Adieu, Monsieur le Professeur !

A. E., In memoriam

Anj Pambüh
6 min readJan 2, 2014

Quand vient la fin de l’année, tu te dis : et si j’allais me faire poncer l’épiderme peinard dans les frimas de la Mazovie ? Et puis, la Vistule, en cette saison de l’année, sa végétation, ses serpentinnages, son gris mat, ça doit bien valoir un billet, tu te dis. Et là, ni une ni deux, te voilà embarqué ! Des jours entiers à t’emplâtrer des bortsches, des harengs, des pierogis, des makowiecs, des pierniks, et toutes sortes de mets dont les origines, si t’as bien compris, remontent parfois aux Teutons et aux Tartares. Des jours entiers, aussi, à écluser des breuvages-tu-sais-même-plus-c’est-quoi-leurs-noms. T’avais pas déjà le profil très weight-watchers au moment de ton départ, au moment du retour te voilà carrément recouvert des charmes onduleux et boisés d’une barrique !

Dans l’avion, en rentrant, tu penses à la jeune femme assise à ta droite. Tout à l’heure, elle a ôté ses bottes : pour être plus libre de ses mouvements au moment de nager quand s’écrasera l’Air France qui vous ramène, t’a-t-elle dit. Tu penses que les églises devraient songer à installer des succursales dans chaque aéroport : il n’y a guère plus croyant, en tout cas plus disposé à accueillir la parole divine, que celui ou celle qui va prendre un avion ! Tu penses aussi aux deux-trois trucs qu’il faudrait faire en rentrant, des trucs que, par flemme, t’avais différés pour après les vacs mais que tu ne peux plus reculer maintenant.

En aucun cas, tu ne penses au bonhomme qui, à la Fac, a dirigé tes premiers pas dans la recherche, et dont le nom, à tout jamais, est inscrit en lettres glorieuses sur les pages de garde de tes mémoires de 3e et 4e années, de même que son écriture manuscrite barre les marges et emplit les interlignes des pages qui forment les épreuves préparatoires à ces mémoires. Tu ne l’as pas revu depuis longtemps, précisément depuis le jour de ta soutenance de mémoire de 4e année. Il y a quelques années, il a généreusement rédigé pour toi, à ta demande, une lettre de recommandation pour une université américaine où t’envisageais de passer une année dans le cadre de tes recherches. Quand tu nourrissais encore quelque prétention mandarinale, t’avais pris attache avec lui, alors qu’il était chef de département, dans le cadre d’un éventuel retour au bercail, dont la perspective l’enchantait fortement, t’avait-il semblé. Puis, t’as eu de moins en moins de nouvelles. De loin en loin, te parvenaient des échos de lui. Il était désormais dans l’orbite du pouvoir étatique, te rapportait-on, on apercevait sa bobine à la téloche …

Et puis, soudain, la mort ! Apprise, comme ça, au retour des vacs, presqu’à la descente de l’avion, dans le brouhaha des voeux et des polémiques de fin d’année sur les rezosociaux. Et comme à chaque fois dans ces cas-là, tu ne sais pas penser et dire autre chose que : ça n’est pas possible !

Dans son Adieu à Levinas, Derrida évoque cette traversée de la parole qu’il est nécessaire à l’endeuillé-e d’accomplir pour parler de celui ou celle qui vient de mourir. Pour parler de lui et à lui, d’elle et à elle. On manque toujours de mots à ce moment-là, dit Derrida en substance, qui reprend le sentiment populaire. Mais, la vérité, au fond, te semble t-il, c’est précisément qu’on manque aussi de sentiments, d’émotions, au moment précis de l’annonce d’un décès. On n’est pas triste. Ni en colère. Ni désemparé. On n’est pas en désarroi. Pas bouleversé. Pas peiné. Tout ça vient après, parfois longtemps après, quand, paradoxalement, l’événement a mis de la distance entre lui et nous. Sur le moment, quand l’événement est encore proche de nous, quand on lui est encore collé sans jeu, c’est-à-dire sans truquer et comme on dit d’une porte qu’elle a du jeu, on ne sait pas ce qu’on éprouve, sans doute parce qu’on n’éprouve rien, parce qu’il est impossible d’éprouver quoi que ce soit à ce moment-là. La mort d’autrui, à l’instant précis où elle nous arrive, n’a pas de sens : elle est sans signification et sans sensorialité.

Certes, on tremble toujours, physiquement, à l’annonce de la mort d’autrui, mais ce n’est pas de peur qu’on tremble, ni de ce froid qu’on dit propre à la Camarde. On tremble du tremblement de la terre qui s’ouvre sous nos pieds, du ciel qui vacille au-dessus de nos têtes et sur lesquelles il vient immanquablement s’abîmer. Cette fin du monde, chaque fois unique, pour reprendre un autre titre de Derrida, c’est précisément ce qu’il faut accueillir au moment où le monde, en nous et autour de nous, se soustrait à ses formes. Et, en l’espèce, accueillir cette fin du monde comme on recevait autrefois la leçon du maître : sans nécessairement comprendre, et toujours en (se) questionnant.

Mais, ce n’était pas ton maître, c’était ton professeur. Un maître, dit George Steiner quelque part dans Maîtres et disciples, est avant tout celui qui enseigne en existant, celui dont la vie est en soi une leçon. Au contraire, vos rapports sont toujours demeurés dans le cadre administrativement réglé de la relation pédagogique la plus classique. Vous n’étiez pas amis, non plus. Il n’y a jamais eu de familiarité entre vous, tu n’as jamais eu de familiarité avec aucun-e de tes enseignant-e-s, même pas en thèse où il est assez fréquent que les étudiants soient à tu et à toi avec leurs enseignant-e-s, qu’ils appellent par leurs prénoms et avec qui ils vont boire des coups. Mais, vous étiez l’un à l’autre liés par une relation enthousiaste, peut-être même par un peu d’affection, en tout cas par beaucoup de bienveillance l’un pour l’autre, une forme de sollicitude aussi, une relation vigilante et sans complaisance (de sa part) ni flagornerie (de ta part). Au point que ce qui reste de lui au moment du bilan, pour parler l’épouvantable langage de la comptabilité, ce ne sont pas les attributs et le bagage habituels du maître : une voix, un corps, des maximes. Ce qu’il (te) reste, c’est le style du professeur, malin et habile, gentiment chahuteur aussi. Et sa méthode, bien sûr, heuristique et au ras des textes, tout entière présente dans l’analyse, en 2e année, du merveilleux “Annabel Lee” d’Edgar Allan Poe …

Il n’aura pas eu le temps de forger une oeuvre à la mesure de son talent, immense au demeurant. Tu soupçonnes, sous-jacents à ça, une forme d’échec de la volonté, un souverain et aristocratique aquoibonisme. Son ambition était nationale, t’a-t-il toujours semblé. Elle n’allait guère au-delà. Or, il avait conscience de sa valeur. Dans cette mer un peu basse qu’est le département d’anglais de Libreville, il se plaçait au-dessus du niveau des eaux. Passer les grades académiques dans un pays où ceux-ci se décident parfois au palais présidentiel, à quoi bon ? Publier dans un univers où ceux qui ne le font pas ne sont jamais assurés de périr, pour quoi faire ? Publier pour se faire lire — et éventuellement se faire critiquer — par des “collègues” qu’il était persuadé de dominer de la tête et des épaules et qui n’ont même jamais fait paraître le moindre article dans le plus minable des quotidiens nationaux ? Trop peu pour lui ! Il ne t’a jamais rien confié là-dessus, bien sûr, mais …

Comme on ne prête qu’aux riches, l’arrière-garde du ressentiment lui a prêté beaucoup de choses : l’immodestie des gens qui se savent doués, une forme de désinvolture avec ses cours, une légèreté coupable dans les affaires administratives, la jouissance éhontée de ses étudiants, comme Socrate avec Alcibiade, sauf qu’Alcibiade était un garçon …

Il polarisait les étudiants, c’est vrai. Ceux qui l’aimaient et ceux qui le détestaient se divisaient en deux moitiés nettes. Mais ceux qui l’aimaient, l’aimaient souvent pour de mauvaises raisons, et ceux qui le détestaient, le détestaient pareillement, la plupart du temps, pour de mauvaises raisons. Les premiers étaient fascinés par son (presque) impeccable accent americain, c’est-à-dire par ce qu’il y avait de moins essentiel chez lui. Les seconds lui reprochaient, surtout lorsqu’il était chef de département, d’oeuvrer à leur échec scolaire, c’est-à-dire de ne pas être suffisamment complaisant avec eux et de ne pas savoir fermer les yeux, comme trop d’autres, sur leurs rédhibitoires lacunes.

Mais tout ça, désormais, est derrière nous : des “minor quibbles”, comme il avait coutume de dire lui-même.

Adieu, donc, cher Professeur !

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Anj Pambüh

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