Une autre vue sur le manifeste Eco-Moderniste [1/3]

Marc Chataigner
Postscript on the societies of design.
7 min readOct 28, 2015
Eyes as Big as Plates # Pupi © Karoline Hjorth & Riitta Ikonen

Le titre est enchanteur, l’accroche délicieuse, et pourtant j’ai tout comme l’impression de m’être fait leurrer en lisant le manifeste des éco-modernistes. Par dépit, j’ai d’abord pensé commenter point par point ce manifeste, qui tient in fine davantage du délire utopique que du pragmatisme annoncé, puis une fois mes esprits retrouvés, j’ai réalisé qu’il s’agissait peut-être simplement d’un grand malentendu sur le terme de ‘découplage’.

“(…) nous réaffirmons un idéal du mouvement environnemental de longue date, selon lequel l’humanité doit (a.) réduire ses impacts sur l’environnement afin de laisser plus de place à la nature, tandis que nous en rejetons un autre, selon lequel (b.) les sociétés humaines doivent s’harmoniser avec la nature afin d’éviter un effondrement économique et écologique.”

L’enjeu que partagent les auteurs, est d’embrasser l’idée d’un découplage entre l’économie et l’environnement, afin de limiter l’empreinte des activités humaines sur ce dernier. Le pragmatisme de cette modération annoncée se trouve à mon sens ruiné dans la fausse bonne idée du ‘découplage’ envisagé. Avant de conclure à leur manière en faveur des nouvelles technologies comme seul salut pour un futur souhaitable, telles que la fission nucléaire ou les OGM, il est primordial de poser la question du rapport à la technologie comme seul rapport au monde possible, puis de là, élaborer une idée d’un découplage pérenne.

1. De l’idée de découplage comme salut

“Intensifier beaucoup d’activités humaines – en particulier l’agriculture, l’extraction énergétique, la sylviculture et les peuplements – de sorte qu’elles occupent moins les sols et interfèrent moins avec le monde naturel est la clé pour découpler le développement humain des impacts environnementaux.”

L’idée à la fois de densification et d’une moindre déperdition que suggère “l’intensification des activités humaines”, pour qu’elles occupent moins d’espaces, est essentielle pour renforcer la pérennité des formes de vivant et de leurs habitats. En revanche, l’objectif de sanctuariser par endroit la nature en assurant une non-interférence des humains et un découplage avec la valeur économique s’avère utopique. Aujourd’hui déjà, une aire protégée ne peut décemment pas fonctionner comme un sanctuaire sans financements extérieurs ni gestion humaine. Seules des zones contaminées ou impropres aux activités humaines, penez par exemple à la zone autour de la centrale de Tchernobyl, sont de facto ‘respectées’. Et encore, pas pour une durée indéfinie.

Selon les auteurs du manifestes, discuter le principe du ‘découplage’ relèverait de l’abbération tant il s’incrirait en continuité d’un mouvement mythique à l’œuvre depuis des millénaires. Reprenant une vision convenue, les humains se distingueraient du reste du vivant avant tout par leur civilisation et leur urbanité, c’est-à-dire par ce qui tiendrait de leur ‘exclusivité’, leur capacité à se penser comme ‘en dehors de quelque chose’, ‘en dehors du sauvage’, ‘en dehors de l’animal’, ‘en dehors du naturel’. J’écris ‘humains’, il faudrait évidemment préciser ‘Occidentaux modernes’. En termes économiques, le découplage, ce fut aussi plus récemment la dissociation du Dollar de l’étalon or en 1971, rendant possible la création de valeurs financières incommensurables des dernières décennies. Le découplage, c’est plus communément une image que citent à plusieurs reprises les éco-modernistes : la distinction du milieu urbain vis-à-vis de son pendant rural.

“Les villes symbolisent et dynamisent le découplage entre l’humanité et la nature, en étant beaucoup plus performantes que les économies rurales à répondre efficacement aux besoins matériels tout en réduisant les impacts sur l’environnement.”

Selon eux, la vie urbaine serait la forme la plus économe en ressources. Dans sa forme actuelle, rien n’est moins établi. Et l’idée de produire plus en polluant moins, le découplage effectif reste particulièrement discuté. L’économiste et ancien conseiller de Tony Blair, Tim Jackson, distingue dans son ouvrage de référence Prosperity without growth, les notions de “découplage relatif” (baisse d’énergie nécessaire par produit) et “découplage absolu” (baisse en consommation totale d’énergie par un secteur) et indique que la consommation absolue en énergie continue à augmenter en dépit des améliorations technologiques.

Déjà dans les années 70, l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen expliquait que “loin de nous libérer de la nature, (…) la techo-science de la civilisation industrielle nous soumet plus que jamais aux contraintes énergétiques et matérielles dont elle est tributaire”. La fée électricité par exemple, vénérée par Zola en son temps, idéalisée par les éco-modernistes aujourd’hui, a tout d’une énergie ‘propre’, mais n’en nécessite pas moins une extraction de matières fossiles, leur acheminement, leur traitement puis leur combustion, pour la distribuer en en perdant le moins possible en cours de route. La notion d’énergie ‘propre’ est donc à détailler. De l’énergie ici, ce sont des mines là-bas, ou même un barrage, avec de l’eau et sa puissance motrice. Vu depuis notre milieu urbain, il semble parfois aisé d’oublier ce qui se trame derrière un simple interrupteur. En devenant une commodité, une technologie s’apparente à une interface qui tend à masquer les rouages techniques et logistiques de son fonctionnement, et cherche ainsi à s’approprier un caractère ‘magique’ ; il n’est plus nécessaire de savoir ‘comment ça marche’, ‘Ça’ marche. Miracle. Mais c’est toujours de la matière et de la physique qui se cachent au-delà des commodités qui nous parviennent.

Nicholas Georgescu-Roegen allait même plus loin, en expliquant que la massification d’une technologie accélère d’autant l’exploitation des ressources nécessaires au fonctionnement de celle-ci et mène quasi-systématiquement à l’épuisement des ressources qui lui sont nécessaires. Alors qu’une technologie qui ne serait pas ‘scalable’ n’aurait que peu d’intérêt pour les éco-modernistes, désireux d’intensifier les activités humaines, toute entreprise d’intensification mènerait en bout de course à une pression d’autant plus forte sur un coin de notre planète. Espérer alors, comme ils le proposent, que ce coin reste bien un ‘coin’, que les instances politiques imposent aux industries de se limiter pour laisser des pans du globes inviolés, relève à mon sens de l’utopie douce. Sans compter les aires protégées qui continuent d’être en partie pillées aujourd’hui, les coins les plus reculés et inhospitaliers du globe n’ont jamais été aussi convoités qu’à notre époque.

Dans les anénes 70 déjà, Nicholas Georgescu-Roegen nous rappelait qu’aussi distantes et virtuelles puissent être nos interactions avec le monde environnant, nous ne sommes jamais qu’au bout d’un long cordon solidement ancré dans cet environnement réel. Même nos modes de vie urbains qui se veulent ‘découplés’ n’existent que dans ce monde environnant. Il est toujours là. C’est se mentir que de nier son existence englobante ou ce qui nous relie à lui. Dans Sphères, le philosophe Peter Sloterdijk prend l’exemple du fœtus qui, au chaud dans l’utérus, ne peut réaliser la dualité de sa situation. Et même une fois ‘découplé’ de sa mère, quand il naît le liquide amniotique qui remplissait ses poumons est remplacé par l’air, et il prend ainsi place au sein d’une autre matrice, la biosphère. Le placenta s’étend à l’échelle de la biosphère toute entière! Mais l’individu ne réussit pas plus alors à penser la dualité de sa situation autrement que par une scission nature/culture (mère/individu), et jamais ne parvient à identifier cette substance transparente au sein de laquelle il évolue et qui maintient le vivant en place. Tous les vivants. Si je raisonne dans l’idéal du découplage éco-moderniste, un fœtus devrait à terme pouvoir être conçu ex-utero, les parents seraient des physiciens-chimistes, ou simplement des consommateurs de fœtus, et la famille se manifesterait sous la forme d’un simple contrat, garantie, mode d’emploi et service après-vente. (Une fois encore, ce petit d’homme dont il est question est un ‘Occidental moderne’.)

Pour dépasser cette dualité, Bruno Latour offre dans Face à Gaïa, une lecture de ce vertige qui accompagne toute tentative de repenser notre rapport au monde, fréquente dans les débats sur l’écologie par exemple. Selon lui, il tient au fait que d’un côté, la crise écologique nous est présentée comme “la découverte toujours à recommencer que ‘l’homme appartient à la nature’”, lorsque d’un autre côté la notion “d’altération du rapport au monde, c’est le terme savant pour désigner la folie”. À nous penser comme distincts de ce monde-ci, nous serions à ce point ‘aliénés’ que nous rappeler que ‘l’homme appartient à la nature’ rendrait fou, car alors, si l’homme est ‘naturel’, il ne peut être en même temps ‘humain’ (c’est-à-dire distinct de la nature). Bref, tout horizon d’un découplage n’est autre que le rêve d’une aliénation. Bruno Latour détaille son propos en étudiant ce que nous mettons derrière le terme de ‘nature’. Il rappelle qu’il est source d’un profond malentendu et précise que “l’expression ‘appartenir à la nature’ n’a guère de sens puisque la nature n’est qu’un element d’un complexe d’au moins trois termes : celui qui lui fait pendant, la culture, et celui qui repartit les traits entre les deux. En ce sens, la nature n’existe pas (comme domaine), mais seulement comme la moitié d’un couple défini par un concept unique”, qu’il nommera par la suite ‘monde’.

Lorsque ce ‘monde’ se rappelle à notre réalité, lorsqu’il nous faut raisonner au-delà d’une dualité humain-environnement dont nous serions le pôle référent, poursuivre tête baissée dans la voie du ‘découplage’ idéal peut s’apparenter à un mécanisme de défense, visant à maintenir à distance ce qui nous environne et nous dépasse, mais relève in fine de l’aliénation pure et simple.

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Marc Chataigner
Postscript on the societies of design.

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