Helionnaly
Helionnaly est l’une des plus vastes cités qu’il m’ait été donné de parcourir. Elle regroupe en son sein plus que certains pays, certains disent même, plus qu’un continent. Selon les recensements que j’ai eu en ma possession, c’est quelque chose de l’ordre de 1/10e de nos congénères qui y ont un temps élu domicile. Peut-être en faites-vous partie?
À première vue, le paysage urbain semble des plus classiques. Des avenues alignant les devantures de commerces de tous acabits, des places ouvertes accueillant les marchés et associations les plus créatives, des places financières, des universités, des entreprises nourrisant le nerf de la compétition, et des espaces de loisir et de détente ponctuant ce territoire sans fin. Sans fin ? Toute personne ayant séjourné à Helionnaly vous le confirmera, rapidement après votre arrivée vous entendrez parler du contraire.
Le fameux mur d’Helionnaly, infranchissable selon certains, insensé pour d’autres, ne figure néanmoins sur aucune carte ni aucun blason de la cité. Qu’y a-t-il au-delà de cette enceinte verticale? Appremment la vraie ville d’Helionnaly. Car tous les résidents de cette gigantesque conurbation s’accordent à penser que la ville qu’ils pratiquent et vivent au quotidien n’est autre que la banlieue de l’originale cité d’Helionnaly.
L’espace bâti bardé de capteurs autorise ici la population à interagir constamment avec lui. Chaque appréciation, chaque partage, chaque commentaire, chaque proposition, chaque enrichissement, chaque contribution sont autant de manières de façonner l’espace commun, et de facto le visage éternellement en devenir d’Helionnaly. Tout est si personnalisé que les rues et epaces verts que vous parcourerez ne sont autres que les désirs, rêves et élucubrations des habitants incarnés dans le réel. La ville ici naît continuellement de la psyche des masses.
Tout, si ce n’est ce mur et ce qu’il renferme. Car si la ville ici est une réplique plus réelle que nature de l’imaginaire des hommes, le mur ne semble pas être issu de la multitude. Il vous faudra marcher longtemps parmi Helionnaly pour finir par faire enfin face au mur, mais une fois que vous aurez mis le doigt dessus, vous pourrez le longer des jours durant. Sa nature opaque et neutre ne dit rien de ce qu’il protège. Et je dois vous dire qu’à force de marcher avec lui à ma droite, j’ai entendu se dérouler milles et unes explications sur son origine et sa raison.
Le mur, sur son tracé, tranche des quartiers entiers, parfois coupe des vestiges archéologiques ou tire à travers champs. Après avoir suivi sa trace durant plusieurs jours, j’ai remonté le fil des anciens posés à l’ombre de leurs devantures. Assurés de leurs annales, ils m’ont affirmé que le mur ne sortit pas de terre de lui-même ; il n’est pas le fruit de l’imagination de quelques uns imposé à tous, il ne fut pas bâti à coup de “j’aime”, mais ce fut bien l’œuvre d’une entreprise extérieure. Mais qui aurait pu ainsi venir de l’extérieur mettre la main sur ce qui semble être le cœur historique d’Helionnaly, sans que personne n’y trouve rien à redire ?
Plus je remontais le fil des questions, plus j’avais le sentiment de tourner en rond, toujours avec le mur sur ma droite. Afin de prendre le recul nécessaire à mon enquête, j’entrepris de trouver un point haut de la ville, pour apprécier la forme du mur. Mais depuis la colline des six arbres, celle des vignes vénérables ou celle des oliviers, toujours la surabondance de bâtis, de signes, l’accumulation de rêves publics et l’enchevêtrement des appréciations m’obstruaient la vue. Impossible de saisir la forme du mur, ni d’en apercevoir une entrée. Je pressentais, pourtant, que dans ce mur réside la singularité d’Helionnaly, vaste complexe de tout ce qui s’imagine dans l’esprit des hommes.
Des jours durant, le désir de percer le mystère du mur me hanta. Innombrables sont les esthètes et savants qui s’essayèrent à comprendre le revers de cette énigme. Et à ce jour, celle-ci reste entière. Mais je tiens à partager avec vous une rencontre que je fis à Helionnaly, et qui peut-être vous éclairera sur une possible explication. L’homme dont il est question avait tout de l’allure hirsute des fous, flanqué d’un âne muet. Son verbiage distingué et appliqué néanmoins m’intrigua. Avec un sourire complice, il me posa une question, une seule question, qui je pense pourra vous mettre sur la voie.
“Si ce mur impénétrable semble protéger quelque chose, c’est qu’il doit la protéger de quelque chose d’autre qui se trouve à l’extérieur de cette enceinte, c’est-à-dire ici même dans le bain où nous nous débattons. Quelle est cette chose, ou ce climat, dont certains chercheraient à se protéger? La réponse à cette question vous mettra sur la voie de la cité originaire d’Helionnaly.”
À force de pratiquer les quartiers et districts de la ville animé de cette unique question, celle-ci opéra en moi comme une sorte d’échelle, m’autorisant à prendre de la hauteur. De ce point de vue en marge des affaires humaines, le vaste complexe des rêveries publiques que forme Helionnaly ne m’apparut plus comme assiégeant le mur ; c’est inversement le mur qui me sembla érigé afin de contenir, en marge de la vue du public, ce délirant commerce des intimités. Le trésor que protège le mur, c’est le concept de vie privée.