Bienvenue dans la légion !

Les légions ont assuré à l’Empire romain une période de prospérité sans précédent. Un ouvrage dresse le portrait de cette armée qui excelle dans l’art de la guerre pour imposer la paix. Article publié initialement dans le Matin Dimanche.

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !
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7 min readFeb 5, 2016

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Scène d’introduction du film « Gladiator », présentant une légion bataillant contre des Germains.

« Varus, rends-moi mes légions!» se serait exclamé plus d’une fois l’empereur Auguste en se frappant la tête contre les murs. En l’an 9 ap. J.-C., le fameux Sextus Quinctilius Varus commande pas moins de trois légions romaines basées sur les territoires germains. Lors de la bataille de Teutobourg, ses troupes sont annihilées par une coalition de différentes tribus germaines. Acculé par la défaite, le légat Varus se suicide à l’aide de son glaive. Sa tête finit sur les genoux de son empereur qui se lamente sur la disparition d’une importante partie de ses combattants. Un désastre pour l’armée impériale, qui ne reformera plus jamais ces «légions perdues».

Pourtant, les Romains ont certainement formé l’une des armées les plus efficaces de toute l’histoire. Les légionnaires ont permis à Rome de se tailler un empire et de le conserver pendant près de cinq siècles. Dans son dernier ouvrage, «La guerre romaine», l’historien Yann Le Bohec s’interroge sur les raisons de cette domination et sur le déclin du système militaire romain.

Policiers et militaires

Au début du principat, cette période au cours de laquelle les premiers empereurs se sont efforcés de maintenir les institutions républicaines en marge de leur pouvoir, l’empire compte un peu plus de vingt légions, composées d’environ cinq milles combattants chacune. Ces unités prennent leurs quartiers sur les différents territoires contrôlés par les Romains. On en trouve dans des provinces qui n’ont pas de frontières avec d’autres Etats. Mais la plupart se situent aux limites de l’empire. Il s’agit autant de surveiller les populations autochtones, en prévenant les rébellions, que de tenir à l’œil de turbulents voisins. Les légionnaires sont à la fois des policiers et des militaires.

L’empire romain atteint son apogée sous l’empereur Trajan avec la conquête de la Dacie et d’une large partie de la Mésopotamie.

L’armée romaine est aussi un puissant régulateur social. Tous ses soldats sont des citoyens romains. Durant les siècles qui précèdent l’époque impériale, des réformes militaires ont lieu. En 107 av. J.-C., le consul Marius autorise l’engagement de citoyens pauvres. Ces derniers trouvent dans la Légion un statut plus important ainsi qu’un salaire. Plusieurs siècles plus tard, l’empereur Septime Sévère élève au rang de citoyen tous les hommes libres de l’empire. Qu’on ne s’y trompe pas, il s’agissait surtout de renflouer les rangs des légions.

Sous les premiers empereurs, l’armée romaine est une institution fiable, formée par des hommes entraînés et soumis à une discipline de fer. Si les officiers craignent les désertions, les empereurs et les légats (un titre qui équivaut à celui de général) redoutent tout particulièrement les mutineries. Les légionnaires reçoivent donc une solde généreuse, particulièrement les prétoriens qui forment la garde rapprochée de l’empereur et dont les quartiers se situent à Rome même. Mais quand la carotte ne fonctionne pas, on n’hésite pas à agiter le bâton. Rarement utilisée, la décimation est une sanction qui frappe une unité entière. Les hommes sont alignés et un soldat sur dix est exécuté. L’empereur Auguste, de son côté, n’hésite pas à licencier sans commoda (l’indemnité que touchaient tous les soldats à la fin de leur service) une légion entière qui fleure bon la sédition.

Au cours des deux premiers siècles de notre ère, la domination de l’armée romaine est sans commune mesure. Ses principaux adversaires sont des tribus germaines en Europe qui peinent à se fédérer et les Parthes puis les Perses en Orient, des peuples qui ne possèdent pas encore d’infanterie lourde capable d’affronter efficacement les légions. L’empire doit également faire face à d’importantes révoltes en Bretagne ou encore en Judée. Mais le principal danger semble venir de l’armée elle-même. A la mort de l’empereur, certaines légions acclament leur commandant et le désignent comme successeur. Lors des guerres civiles, des légions s’affrontent, se détruisent et quittent les positions stratégiques qu’elles occupent aux frontières de l’empire.

Un long déclin

A partir du IIIe siècle, la situation se corse. De grandes coalitions de peuples germaniques se forment. Les Alamans et les Goths, par exemple, commencent à grignoter l’empire. En Orient, les Perses bénéficient des compétences de déserteurs romains. Ils se dotent de fantassins et appliquent les tactiques et les techniques de leur ennemi. L’empire a entamé son long déclin. Les légionnaires romains des IVe et Ve siècles ont oublié une partie des recettes qui avaient permis à leurs ancêtres de mener des guerres avec succès, conclut l’historien Yvon Le Bohec: «L’organisation, la hiérarchie, le recrutement, la discipline, l’exercice, la tactique et la stratégie. L’Occident ne possédait plus l’armée qui lui aurait permis d’être sauvé.»

A lire :

«La guerre romaine — 58 av. J.-C. — 235 ap. J.-C.», Yann Le Bohec, Editions Tallandier. En librairie.

« les légionnaires romains bénéficiaient d’un très bon entraînement et d’un matériel d’excellente qualité »

Entretien avec Pierre Ducrey, professeur honoraire d’histoire ancienne à l’Université de Lausanne et grand spécialiste de la guerre et des conflits dans la Grèce antique.

© Allez Savoir

Vous avez commencé à vous intéresser à l’histoire de la guerre dans l’Antiquité dès les années 1960. Comment cette idée vous est-elle venue ?

A cette époque, on a progressivement abandonné l’histoire événementielle, même dans le domaine de l’Antiquité, pour se concentrer sur une histoire plus thématique. Pour ma part, j’ai développé une approche sociologique de la victoire et du traitement des vaincus, en particulier des prisonniers de guerre, dans la Grèce antique. C’est au cours de ces années que j’ai rédigé ma thèse de doctorat sur ce sujet. Par la suite, en plus d’être historien, je suis devenu archéologue.

Est-ce que les Romains sont tributaires des Grecs en matière de guerre ?

Oui en partie. L’armée romaine, tout comme la macédonienne, est formée de professionnels. En Grèce, un changement important s’amorce avec Philippe II, le père d’Alexandre le Grand. Auparavant, les Grecs formaient des armées de milice qui se battaient en été mais qui étaient de retour pour les moissons. L’armée macédonienne rompt avec cette tradition. La formation militaire qui lui permettra de remporter de nombreuses victoires, c’est la phalange. Il s’agit d’un carré, formé par des hommes portant des lances allant jusqu’à 8 mètres de long. Cette unité fonctionne comme un rouleau compresseur qui écrase l’ennemi avec l’appui de la cavalerie. Mais les Romains en viennent à bout.

Comment cela ?

La bataille de Cynoscéphales est emblématique. Elle se déroule en 197 avant J.C. et oppose Romains et Macédoniens dans le Nord de la Grèce. Le terrain, accidenté, est favorables aux Romains. La phalange a tendance à se disloquer. Les Romains, dont les soldats sont armés du pilum, d’un glaive et d’un grand bouclier, forment de petites unités autonomes, qui parviennent à s’engouffrer dans les brèches. Les porteurs de sarisses (longue lance macédonienne) n’ont pas beaucoup d’armement défensif à opposer à leurs adversaires une fois que ces derniers ont passé la barrière des lances. La grande nouveauté, c’est la création de manipules, de petites unités de soldats dirigés par un officier capable de prendre des initiatives et de diriger ses hommes de manière autonome sur le champ de bataille. Il faut ajouter à cela que les légionnaires romains bénéficiaient d’un très bon entraînement et d’un matériel d’excellente qualité. Ils sont disciplinés et bien organisés.

Sur quelles informations travaille un historien qui s’intéresse à la guerre dans le monde antique ?

Pour étudier la sociologie de la guerre dans l’Antiquité, il y a d’abord les textes que nous ont laissés les auteurs antiques et les inscriptions sur pierre que l’on trouve dans les lieux publics. On s’appuie ensuite sur les images : vases, sculptures, bas-reliefs. On peut aussi compter sur l’archéologie. Nous avons retrouvé de nombreux casques, armes et armures. L’archéologie expérimentale s’efforce de reconstituer les conditions dans lesquelles on se battait. Un beau spectacle, dont on peut avoir une idée grâce à certains films !

Quel regard porte l’historien que vous êtes sur les conflits modernes comme ceux qui secouent le Moyen Orient ?

Il me semble qu’on assiste ici à un changement de paradigme. Des Sumériens aux Mycéniens en passant par les Romains, les chevaliers du Moyen Age ou même nos soldats modernes, on s’est toujours employé à protéger les corps et donc la vie des combattants. Ce n’est pas le cas de certains fanatiques d’aujourd’hui qui n’hésitent pas à se suicider ou dont on fait exploser les corps à distance dans le cadre d’attentats terroristes. On accorde une valeur moindre à la vie du combattant.

Est-ce vraiment nouveau ? Après tout, les kamikazes de la Seconde Guerre mondiale faisaient pareil …

Non, je ne le pense pas. L’action des kamikazes s’est développée à la fin du conflit. Je crois qu’il s’agissait surtout d’un ultime acte d’allégeance à l’empereur japonais, un sacrifice suprême et l’expression d’un code d’honneur très strict, plus que d’une tactique pensée pour remporter la victoire. A mon avis, avec les attentats suicides, on ne cherche plus aujourd’hui à protéger les combattants. Au contraire, on organise leur sacrifice dans le but de remporter une victoire. On assiste à une inversion du modèle occidental de la guerre.

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