Comment Palmyre faillit prendre la tête de l’Empire romain au IIIe siècle

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !
Published in
7 min readNov 20, 2015

La ville antique, aujourd’hui aux mains destructrices du groupe Etat islamique, a connu un riche passé commercial. Et manqua de renverser la puissance romaine sous le règne de la reine Zénobie. Ce texte est la version longue de l’article publié dans le Matin Dimanche du 8 novembre 2015.

“Nous n’avons pas épargné les femmes, nous avons tué les enfants, étranglé les vieillards, massacré les paysans.” Ceci n’est pas un extrait du communiqué de presse de Daech après la prise de Palmyre à la fin du mois de mai 2015. L’auteur de ces lignes, qui datent de 273 ap. J.-C. est l’empereur romain Aurélien. Il vient d’ordonner la mise à sac de la cité du désert syrien, qui s’était une fois encore rebellée contre son autorité. Après plusieurs jours de pillage, Aurélien met fin au massacre et fait redresser certains des monuments détruits. Cette tragédie résonne comme en écho à ce que subit la ville antique aujourd’hui après sa prise par le groupe Etat islamique et sa destruction délibérée.

En réaction à la disparition progressive de la Palmyre antique, l’historien Paul Veyne publie «Palmyre, l’irremplaçable trésor». Le livre sonne comme un cri du cœur à la fois érudit et indigné: «Malgré mon âge avancé (85 ans, ndlr), c’était mon devoir d’ancien professeur et d’être humain de dire ma stupéfaction devant ce saccage incompréhensible et d’esquisser un portrait de ce que fut la splendeur de Palmyre qu’on ne peut plus désormais connaître qu’à travers les livres.» La cité a une existence plurimillénaire. Elle se nomme d’abord Tadmor et joue un rôle important entre les civilisations successives installées le long de l’Euphrate et la Syrie occidentale, qui regarde du côté de la mer Méditerranée. Construite autour d’une oasis, elle constitue un point de passage stratégique. Les caravanes qui font la navette entre l’Orient et l’Occident s’y arrêtent systématiquement.

La ville, comme la plupart des cités marchandes, est cosmopolite. On y parle principalement l’araméen et on y développe un panthéon particulier, syncrétisme de divinités tant babyloniennes qu’arabes. Lors de la période hellénistique, la ville, rebaptisée Palmyre en référence aux palmiers de son oasis, s’accommode très bien de la culture et de la langue grecques, sans pour autant évincer l’araméen. Ces rapports entre identité et langues nous semblent complexes à appréhender, note l’historien: «Nous oublions que la modernisation par adoption de mœurs étrangères joue dans l’histoire un rôle encore plus grand que le nationalisme; la culture d’autrui est adoptée, non comme étrangère, mais comme étant la vraie façon de faire, dont on ne saurait laisser le privilège à un étranger qui n’en est que le premier possesseur. (…) S’helléniser, c’était rester soi-même tout en devenant soi-même; c’était se moderniser

Il en ira de même avec le latin quand la ville passera sous la coupe de l’Empire romain. C’est d’ailleurs à cette période que Palmyre connaît son heure de gloire. Cité frontière, elle joue un rôle important. Elle permet de commercer avec la Perse en temps de paix et de verrouiller la route qui mène vers les riches provinces orientales de l’empire en temps de guerre. En 212 ap. J.-C., elle accède même au statut de colonie, ce qui lui vaut d’être reconnue comme une cité romaine à part entière. Ses habitants ont la réputation d’être d’intrépides marchands, note Paul Veyne: «Les Palmyréniens surent faire une entreprise commerciale de ce qui aurait pu se borner à être un métier de transporteurs. Palmyre ne fut pas seulement une cité caravanière, ce fut une république marchande.»

Mais c’est au cours de la deuxième moitié du IIIe siècle de notre ère que la ville jouera dans la cour des grands. Cette période est marquée par une longue crise à la fois politique et militaire dans tout l’Empire romain. Entre 235 et 283, plus d’une trentaine d’empereurs se succèdent. A l’ouest, ils font face aux peuples germains qui cherchent à s’installer aux marches de l’empire. A l’est, l’Empire perse lorgne les riches territoires orientaux de Rome. L’Empire romain ressemble alors à «une citadelle assiégée», note l’historien. Certains territoires, fatigués de l’incurie romaine, consomment leur rupture politique avec Rome tout en gardant la culture et les structures impériales. Un éphémère Empire romain de Gaule émerge à l’ouest. A l’est, le même mouvement se dessine avec Palmyre. En 251, profitant de cette période troublée, une famille aristocratique s’empare du pouvoir, tout en reconnaissant son lien de vassalité avec Rome. Un certain Odainath, Palmyrénien et citoyen romain, se voit proclamé exarque. Les autres magistratures romaines sont maintenues. Rome confie la défense de sa frontière orientale à Odainath. Ce dernier va remporter une série de victoires inespérées face aux Perses, ce qui lui permet d’encore mieux asseoir son pouvoir. Il est cependant assassiné en 267 par un de ses proches et c’est sa veuve, Zénobie, qui reprend le flambeau. La reine s’emploie à consolider le pouvoir sur les territoires acquis par son mari. Elle fait frapper une monnaie à Antioche et en Egypte à son effigie et à celle de son héritier. Palmyre devient la capitale de cette curieuse entité politique: le royaume fait partie intégrante de l’Empire romain tout en s’en affranchissant, puisque Zénobie récuse l’autorité de l’empereur Aurélien. Paul Veyne va même plus loin: d’après lui, la reine, qui joue sur les symboles des pouvoirs hellénistiques et romains en se faisant nommer «Augusta» et en se comparant à Cléopâtre, a des vues sur Rome. Il ne s’agit donc pas de faire sécession mais de prendre la tête de l’Empire. «Pour Zénobie et son fils, le seul cadre conscient ou implicite de pensée et d’action politiques était l’Empire», analyse-t-il.

Queen Zenobia’s Last Look Upon Palmyra (Dernier regard de la reine Zénobie sur Palmyre), une toile de Herbert Schmalz. (1935)

Malheureusement pour eux, l’empereur Aurélien a les coudées franches en Occident. Il débarque en Orient, bat à plusieurs reprises les armées qui barrent son chemin et finit par assiéger Palmyre. Le rêve impérial de Zénobie prend fin en 272. Elle est emmenée à Rome pour être exhibée lors du triomphe d’Aurélien. On ignore tout de son sort par la suite. En 273, une nouvelle révolte survient à Palmyre. On cherche à remettre au pouvoir Antiochos, le père de la reine déchue. C’en est trop pour l’empereur. La cité est saignée à blanc. Elle ne s’en relèvera jamais complètement, même si elle continuera à jouer le rôle de ville frontière de l’empire.

Que reste-t-il de cette Palmyre alors que les combattants de Daech dynamitent ses vestiges archéologiques? Ce ne sont pas seulement des pierres qui disparaissent, suggère Paul Veyne, mais la mémoire d’un lieu et d’un moment particulier: «Palmyre ne ressemblait à aucune autre cité de l’Empire. Que ses notables portent un vêtement grec ou arabe, qu’on y parle l’araméen, l’arabe, le grec et même, dans les grandes occasions, le latin, on sent souffler sur Palmyre un frisson de liberté, de non-conformisme, de multiculturalisme. Loin d’aboutir à l’universelle uniformité, tout patchwork culturel, avec sa diversité, ouvre la voie à l’inventivité.»

3D vs Daech

Depuis que l’organisation Etat islamique s’est emparée de la cité, il a déjà procédé à la destruction de nombreuses pièces archéologiques de l’antique Palmyre, comme la statue du Lion d’Athéna / Allat, de 3 mètres de haut. D’importantes structures architecturales ont également été touchées par les islamistes, qui n’ont pas hésité à plastiquer d’imposants vestiges comme ceux du temple du dieu Bêl, figure tutélaire de la Palmyre romaine. En août, les terroristes ont même décapité le dernier directeur du site archéologique, Khaled al-Assad. Pour l’instant, seul le petit théâtre antique semble épargné et pour cause: les islamistes y mettent en scène les exécutions collectives qu’ils diffusent sur les réseaux sociaux.

Face à ces destructions, des scientifiques ont lancé un programme pour reconstituer les sites détruits grâce à la technologie de l’impression 3D. Il s’agit de sauver la mémoire de ces vestiges avant que Daech n’ait tout fait exploser. L’idée émane des laboratoires d’archéologie digitale de Harvard et d’Oxford. Le projet baptisé Million Datables Program consiste à faire passer en Syrie et en Irak des milliers de caméras 3D, afin que les employés des musées, les militaires, les humanitaires mais aussi les volontaires les utilisent pour fixer les sites menacés de disparition. La base de données ainsi créée permettrait de les reconstituer à la même échelle grâce à une impression 3D utilisant des blocs de bétons.

Si le projet est généreux, il ne manque pas d’attirer quelques critiques: difficile d’en expliquer la plus-value scientifique. La plupart de ces sites sont déjà assez bien renseignés par les archéologues. D’un point de vue touristique et pédagogique, par contre, cela peut revêtir un certain intérêt. Sauf qu’il faudra alors certainement se rendre aux Etats-Unis pour déambuler dans les rues du site antique de Palmyre.

Bonus

Lorsque l'artiste américaine d'origine iranienne Morehshin Allahyari a vu une vidéo de combattants de Daech détruisant les objets anciens du Musée de Mossoul, elle a décidé d'agir'. Il a ainsi conçu un programme d'impression 3D qui recrée certains des artefacts les plus importants détruits par le groupe : 

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