Comment les Anglais ont perdu l’Afghanistan

L’historien écossais William Dalrymple retrace la tentative d’invasion de cette partie de l’Asie par les Britanniques au XIXe siècle, prélude aux conflits qui déchirent encore le pays.

cliologue
Quelle histoire !
Published in
11 min readFeb 5, 2016

--

Le docteur Brydon est un homme chanceux. C’est le seul survivant de la colonne anglaise de plus de 15 000 personnes qui a fui Kaboul le 6 janvier 1842. Blessé et épuisé, il parvient à passer les lignes afghanes et à rejoindre une garnison anglaise elle aussi assiégée à Jalalabad. Le dernier carré anglais est tombé au sommet de la colline de Gandamak. Les officiers supérieurs et quelques ladies ont été invités à se rendre. Les soldats de la Compagnie des Indes, en grande partie des cipayes indiens, sont massacrés à l’exception de quelques-uns, vendus sur les marchés aux esclaves d’Asie centrale.La tentative d’invasion de l’Afghanistan par les Britanniques est un cuisant échec.

L’arrivée du Dr Brydon à Jalalabad. Portrait réalisé par Elizabeth Butler

Mais qu’est-ce qui a amené les Anglais à vouloir contrôler ce territoire? L’ouvrage de William Dalrymple, historien écossais qui réside à Dehli, jette une lumière crue sur les moteurs du premier conflit anglo-afghan. Selon lui, il faut remonter au début du XIXe siècle pour en retracer les origines. L’Europe est ravagée par les guerres napoléoniennes. On craint une improbable campagne militaire française qui passerait par la Perse puis par les territoires formant l’actuel Afghanistan pour fondre ensuite sur les possessions britanniques en Inde. Une délégation anglaise atteint Kaboul, capitale d’été de Shah Shuja, monarque régnant sur les restes d’un empire fondé par son grand-père et s’étendant jusqu’à l’Indus. Les Anglais viennent s’assurer la sympathie du pouvoir en place. Des traités sont signés, une amitié est scellée mais quelques mois plus tard le shah est renversé. Il trouve alors refuge auprès de ses amis anglais.

Nouvelle partie d’échecs

Son exil durera presque trente ans. On se rappelle de son existence au moment où commence une nouvelle partie d’échecs dont le damier est constitué par l’Asie centrale tout entière. C’est le Grand Jeu, terme qui définit l’escalade de tensions entre la Russie et l’Angleterre qui tentent chacune d’agrandir leur influence dans la région. D’un côté comme de l’autre, on cherche à créer des Etats tampons qui feraient barrage à l’adversaire. L’Afghanistan se trouve coincé entre ces deux géants et devient la victime de leur attention. Alexander Burnes, jeune espion britannique, côtoie son pendant russe, Ivan Vitkievitch, dans les rues de Kaboul. L’ambiance est digne de la guerre froide.

Ce sont les Anglais qui bougent leurs pions les premiers. Une expédition est montée dans le but de replacer le shah déchu sur le trône de Kaboul. Une armée britannique prend le contrôle des villes importantes au cours de l’année 1839. L’émir Dost Mohammad est chassé mais il oppose une résistance farouche et bien organisée qui va entrer dans la mémoire des Afghans. Quand il est fait prisonnier par les Anglais, son fils Akbar Khan prend le relais. Il deviendra une des grandes figures de la jeune nation afghane.

Popularisée par le roman de Rudyard Kipling, « Kim », L’expression « Le Grand Jeu » désigne la course à l’influence que la Russie et l’Angleterre ont mené en Asie Centrale au cours du 19e siècle.

La situation se délite rapidement pour les Anglais, qui cherchent à imposer des réformes inadéquates à une population afghane toujours plus rétive à leur présence. Sur le terrain, ils prennent une série de décisions catastrophiques, faisant la démonstration de leur ignorance des différents acteurs politiques afghans. La société afghane, mosaïque de clans et de peuples, est loin de partager un sentiment d’appartenance à un Etat commun. Mais l’occupation britannique forge entre eux une puissante alliance. A partir de 1841, le pays est en état de guerre civile permanente, les Britanniques ne sont plus en sécurité nulle part. L’armée de la Compagnie des Indes, commandée par le général Elphinstone, homme suffisant sans expérience du terrain, a établi sa base dans les faubourgs de Kaboul, dans une plaine encadrée par des forts tenus par les Afghans. Choix désastreux! En 1842, la situation n’est plus tenable et les Anglais doivent battre retraite au cours d’un hiver très rigoureux.

L’année suivante, une seconde armée délivre les troupes anglaises encore retranchées à Kandahar et à Jalalabad. On l’appelle «l’Armée du châtiment», qui brûle et pille les villages sur son passage, parvient à Kaboul, libère les otages, met le feu au bazar et se re- tire en Inde avant l’hiver. Shah Shuja est assassiné par son filleul; Dost Mohammad, libéré, reprend le contrôle du pays avec l’assentiment des Britanniques. La Compagnie des Indes est au bord de la faillite. L’armée coloniale anglaise vient de subir la plus cuisante défaite de son histoire, mettant un terme à la première guerre anglo-afghane.

Le récit de William Dalrymple utilise principalement des sources afghanes, c’est sa force. On accède ainsi aux tensions entre les clans, on perçoit surtout comment s’élabore l’image des Occidentaux dans la société afghane. Erudit et polyglotte, l’auteur a passé près de trois ans à arpenter la région, à la recherche des sources et des témoignages oraux encore très présents dans les mémoires locales. Ce qui le frappe, c’est que l’histoire a tendance à se répéter: «Les mêmes réalités tribales et les mêmes batailles continuaient à se dérouler dans les mêmes endroits cent soixante-dix ans plus tard, sous couvert de nouveaux drapeaux, de nouvelles idéologies et de nouveaux marionnettistes politiques», écrit-il. Quant aux Afghans, ils sont prêts à accueillir les prochains envahisseurs: «Ce sont les derniers jours des Américains, lui confie un vieux moudjahid. Après, ce sera au tour des Chinois.»

A lire :

William Dalrymple, Le retour d’un roi, éditions Noir sur Blanc, 2014, 645 p.

« L’Afghanistan est le laboratoire de la globalisation »

Alessandro Monsutti est professeur d’anthropologie à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève. Ce fin connaisseur de l’Afghanistan offre un contrepoint intéressant à la lecture de l’ouvrage de William Dalrymple.

Alessandro Monsutti

Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur l’Afghanistan ?

Tout a commencé à Venise : je suis un grand amoureux de cette ville et c’est en visitant régulièrement, en lisant sur son architecture notamment que j’ai découvert l’Orient. Pour moi, la cité des Doges est un portail entre deux mondes : l’Orient et l’Occident. Par la suite, j’ai fait une thèse à l’Université de Neuchâtel sous la direction dePierre Centlivres, ethnologue et grand spécialiste de l’Afghanistan. C’est lui qui a emmené un groupe d’étudiants dont je faisais partie à Quetta au Pakistan pour y travailler sur les réfugiés afghans. Dans ce cadre, Je me suis particulièrement intéressé aux Hazaras afghans qui travaillaient dans les mines de charbons au Pakistan. Pour effectuer des recherches concernant mon doctorat, je suis allé en Afghanistan très régulièrement entre 1995 et 1998. Je me suis rendu dans un village dont étaient originaires plusieurs mineurs que j’avais rencontrés et qui se situait non loin de Ghazni, entre Kandahar et Kaboul.

Comment s’est déroulé votre premier voyage sur place ?

La première fois que je suis allé en Afghanistan, les Talibans venaient de prendre le pouvoir. C’était une période de violence politique importante mais les dangers que nous encourions n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Différentes factions étaient en guerre. Les Talibans qui sont en majorité des Pachtouns s’en prenaient aux Hazaras. J’accompagnais justement un mineur hazara qui rentrait chez lui. C’était très tendu mais il n’y avait pas encore cette animosité envers les Occidentaux.

Je voyageais en utilisant les moyens à disposition, en minibus, en camion, à pied. On ne m’a jamais demandé mon passeport. Je m’étais fait une sorte de sauf-conduit sous la forme d’un billet rédigé par un mullah qui travaillait dans un hôpital du CICR et sur lequel était écrit que j’étais quelqu’un de bien et que je voyageais pour de bonnes raisons. En direction de Ghazni les Talibans ont fouillé le véhicule dans lequel je me trouvais. Ils cherchaient des armes mais n’empêchaient pas les gens de circuler. J’avais une barbe et un couvre-chef. Sans jamais mentir sur mon identité, j’essayais de passer le plus inaperçu possible. Nous sommes arrivés dans le village à destination à un moment dramatique. Une douzaine de personnes avait été tuées par des hommes armés de lance-flammes. Il a été difficile de négocier ma présence. On m’a présenté comme quelqu’un qui venait apporter de l’aide, ce qui était faux. Le jour de mes trente ans un jeune hachichomane m’a collé sa kalachnikov sur le front. J’ai été à plusieurs reprises pris dans des fusillades.

Il était donc déjà à cette époque très dangereux d’effectuer un terrain en Afghanistan …

Oui, mais la nature du danger a maintenant changé. Avant, on risquait plus la balle perdue que l’enlèvement. Un jour, j’ai été abordé agressivement par un jeune milicien. Mais quand il a compris que j’étais étranger, il m’a laissé filer. Être occidental permettait encore à cette époque de se sortir d’un mauvais pas. Ce n’est vraiment plus le cas maintenant. Cette région entre Kandahar et Kaboul où j’ai fait des terrains jusqu’en 2004, je ne peux plus y mettre les pieds. C’est trop dangereux. L’endroit où je travaillais est complètement entouré par des Pachtounes. Ce sont des bastions talibans. Même si je parvenais à me rendre sur place je risquerais de mettre les gens qui souhaitent m’accueillir en danger. De manière générale, on peut dire que le contrat moral entre les Occidentaux et les Afghans bat de l’aile. Il était beaucoup plus facile de négocier sa présence dans les années 1990 que de nos jours. Maintenant, lorsque je me rends en Afghanistan, je reste autour de Kaboul, à Hérat ou dans le nord. Je travaille principalement sur la reconstruction du pays. Une bonne partie de mes sources et de mes informateurs résident dans la capitale.

L’écriture de l’histoire afghane a aussi évolué, non ?

Michael Barry, un grand érudit franco-anglais a longtemps soutenu l’idée que l’Afghanistan était une terre d’insolence qui avait résisté à tous les empires. Mais il y a une nouvelle génération d’historiens qui contestent cette perspective un peu romantique. Pour ma part je m’efforce de résister à la lecture d’un Afghanistan comme lieu qui échappe à tout. Les Afghans ont créé un empire qui s’est étendu jusqu’en Inde. La terre qui forme l’actuel Afghanistan a en fait une longue expérience de l’exercice du pouvoir et de l’administration d’un état. On peut noter qu’à travers l’histoire, ceux qui se sont lancés à la conquête de l’Inde sont tous passés par les territoires qui forment l’actuel état afghan. Ce n’est qu’à partir du XIXème siècle, avec le développement des armes à feu que le pays va commencer à poser des problèmes à ses puissants voisins. Des techniques de guérilla efficaces se développent. Le pays devient difficilement contrôlable. Une résistance militaire se met en place dès le premier conflit anglo-afghan. Les Britanniques vont connaitre un de leurs plus retentissants échecs militaires.

On trouve encore des traces de ce conflit dans la mémoire afghane…

Oui effectivement. Des personnages de la première guerre comme Dost Mohammad ou son fils Abkar Khan sont omniprésents. D’autres personnages liés au deuxième conflit comptent aussi même si ce dernier s’est soldé par une victoire militaire anglaise. On y trouve par exemple une grande héroïne qui s’appelle Malalai. C’était une jeune femme qui apportait de l’eau et des encouragements aux combattants en train de flancher. Elles est morte sur le champ de bataille, mais les Afghans ont repris courage et ont finalement vaincu les Anglais. Malalai est un nom toujours porté de nos jours. Malalai Joya est par exemple une activiste féministe qui a contesté le pouvoir des chefs de guerre présents au parlement. On raconte aussi d’étranges histoires. Par exemple celle d’un vieux sage soufi que tout le monde respecte. Les gens viennent le trouver depuis des kilomètres à la ronde et traversent des montagnes pour l’écouter et bénéficier de ses conseils. Un jour, il meurt. Les hommes du village nettoient le corps comme cela se fait. On ouvre sa chemise et on trouve un tatouage sur son torse « God save the Queen». Ce qui se joue là, c’est un fantasme qui prête aux Anglais une connaissance très fine du terrain. Des Anglais capables d’envoyer des espions qui prenaient des fonctions importantes comme celle de ce saint local. De nos jours, certains Afghans considèrent que les Américains sont puissants mais peu intelligents. Ils restent persuadés que ce sont les Anglais qui tirent les ficelles par derrière. «Engrisi» était le mot qui désignait les Anglais. Il est devenu maintenant insultant et s’applique à tous les Occidentaux.

A chaque intervention étrangère en Afghanistan, on a l’impression que l’histoire se répète…

Les Afghans ont toujours gagné face à leur adversaire non pas du point de vue militaire mais en rendant leur pays complètement ingouvernable pour leurs occupants.
Chaque intervention, britannique, soviétique ou encore américaine, est arrivée avec un projet moderniste de réforme de l’état et de la société … qui a échoué. Mais c’est rarement quand les troupes d’occupation se retirent que le pouvoir de Kaboul s’écroule. Non, c’est quand on lui coupe les vivres. Les Anglais vont pratiquer de la sorte après les guerres anglo-afghane: ils contrôlent le pays en payant. En subventionnant le pouvoir en place, en le soutenant plus économiquement que militairement les choses se passent plutôt bien. Il faut dire que l’état afghan fonctionne en quelque sorte à l’envers : l’administration ne récolte pas les fruits de l’impôt mais au contraire achète de nombreux clients pour pacifier les différentes régions du pays. Le pouvoir central monnaie sa tranquillité en versant des montants importants aux pouvoirs régionaux. Cela nécessite de l’argent. En 1989 par exemple, l’Armée rouge s’est retirée du pays mais le président a pu rester en place jusqu’en 1992. C’est quand la manne qui venait d’URSS s’est tarie que le gouvernement central s’est effondré.

Comment pensez-vous que le pays va évoluer ?

Le pays est un feuilletage de différentes souverainetés : souveraineté étatique, souveraineté des ONG, souveraineté des régions, des commandants, des réseaux de la drogue, etc. Pour moi, cela ne fait pas de l’Afghanistan une région marginale mais plutôt un Etat qu’il faut étudier pour comprendre vers quoi va le monde. C’est une sorte de laboratoire de la globalisation. On peut y observer les tensions liées à la mobilité de la population, à la dérégulation économique et à la violence politique. Ce pays, une démocratie qui fonctionne selon ses propres modalités, représente un peu notre futur, des élections sans réelle démocratie. Si on observe attentivement la politique afghane, je me demande si c’est plutôt nos systèmes qui vont vers ce type de fonctionnement que le contraire.

Pour conclure, je tiens à préciser que si le pays a subi plusieurs décennies de guerre, la société afghane a su maintenir une certaine cohésion de la vie sociale. On y trouve relativement moins de massacres de civils que lors d’autres conflits. Le phénomène des enfants-soldats s’est par exemple beaucoup moins développé qu’en Sierra Leone ou qu’au Liberia. Malgré l’absence régulière d’un état solide, la société afghane est restée assez structurée notamment grâce à la permanence de certains liens sociaux anciens.

Propos recueillis par Guillaume Henchoz.

Pour aller plus loin :

Alessandro Monsutti, Guerres et migrations: réseaux sociaux et stratégies économiques des Hazaras d’Afghanistan, Neuchâtel: Institut d’ethnologie; Paris: Maison des sciences de l’homme, 2004.

--

--