Pourquoi, d’une certaine façon, les librairies en ligne encouragent-elles le piratage
par Jean-François Gayrard
Oh, je sens que rien que le titre de ce billet va faire grincer des dents, mais je ne peux pas m’empêcher de l’écrire. Le déclencheur, c’est la parution d’un article dans Le Monde intitulé « Lire sur un smartphone me rend complètement addictif » et la lecture des différentes témoignages qui composent l’essentiel de l’article. Et quelque chose m’a tout de suite sauté aux yeux, quelque chose dont j’essaye de faire comprendre en vain depuis maintenant près de 4 ans, nous qui, à l’instar de Publienet, Walrus et d’autres éditeurs « pure-player » diffusons nos fichiers numériques depuis 2010 sans DRM (et je vous rassure nous sommes tout autant piratés que si nous avions mis des DRM et en moyenne nos titres ne coûtent pas plus de 3.99€ — un jour il faudra expliquer que les droits des lecteurs auxquels on tient certes, s’arrêtent là où commencent ceux des auteurs, même et surtout en numérique — mais ceci est un autre débat).
Donc revenons aux témoignages de nos accros à la lecture numérique sur smartphone (moi perso, je ne lis pas sur mon smartphone, je suis à 200% très liseuse). Voici quelques extraits :
Pour commencer, j’ai téléchargé des livres sur une plateforme pirate dédiée aux livres. Du JK Rowling, Murakami. J’ai trouvé des plateformes pour des livres libres de droit (Tolstoï, Dostoievski et cie) et désormais j’en achète… quelques uns… Parce que même si ça change désormais, je ne comprends pas la différence de prix nulle entre une version numérique et une version papier. »
Ou encore :
Cependant, je n’ai jamais acheté de livres numériques, me contentant de livres du domaine public (ou d’autres livres trouvables gratuitement dans les méandres d’Internet !).
Et aussi :
Mais peu après, j’ai tout de même trouvé que les livres numériques étaient chers, pour des objets intangibles. Sont-ils d’ailleurs des objets ou des services ? Une chose est sûre, cela m’a incité à découvrir ou redécouvrir les classiques de la littérature française, ceux-là étant gratuits.
Et un petit dernier :
Depuis, j’ai téléchargé des Jules Verne sur le site ebookgratuits. Par contre je n’ai pas encore acheté d’ebooks sur des plates-formes “officielles” par crainte de ne pouvoir lire librement à cause des DRM.
Manifestement à la lecture de ces témoignages, le même refrain revient : les livres numériques sont trop chers, mais surtout que les livres numériques que les lecteurs aimeraient acquérir légalement et qui existent pourtant ne sont pas suffisamment accessibles (c’est le cri du coeur des lecteurs et non le nôtre, vous en conviendrez en lisant les témoignages). Pourquoi ? Manifestement, les lecteurs ne savent pas qu’il existe une offre chez des éditeurs comme Numeriklivres, Publienet, Walrus, La Matière Noire et j’en passe, qui correspond pile à leurs attentes. Ces lecteurs ne nous connaissent pas, et nous devons en assumer une part de responsabilité. Malgré le fait que nous soyons pratiquement omniprésents sur les réseaux sociaux depuis presque toujours (c’est là qu’on prend la mesure de l’inefficacité des réseaux sociaux sur le long terme), les lecteurs ne nous connaissent toujours pas. Bien évidemment, nous n’avons pas d’auteurs vedettes dans nos catalogues, nous n’avons pas les moyens d’acheter des 4x3 dans les centres urbains. Bref, nous n’avons pas (encore) les moyens d’aller toucher M. et Mme Tout le monde, parce que M. et Madame Tout le Monde ne passe pas sa vie à mettre sa vie en scène sur Twitter ! La vérité est ailleurs, en tout cas, dans la vraie vie, en ce qui nous concerne.
les librairies en lignes préfèrent gagner 30% sur un fichier à 15€ avec DRM que 30% sur un fichier à 3,99€ sans DRM, même si cela ne correspond pas aux attentes des lecteurs qui ont choisi de lire en numérique.
Que nous reste-t-il ? Les librairies en ligne avec paraît-il des libraires derrière l’écran qui font plein de découvertes (si, si c’est vrai, ils le disent souvent sur Twitter). Allez sur les pages d’accueils des librairies en ligne et que voyez-vous ? Généralement, les versions numériques des best-sellers qui fonctionnent déjà dans les librairies physiques. Et qu’importe si le fichier ePub du dernier prix Goncourt coûte à peine moins cher que l’édition papier et est bardé de DRM, le libraire en ligne n’a pas trop envie de se casser la tête, et surtout n’a pas trop envie de se mettre à dos la chaîne qui vend des “vrais livres”, parce que c’est bien connu qu’un ebook, c’est un faux livre ! Vendre ce qui fonctionne déjà, c’est plus simple que de vendre le titre 100% numérique sans DRM d’un auteur inconnu au bataillon à 3.99€. Et puis, il ne faut pas se le cacher ; les librairies en lignes préfèrent gagner 30% sur un fichier à 15€ avec DRM que 30% sur un fichier à 3,99€ sans DRM, même si cela ne correspond pas aux attentes des lecteurs qui ont choisi de lire en numérique.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas mettre en avant les versions numériques des best-sellers — il faut bien que le libraire vive, ce n’est après tout qu’un commerçant comme les autres quoiqu’on en dise — mais j’aimerais qu’on m’explique au nom de quoi les libraires sont, soit-disant, les garants de la diversité éditoriale dans ce cas ?
Les librairies en ligne n’ont-elles pas aussi une responsabilité dans la lutte contre le téléchargement illégal, en ne mettant pas en avant une offre qui corresponde davantage aux attentes des lecteurs numériques ?
Je comprends mieux maintenant pourquoi le lecteur qui arrive sur la page d’accueil d’une librairie en ligne part en courant et préfère télécharger des titres gratuits du domaine public ou télécharger le dernier Stephen King dont la version numérique coûte 15€ alors que la version poche coûte 8€ sur des sites de téléchargements illégaux (une loi pour le prix unique tout le monde en veut une, mais une loi pour un prix cohérent entre papier et numérique, ça c’est vraiment pas nécessaire ? Normal, pourquoi faire une loi à l’avantage du lecteur/consommateur ?). Les librairies en ligne n’ont-elles pas aussi une responsabilité dans la lutte contre le téléchargement illégal, en ne mettant pas en avant une offre qui corresponde davantage aux attentes des lecteurs numériques ? Si elles le faisaient plus régulièrement, peut-être que les lecteurs seraient moins enclins à télécharger illégalement ou juste des textes du domaine public ? La question mérite d’être posée. Le piratage, on ne le combattra pas avec des verrous numériques, cela ne sert strictement à rien, mais en offrant aux lecteurs une offre qui corresponde à ses attentes. À condition que les acteurs de l’écosystème de la lecture numérique, dont les libraires, jouent réellement leur rôle de découvreur, même (et surtout) derrière un écran d’ordinateur car ils n’ont plus à pousser des cartons, et ont donc du temps pour découvrir des textes.
Toutes les lois du monde pour réguler un prix, des frais de port, tous les verrous de la Terre, et toutes les subventions pour tenir sous perfusion un réseau qui ne veut pas s’adapter aux nouvelles façons de consommer des produits culturels, ne changeront en rien cette réalité.
One more thing (et oui je plagie un grand monsieur), il n’y a pas besoin d’avoir fait HEC pour comprendre cela : si l’offre légale qui correspond aux attentes des lecteurs qui ont choisi de lire en numérique n’est pas valorisée alors ce même lecteur choisira inévitablement le gratuit et les plateformes illégales. Et le lecteur sera toujours gagnant, sa façon à lui de faire un beau bras d’honneur aux professionnels du livre. Et nous, éditeurs numériques, mais aussi les auteurs en quête d’une légitime reconnaissance, nous en ferons également, bien malgré nous, les frais, parce que tant pour la profession (surtout pour la profession) que pour les lecteurs, nous n’existons pas. Toutes les lois du monde pour réguler un prix, des frais de port, tous les verrous de la Terre, et toutes les subventions pour tenir sous perfusion un réseau qui ne veut pas s’adapter aux nouvelles façons de consommer des produits culturels, ne changeront en rien cette réalité.