Work in Process #6 — Prototyper la formation

Arnaud Pfeffer
Possible Future
Published in
8 min readOct 6, 2021

Aude Caussarieu est experte en didactique, c’est-à-dire la transmission des savoirs. Aude se trouve à l’interface entre le terrain et monde de la recherche. Son rôle est de transformer la connaissance du monde académique vers le monde de la formation.

Au programme de cette interview : Comment enseigner une discipline ? Quelle différence dans l’enseignement d’un métier à l’autre ? Et surtout, comment prototyper la formation ?

PF : Bonjour Aude. Pourrais-tu te présenter en quelques mots ?

AC : Bonjour Possible Future ! Je m’appelle Aude Caussarieu, je suis experte en didactique. J’ai un parcours plutôt atypique, en tout cas non-linéaire. À l’origine, je viens du monde de la physique : j’ai d’ailleurs passé mon agrégation et j’étais plutôt destinée à devenir chercheuse ou enseignante. J’ai eu une première vie de physicienne. Et de 2012 à 2020, j’ai eu une deuxième vie dans la recherche en enseignement et la formation des formateurs. En parallèle, j’avais une petite activité dans la formation dans le monde du cheval.

Je me suis lancée à mon compte en 2020 : je pratique depuis une activité de conseil et de développement sur toutes les questions pédagogiques. J’accompagne des entreprises plutôt dans le domaine de l’éducation via le numérique (par exemple une application pour apprendre à des opérateurs dans l’industrie à manipuler des lasers). Je travaille aussi avec le monde universitaire sur des questions liées à la production de ressources de remise à niveau. Mon apport va de comment construire un quiz jusqu’à comment définir un parcours pédagogique complet.

PF : Comment est-ce que tu travailles avec la connaissance qui est déjà dans l’entreprise ? C’est eux qui te communiquent leur contenu, et tu leur explique comment le transmettre ?

AC : En général, je ne suis pas l’experte métier, je travaille avec ces experts. Cela se déroule différemment selon mon implication dans les projets :

  • Pour un projet où je suis impliquée dans le temps long, je rentre dans le contenu, dans le fond des choses. Dans ce cas, je vais faire de la didactique, c’est à dire m’intéresser à la spécificité du savoir que l’on cherche à transmettre. L’objectif est de trouver le sens des choses (pourquoi on enseigne ça ?), de rendre explicite des éléments qui sont implicites, et de transformer le savoir pour qu’il soit enseignable, on parle alors de “Transposition didactique”.
  • Pour un projet où j’interviens de manière ponctuelle, je ne peux pas rentrer autant dans les détails des contenus, j’ai une approche plus macro, plus « instructional design ». Dans ce cas je me focalise sur le problème du client et sur « le type » de solution qu’il a déjà produite. En effet, le réflexe est encore trop souvent de produire des contenus avant d’avoir vraiment analysé le besoin des apprenant·es. Ensuite, les créateurs de contenu ne connaissent généralement pas toutes les bonnes pratiques en instructionnal design. Je me base sur un premier jet que je viens retoucher pour améliorer son efficacité (engagement, apprentissages) et les créateurs de contenu peuvent continuer ensuite leur travail après mon intervention.

PF : Tu évoques la didactique, et la façon dont chaque sujet à des spécificités qui justifie d’enseigner différemment… tu peux nous en dire plus ?

AC : Oui absolument ! Prenons un exemple : les mathématiques ne s’enseignent pas comme l’histoire ou le français car le cœur de la discipline n’est pas le même. En maths, l’enjeu c’est de résoudre des problèmes. D’ailleurs on constate que les enseignant·es de mathématiques ont davantage tendance à ne pas donner de réponse directe et à laisser les élèves chercher. Ils cherchent à transmettre cette culture du problème, un certain goût pour le fait de galérer et la satisfaction de trouver une réponse. En mathématiques toujours, il y a aussi une certaine notion d’esthétique : il y a des démonstrations élégantes, et d’autres qui ne le sont pas.

Un même sujet peut aussi s’enseigner de manières différentes selon le public auquel il est destiné. Prenons l’exemple de l’optique, et de la façon d’aligner des faisceaux laser. Pour former des techniciens, on va mettre l’accent sur la sécurité et l’enseignement des gestes. Pour former de futurs chercheurs, on pourra insister sur la compréhension de l’impact de chaque action. Je travaille actuellement sur une application en réalité virtuelle pour former justement à l’alignement des lasers. Nous avons développé deux scénarios : un parcours gamifié pour apprendre à réaliser les bons gestes, et un environnement de type « bac à sable » avec de la réalité augmentée pour travailler la compréhension des concepts.

© Alphanov

Que ce soit pour transmettre des gestes, ou pour faire comprendre des concepts, un des challenges principaux consiste à mettre en évidence les savoirs implicites, que même un professionnel pourrait ne pas savoir exprimer, ou qui lui paraîtraient évidents. Il existe plusieurs méthodes de recherche pour les identifier : on peut par exemple filmer un expert dans son exercice et le confronter à sa vidéo ou la présenter à ses pairs et leur demander de décrire ce qu’il se passe. On peut encore confronter l’observation d’un pro et d’un débutant, et mesurer l’écart.

Selon les sujets, il y a plus ou moins de recherches et des éléments bien théorisés.

Dès qu’il s’agit de l’enseignement primaire et secondaire, tout a déjà été bien étudié. C’est beaucoup moins le cas dans le monde professionnel.

PF : Comment savoir quand s’arrêter dans l’analyse ?

AC : Souvent, d’un point de vue qualitatif, on atteint un point de saturation. Les nouvelles données ne nous apprennent plus rien de nouveau. On postule alors que notre théorie commence à être robuste. C’est éventuellement à partir de ce niveau là qu’on pourrait passer au quantitatif pour vérifier ses théories, mais on le fait rarement, ce n’est pas dans la culture de la didactique française, peut être car ça ne nous aide pas à imaginer de nouvelles choses.

PF : Est ce qu’il existe des bases pour savoir comment enseigner les choses ?

AC : Oui, il existe quelques principes intéressants et utiles, par exemple la taxonomie de Gagné, qui distingue des typologies de savoir : les faits (Marignan, 1515), les concepts (un chat n’est pas un chien, concept catégoriel), les principes et relations (si X, alors Y), les savoirs procéduraux (gestes) et les stratégies. On distingue également les problèmes qui ont de bonnes réponses, à celles qui ont des recommandations, des réponses préférées ou “à compromis”. Ces catégorisations permettent d’appliquer quelques guidelines générales qui fonctionnement bien.

Par ailleurs, dans la didactique à laquelle j’appartiens, on considère que les savoirs sont situés. C’est que ce sont les humains qui ont construit le savoir pour résoudre des problématiques qu’ils rencontraient. Par exemple, le théorème de Pythagore, ça permet de construire des angles droits, ou bien déterminer des longueurs. Les incertitudes de mesure sont un concept qui permet de résoudre un problème de physicien·nes. Par contre en enseignement, c’est souvent enseigné juste comme une norme, et c’est très dommage.

Un des objectifs en didactique, c’est de ne pas perdre le sens de ce que l’on enseigne.

PF : Comment garder un apprenant engagé ?

AC : C’est le sujet numéro #1 de toutes les demandes que je reçois. La conviction que j’entends le plus souvent, c’est que plus on met de paillettes, plus on a un contexte motivant mieux ça va marcher. Je n’y crois pas, et la recherche non plus !

Selon moi, la clé de la motivation, c’est la réussite — et la progression — de l’apprenant·e. Un parcours pédagogique idéal est un parcours où le niveau de difficulté s’adapte pour que l’étudiant galère sans être découragé par la complexité, et qu’il puisse ressentir le plaisir de réussir. Un peu comme dans un jeu vidéo !

PF : Ça paraît évident dit comme ça, mais comment fait-on pour bien ajuster ces jalons, pour placer la difficulté au juste niveau ?

AC : Effectivement, ce n’est pas toujours évident ! La première étape c’est d’abord d’identifier la tâche finale que l’on cherche à apprendre.

Ensuite, on identifie les variables didactiques, c’est-à-dire qu’est-ce qui, dans la tâche, la rend plus ou moins difficile à réaliser. Si on parle d’une multiplication, de nombreux facteurs rentrent en jeu mais on arrive bien à voir la différence entre 3×7 et 3,2×54,13.

Enfin, on cherche les étayages possibles, les outils que l’ont peut apporter dans un premier temps puis retirer pour rendre la tâche plus facile. En vélo, ce sont les petites roues par exemple. Ces informations là, je les obtiens en parlant aux experts ou aux professeurs.

Par ailleurs, les étudiants ne sont pas tous égaux face à l’enseignement. Certains disent que c’est parce qu’il y a des profils visuels, d’autres auditifs : ça, c’est bullshit. La différence se joue sur leurs connaissances antérieures, leur bagage culturel, leurs références, qui sont propres à chaque individu. Ce qui est très important, c’est la notion de prérequis. Pour bien réussir mon “escalier” de progression, il faut donc que l’enseignant évalue bien le niveau de l’apprenant·e au départ pour qu’il place l’étudiant sur une première marche juste et appropriée.

PF : Dans ton processus de conception d’une formation, comment est-ce que tu testes des choses, comment est-ce que tu prototypes ?

AC : Souvent, rien qu’en produisant un premier jet et en me relisant, je me rends comptes de gros problèmes à régler pour que ça soit fonctionnel. Je fais une analyse a priori, c’est-à-dire que je pose sur le papier les résultats que j’attends, la façon dont je pense que la formation va se dérouler. Ensuite, je fais une première réalisation d’un “cours”, d’une unité de formation, que j’enregistre, et je compare le résultat à mon analyse à priori. Les différences mettent en évidence ce qui n’a pas fonctionné comme prévu et doit être retravaillé. Je teste assez vite, mais cela dépend beaucoup du “produit”. Si c’est une formation type “stage”, en présentiel, j’attends d’avoir une formation complète avant de tester : je ne vais pas planter le premier groupe avec 25% de l’unité, je fais tout et j’ajuste pour la fois suivante. Si en revanche il s’agit d’une formation en réalité virtuelle par exemple, décomposable en niveaux, je vais vouloir tester très tôt la mécanique d’apprentissage. Je peux donc me satisfaire d’une partie seulement de la formation pour faire des premiers essais.

PF : Quels sont les sujets didactiques que tu aimerais particulièrement travailler dans le futur ?

AC : Je n’ai pas de sujets de prédilection, en revanche ce qui m’anime le plus ce sont les projets dont la mesure du succès se joue sur la qualité des apprentissages. En réalité, les clients qui paient pour des programmes de formation veulent rarement maximiser l’apprentissage. En digital, on mesure souvent le succès à l’engagement : le fait de revenir régulièrement sur une plateforme ; à l’université, les décideurs cherchent souvent ce qui permet de faire de la com’. C’est la progression des apprenant·es et la transformation des pratiques qui me passionne, et c’est là dessus que je veux être jugée.

Merci à Pierre-Louis, Mickaël et Léo pour leur participation à cet article !

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Arnaud Pfeffer
Possible Future

Je suis designer chez Possible Future le jour, et bidouilleur de machines à dessiner le soir (insta :@arnaudpfef)