capture d’écran d’une miniature turque du XVe siècle illustrant la prise de Constantinople. © DR

la chute de l’Empire byzantin était-elle inéluctable ?

L’entité politique qui se présentait comme l’Empire romain d’Orient et qui s’est étendu en Asie, en Europe et en Afrique a résisté à ses voisins durant onze siècles, jusqu’en 1453. Dans un récent ouvrage l’historien Michel Kaplan revient sur les éléments qui ont permis cette incroyable longévité. Cet article est la version longue d’un papier paru initialement dans le Matin Dimanche.

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !
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8 min readJun 1, 2016

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Constantinople, mai 1453, l’empereur arpente nerveusement les remparts qui ceignent sa capitale, attendant la réponse du Sultan ottoman Mehmet II qui assiège la cité depuis bientôt deux mois. Constantin XI Paléologue a proposé à son ennemi de lui verser un tribut dépassant tout ce qu’il pourrait vraiment lui donner. La réponse est sans appel : «Il est impossible que je parte. Ou bien je prendrai la Ville, ou bien la Ville me prendra, mort ou vif. Si tu veux la quitter, je te donnerai le Péloponnèse. Mais si tu ne me laisses pas entrer pacifiquement et que j’entre les armes à la main, je vous ferai tous tomber sous mon glaive, toi et tous tes grands, et tout le reste de ton peuple, je le donnerai à qui le voudra dans mon armée. Pour moi, la Ville me suffit, même vide.»

L’empereur refuse la reddition et prépare Constantinople pour l‘assaut final. C’est le dix-septième siège que la capitale de l’empire alors moribond est en train de subir. Ce sera le dernier. Constantin meurt au combat le 29 mai 1453 dans des circonstances peu claires. Selon les sources byzantines sa chute est glorieuse, digne d’un empereur luttant jusqu’au bout de ses forces pour repousser l’ennemi. Certains chroniqueurs latins laissent entendre que Constantin aurait été éliminé alors qu’il tentait de fuir... Les Ottomans sont les nouveaux maîtres des lieux et font de l’ancienne cité, fondée par un autre Constantin onze siècles plus tôt, la capitale de leur nouvel empire. Un ouvrage collectif récemment paru réunissant des traductions françaises de sources grecques, ottomanes et occidentales permet d’éclairer ce moment qui fait date dans l’histoire. Et pour cause: on utilise souvent cet événement pour marquer la frontière entre le Moyen Age et la Renaissance.

Les études portant sur l’Empire byzantin ont souvent souffert d’une sorte d’analyse rétrospective qui consiste à considérer comme une bizarrerie qu’un tel empire se soit maintenu aussi longtemps. Le récent essai du byzantinologue Michel Kaplan, «Pourquoi Byzance?», permet justement de comprendre que la longévité de l’empire ne doit rien au hasard. L’étiquette d’«Empire byzantin» est d’ailleurs postérieure à la chute de Constantinople. Les Byzantins se présentent comme la continuation de l’Empire romain d’Orient. Leurs alliés tout comme leurs adversaires leur donne d’ailleurs du « Rum », du «Rom» ou du «Romain». Si l’empire a subi de nombreuses mutations au cours de son histoire, il n’en demeure pas moins qu’il a toujours cultivé ses origines et que ses dirigeants se sont toujours efforcés de maintenir le projet d’un empire romain universel.

Pourtant à y regarder de plus près, cet entité politique a toujours été menacée et n’a pas connu de longues périodes de paix. A l’Ouest, les Byzantins ont maille à partir avec les barbares qui se sont installés dans les ruines de l’Empire romain d’Occident. Ils sont parvenus pendant longtemps à maintenir une présence en Italie et arrivent même sous l’empereur Justinien qui règne entre 527 et 565 à reprendre la côte africaine aux Vandales et à s’implanter en Espagne. Le jeu en valait-il la chandelle, s’interroge Michel Kaplan ? « Difficile de répondre a priori: l’Afrique finit indiscutablement par rapporter plus qu’elle ne coûte, l’Italie sûrement pas ». l’Empire n’a pas les moyens de son ambition et se montre incapable de protéger ses populations. C’est particulièrement le cas dans les Balkans qui sont régulièrement occupés par les Slaves et les Bulgares. « La volonté qu’affiche Justinien de rétablir l’universalisme romain a conduit à une reconquête aussi glorieuse que ruineuse et inachevée analyse encore l’historien. Ce faisant , il négligeait peu ou prou l’Orient, où se jouait l’avenir de l’Empire romain».

A l’Est, l’Empire a toujours dû faire face à une puissance bien constituée. A ses débuts, il s’agit de l’Empire des Perses sassanides. Les deux adversaires s’affrontent dans une lutte sans merci qui contribue largement à l’appauvrissement et au dépeuplement des riches régions orientales. De grandes cités à l’instar d’Antioche passent plusieurs fois de mains. Héraclius, empereur de 610 à 641, finit par soumettre les Perses au terme d’une série de coûteuses campagnes militaires. Mais il n’a pas le temps de savourer sa victoire: un nouvel envahisseur, les bédouins arabes « animés d’un enthousiasme religieux tout neuf » note Michel Kaplan, s’emparent d’un Moyen-Orient exsangue. Les historiens ont beaucoup glosé sur la rapidité de cette conquête. certains ont même incriminé la faible résistance des populations locales. Pour Michel Kaplan les raisons de cette conquête sont plutôt à chercher dans la faiblesse de l’armée byzantine qui s’est épuisée dans la guerre contre la Perse: «L’Empire s’avère incapable de mobiliser de nouvelles forces après les premières défaites; il abandonne purement et simplement ses provinces les plus riches».

L’empereur Théophile entouré de ses courtisans. © Aisa / Leemage

Les Arabes iront jusqu’à mettre le siège à la capitale à plusieurs reprises mais Constantinople tient bon. Les fortifications de la ville donnent directement sur la mer. Seul un de ses flancs, doté d’une muraille extraordinaire, est directement accessible par voie de terre. De plus, les Byzantins peuvent compter sur une flotte efficace et une arme secrète : le feu grégeois, qui permettait d’incendier les navires ennemis.

Suite aux conquêtes arabes, la constitution de l’empire va changer. «L’Empire romain était celui des cités, l’Empire byzantin sera celui des villages et des kastra (châteaux, ndlr)». Pour faire face aux nouvelles menaces arabes et bulgares, l’administration de l’Empire s’organise dorénavant autour de régions qui gagnent en autonomie: les thèmes. A leur tête, l’empereur désigne un stratège. C’est à lui qu’incombe d’assurer la sécurité en ne comptant plus sur une armée centrale qui prend du temps à se mobiliser et à se déplacer mais en s’appuyant sur des troupes directement recrutées dans la région. La force de ce nouvel empire, ce sont les petits propriétaires terriens qui paient l’impôt et qui sont mobilisables rapidement en cas de conflit.

Tout au long du Moyen Age, l’empire connait des fortunes diverses. On assiste à une nouvelle phase d’expansion relative entre la fin du Xe siècle et le début du XIe sous le règne de Basile II “Bulgaroctone” (littéralement “tueur de Bulgares”, tout un programme…) qui reprend du territoire sur ses voisins en Asie mineure et dans les Balkans. L’Empire tient grâce à une administration bien huilée. «Les Byzantins sont des maniaques de la taxis, mot grec qui désigne la manière de disposer les choses et, surtout, les personnes», rappelle Michel Kaplan.

Un des éléments clefs pour comprendre la longévité de cet empire réside dans la nature du pouvoir impérial avance encore l’historien : «la monarchie qu’a fondée Constantin fait de l’empereur le médiateur privilégié entre Dieu et les hommes. La magistrature impériale se pare d’un aspect charismatique; la monarchie est ainsi sacralisée et lui résister relève du sacrilège». Cela n’empêche pas quelques renversements de dynasties. La transmission du pouvoir relève d’une subtile alchimie. Les enfants de l’empereur sont très tôt associés au pouvoir afin de prendre le relais sans incidents. Au XIe siècle la dynastie des Comnènes, tend à maintenir les postes clés de l’empire dans le giron de sa famille élargie afin d’assurer le passage de témoin.

L’Empire byzantin va jouer un rôle important lors des Croisades, en assurant la logistique des armées latines qui se lancent à la conquête de Jerusalem et en profitant du mouvement pour reprendre des territoires aux Turcs d’Asie Mineure. Mais ils doivent aussi composer avec leurs ennemis d’Occident, les Normands. C’est au cours de cette période que le glas commence à sonner. La Quatrième Croisade est détournée par les Vénitiens. Les Croisés qui devaient reprendre Jerusalem terminent leur périple sous les murs de Constantinople qu’ils pillent en 1204. Un Empire romain latin voit le jour qui va durer près d’un demi siècle avant que les Byzantins ne récupèrent leur capitale. La dernière période que connait l’Empire byzantin est plus chaotique. Les Ottomans, un peuple turc, passent le détroit du Bosphore et s’installent durablement dans les anciens territoires orientaux et occidentaux de l’Empire. Au cours de cette dernière période, «il y a une discordance forte entre la faiblesse de l’Empire et son foisonnement artistique et intellectuel», relève Michel Kaplan. Les historiens Guillaume Saint-Guillin et Nicolas Vatin ne disent pas autre chose dans la préface de l’imposant « Constantinople 1453» qui recense les sources documentant la chute de la ville: «Une partie de l’historiographie récente voit dans la Byzance du XVe siècle une sorte de cité-Etat comparable aux communes italiennes contemporaines». La chute s’annonce pourtant inéluctable et les contemporains de cette période semblent en avoir conscience. Certains intellectuels, inquiets de la transmission de son héritage prennent leurs manuscrits sous le bras et s’installent en Occident. D’autres choisissent de rester. «Qu’est-ce qu’il vaut mieux faire pour un orthodoxe convaincu, s’interroge Michel Kaplan ? Se soumettre au sultan ottoman et perdre sa liberté ou se rendre au pape et perdre son âme ? Ce choix entre la mitre et le turban paraît aujourd’hui simpliste ; dans ce dernier siècle de l’Empire, il ne l’était pas».

L’héritage byzantin: une certaine idée du pouvoir

Vladimir Poutine et le patriarche Kirill © AP/IVAN SEKRETAREV

Pour Michel Kaplan la longévité de l’Empire byzantin s’appuie sur la nature particulière de l’exercice du pouvoir par l’empereur. Ce dernier est considéré comme le lieutenant de Dieu sur Terre et s’affranchit de tout contre-pouvoir. Louis XIV, tout monarque absolu qu’il était, a dû composer avec le Parlement de Paris et l’Empereur Habsbourg était élu rappelle l’historien. L’Empereur russe, lui, n’était confronté à aucun pouvoir et même l’Eglise orthodoxe comme jadis à Byzance était entièrement dans sa main. Cette relation au pouvoir s’observe encore dans la Russie moderne analyse l’historien : « Sans doute, la relative passivité de l’Eglise orthodoxe face au pouvoir soviétique, qu’elle nie aujourd’hui contre toute évidence, s’explique par cette croyance acquise au cours des siècles que le pouvoir politique est l’élu de Dieu. (…) Ceux qui se révoltèrent contre les régimes communistes imposés par Moscou, Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie, étaient de culture catholique ou protestante. C’est à dire Volens Nolens, les héritiers de la réforme grégorienne qui avait contesté le pouvoir absolu du pouvoir impérial, en l’espèce germanique, au nom de la libertas ecclesiae et finalement au profit de la papauté. (…) Quant aux relations de l’Eglise russe actuelle avec Vladimir Vladimirovitch Poutine, chacun jugera et l’Histoire ensuite: mais il semble bien que la même idéologie de l’autocratie soit à l’oeuvre. En matière d’absolutisme et d’arbitraire, L’empereur Basile II apparaît en comparaison comme un amateur ».

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