OuiShare, du jobless au jobout
Rassemblés à Barcelone, notre statut de “job-less” s’est transformé en une libération festive, comme si sonnait la fin d’un asservissement à son patron et le début d’une disponibilité retrouvée, comme si advenait là notre “job-outing” collectif.
En juin dernier se tenait le 3ème OuiShare Summit à Barcelone — oui oui, on est comme ça chez OuiShare, on se fait des “sommets européens”.
Personnellement, même si je comprends tout à fait la nécessité de se retrouver tous ensemble, l’idée de se faire quelque chose comme un “séminaire” et du “team building” nourrissait mes attentes tout autant que mes craintes. Si je tiquais sur ces pratiques, c’est qu’elles font référence au monde de l’entreprise que je connais, et que pour un collectif qui essaie d’inventer un peu l’avenir, je percevais là l’ornière productiviste du travail industrialisé.
Comme il m’est arrivé de l’écrire, je doute parfois de notre entreprise. Car dans nos vies parisiennes (pour les quelques-unes que je connais), bien que nous prêchions l’alternative collaborative, nous continuons de mener bon an mal an des vies de consultants, loin de la théorie, avec appartements, supermarchés, missions en free-lance, … Quand ce n’est que le sujet traité (l’économie collaborative) qui change, c’est un peu court pour faire de nous des personnes qui inventons l’avenir ou ceux capables de faire évoluer les cadres de référence.
Durant ce Summit donc, je partais sceptique et curieux, craignant de retrouver un avatar de séminaire d’entreprise cool tout en ayant envie de discuter en vrai avec ceux que je ne connaissais encore qu’en ligne.
Nous étions ainsi à Barcelone, entre 70 et 80 sous le chapiteau très agréable de la Torre Amat. En marge des échanges, on a entre autre bâti une tour humaine, animé des ateliers de travail au sujet de la gouvernance, du financement, de la capitalisation des savoirs, du rôle de chacun, … Il nous est aussi arrivé de nous retrouver dans des sessions collectives ; assis en rond, chacun partageait son ressenti et s’ouvrait un peu aux autres. Je me rappelle quelques sourires ou l’incrédulité dans le regard de certains, tant ce genre de contexte rappelle des pratiques de thérapies de groupe. “Oui, moi aussi j’ai arrêté”.
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé ; nombre d’entre nous ont fait part au reste du groupe “qu’ils avaient arrêté” et le collectif spontanément les applaudissaient. “I quitted…” Quitté quoi? Leur job. Les encouragements du groupe célébraient le temps libre retrouvé et encourageaient à le dédier aux envies personnelles, OuiShare étant l’une de celle-ci. Les récents travaux de Stéphane Hugon rappelle qu’à notre époque, la carrière n’a plus la cote. L’avancement, les promesses, le confort d’un bon job en CDI ne suffisent plus à l’épanouissement personnel, nous cherchons à “redevenir auteur de sa vie”.
Sous les applaudissements de Barcelone, le statut de “job-less” semblait se transformer en une sorte de libération festive, comme si sonnait la fin d’un asservissement à son patron et le début d’une disponibilité retrouvée, comme s’il s’agissait là d’un “job-outing” collectif. À l’instar des mouvements gay et lesbiens avec leur coming-out, ou sevrés des success stories à l’américaine des drop-out, nous voilà à inventer le job-out. Si ce qui innerve les autres mouvements est d’ébranler les structures en place, le patriarcat ou l’académisme pour les exemples cités, le job-out s’affranchit du plan de carrière : ceux qui faisaient part de leur départ volontaire, mettaient ainsi fin à leurs “occupations” salariées — cette “busy-ness” en anglais — pour “occuper” le terrain de ce qui leur importe — comme les initiatives Occupy ou Ignidados.
Cet engagement serait-il un simple pied de nez au chômage récurrent, en particulier chez les jeunes générations? Une façon de redonner du sens à une inactivité? J’aurais tendance à répondre par la négative, car ceux qui font leur job-out ont bien un emploi à quitter ; ils le mettent même en jeu pour retrouver leur disponibilité. Pour reprendre les mots d’André Gorz, il s’agirait plutôt d’un revirement du “travail en tant que fonction” — on dit avoir un travail, avoir un poste — vers le “travail en tant qu’action” — faire un travail, faire un projet.
Et c’est là un sujet bien d’actualité, si j’en juge le dernier sujet de philo au baccalauréat 2013 : “Le travail permet-il de prendre conscience de soi ?” Toujours est-il que le terme “job-out” a suscité pas mal de réactions et commentaires au sein de OuiShare ; il faut dire que l’on est en pleine commune, en pleine campagne de libération même, vues les tournées en cours en Amérique du Sud, en Scandinavie ou en Europe de l’Est.
Ok, le job-out, c’est bien, mais après? Comment on fait?
Si le travail n’est plus une fonction mais une action, comment vivre de ses activités? Aujourd’hui, pas de mystère ; à l’échelle individuelle, on est auto-entrepreneurs, freelances, indépendants, pigistes, consultants ; à l’échelle du collectif se montent des projets avec recherche de financements, et surtout s’écrivent et se testent des modes de coopération pour pérenniser l’action dans le temps.
Parmi les pistes émergent des modèles d’industrialisation de l’activité — comprenez d’intégration de savoirs-faire et d’optimisation d’une chaîne de production — en se gardant bien de reproduire la concentration du modèle que nous connaissons. Non pas que ce modèle soit mauvais en soit — il produit un degré de maîtrise et de capacité de production jamais égalé — mais il est questionnable en ce qu’il ne rétribue pas la valeur créée équitablement. Le récent article de Flore, au sujet de qui de l’entrepreneur ou de la communauté possède la chaîne de valeur, pose cette question de qui possède cette “industrie”?
Ce qui me plait au sein de ce collectif (et qui existe sûrement ailleurs au sein d’autres collectifs), c’est qu’à la différence de ce que j’ai connu précédemment en entreprise, il est possible d’associer plaisir et travail, de faire de la place au sensible, aux ressentis et aux envies particulières, tout en organisant le travail, les relations et la collaboration. En entreprise, le temps que je “consacrais” au collectif se devait d’être opérationnel et, dans ce contexte, ne générait pas de retours tangibles autre qu’une “prime” en fin d’année. Peut-être que l’organisation du temps de travail chez Google (1/5 de leur temps dédié à leur projets perso) est-il un premier pas dans ce sens ?
Mais au sein de Ouishare, plus que simplement quitter le “monde du travail”, nous nous retrouvons après notre job-out entre hédonistes de la collaboration pour faire société — au sens de société civile comme au sens de corporation — et nous y entraidons à se réaliser soi. Avec OuiShare, je ne sais pas si on invente l’avenir ; ce qui est sûr en revanche, c’est que chacun se donne les moyens de s’inventer chacun un avenir. Je me souviens que mes discussions avec Cristobal allaient dans ce sens et je trouve le post d’Étienne est très éloquent à cet égard.
Durant ce Summit, j’ai particulièrement apprécié rencontrer ces personnes et sentir qu’avec elles il y a une place pour le “soi” (différent de “l’égo”) dont je peux me saisir si je le souhaite. C’est un collectif de développement d’initiatives tout autant qu’un collectif de développement de soi. Ce faisant, ce qu’on est en train d’expérimenter s’apparente peut-être à un contrat social que l’on établit entre nous.
Au final, je ressors de ce Summit ragaillardi ; la collaboration agit comme une dope. Dans ce spleen post-fest, dans ce flottement après notre job-outing, subsiste une sensation d’ivresse. Celle des matins vierges. Des possibles. De l’indéterminé. Cet état d’esprit constitue à mes yeux une force, savoir qu’on ne sait pas tout, tout en sachant trouver les ressources pour entreprendre. Le pouvoir des commencements écrivait Myriam Revault-Dallone, “celui qui autorise”.