des jeunes qui auraient envie de le découvrir.

PF : As-tu constaté une évolution du travail de la forme à travers tes recherches ?

JMC : Aujourd’hui un bottier peut se lancer en achetant des “parcs” de formes : des formes prédéfinies qui conviendront au plus grand nombre de clients. Pour le sur-mesure, il y a aujourd’hui la possibilité d’acheter des formes avec des mesures spécifiques.

La technologie est en train de remplacer une expertise très empirique. Il y a beaucoup de nouveaux outils : des scanners 3D, des outils qui vont mesurer la pression, etc.

J’ai aussi vu une évolution dans les personnes que je forme. Quand on apprend un geste, on le répète jusqu’à ce qu’il soit parfait. Chez les jeunes que je recrute, j’observe une reflexion beaucoup plus poussée dans l’apprentissage des gestes. Ils intellectualisent le geste, ils vont comprendre pourquoi suivre telle courbe ou tenir l’outil de telle façon. Ils progressent beaucoup plus vite.

©Bloomberg

PF : La technologie est-elle vouée à remplacer le travail de la forme ?

JMC : Un bottier doit assurer la partie technique, mais il y a aussi une grande partie psychologique, pour réussir à comprendre ce que le client veut.

D’un point de vue technique, deux pieds peuvent avoir les mêmes lignes, contours et périmètres mais avec deux formes complètement différentes. Cela s’explique par la distribution des volumes. Il y a des pieds plus ou moins osseux, des pieds plus ou moins gras. On ne peut pas le voir uniquement avec des mesures.

J’adapte aussi mon travail en fonction de la morphologie du pied. J’essaye toujours de sublimer le pied aux yeux du client. Il faut trouver les proportions qui vont chausser le pied mais aussi chausser l’œil du client.

On travaille à quatre mains, les mains du client avec les mains de l’artisan.

C’est beaucoup d’écoute et de dialogue. Je dois comprendre son mode de vie, son métier, ses contraintes. Si un client prend beaucoup l’avion, son pied va gonfler, je vais devoir l’anticiper dans ma forme. S’il travaille dans un secteur en particulier, il y a des codes à respecter.

Avant, on disait qu’il fallait “casser” les souliers sur mesure, pour qu’ils se fassent au pied. Aujourd’hui et surtout depuis le confinement, ce n’est plus possible. On travaille de façon plus souple.

PF : Comment travailles-tu avec tes clients ?

JMC : On a trois rendez-vous avec les clients :

  • Le moment où l’on prend les mesures et parle du modèle. C’est un grand moment de discussion.
  • Pour la deuxième rencontre, on fait essayer un prototype monté sur une semelle en liège. Cela nous permet de voir comment se comporte le soulier, s’il est confortable ou non. Le client porte cette paire quelques minutes et nous donne son ressenti. Ensuite, on découpe la maquette pour voir comment le pied est chaussé. Cette étape est cruciale et nous permet de passer en revue tous les détails du soulier. On retourne ensuite en atelier pour lancer la paire finale.
    À la différence du prêt-à-porter où l’on peut tester les prototypes sur des pieds modèles, ici on a besoin du client comme cobaye de ses souliers !
  • Le dernier rendez-vous correspond à l’essayage de la paire finale.
©NY Times

PF : Au delà de la partie technique, comment accompagnes-tu le client dans ses choix esthétiques ?

JMC : En sur-mesure on part toujours d’une problématique client. Si je commence par lui montrer un catalogue de produits, il risque de se perdre dans les références. Je commence par l’écouter avant de présenter ce que l’on peut faire.

On passe beaucoup de temps à accompagner le client dans ses choix. Il peut être perdu dans ses idées ou la façon de les représenter. On a le devoir de le rassurer et de l’orienter dans ses choix, ça fait parti de l’aura de la maison.

Si on est en boutique, on a tout le display pour s’assurer que le client n’est pas abandonné a son imagination. Je travaille aussi beaucoup par le dessin. Quand un client a des hésitations sur des lignes ou des détails, on lui dessine des propositions pour l’aider à choisir. En parallèle, on réfléchit souvent à des nouveaux modèles que l’on dessine. Il nous arrive de montrer des propositions à des clients pour pouvoir les réaliser. Tout cela fait parti de l’accompagnement du sur-mesure.

Le temps de fabrication pour une paire c’est 9 mois, 91 heures de confection, sans compter le temps de séchage.

©Bloomberg

PF : L’accompagnement et l’attente font parti de l’expérience d’achat. Comment travailles-tu cette attente avec tes clients ?

JMC : C’est un vrai sujet. Il y a des clients avec qui je suis en contact régulier. Je leur envoie des photos du processus de fabrication. Il m’arrive également d’envoyer des dessins. Même s’il y a des clients qu’on ne revoit pas entre la prise de mesure et l’essayage, on travaille principalement avec des clients passionnés, qui s’intéressent au procédé de fabrication et à son côté artisanal. Ils sont conscients que ce travail prend du temps.

Le sur-mesure c’est long et ça a un prix. Il faut avoir des clients qui ont envie de vivre cette expérience, de partir d’un bout de papier, d’une rencontre, d’une experience pour créer. Si c’est juste une personne qui cherche à acheter des chaussures chères, c’est moins excitant pour nous et frustrant pour lui.

PF : Quel serait le sujet de prototypage de tes rêves cette année ?

JMC : En ce moment je me concentre surtout sur le sujet de cette méthode de formation. Pour l’instant ce qui me plairait c’est réussir à structurer une méthode d’enseignement claire de mon métier pour pouvoir la transmettre.

Au niveau de la création, ce qui me plairait c’est de réussir à penser une sneaker élégante. J’aimerais penser une offre, pas trop chère, mais élégante, confortable, que l’on peut porter en jean, pantalon voire en costume. Une collection sport élégant, informel.

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Arnaud Pfeffer
Possible Future

Je suis designer chez Possible Future le jour, et bidouilleur de machines à dessiner le soir (insta :@arnaudpfef)