Dans le chaudron de la vision du monde nazie

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !
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7 min readMar 20, 2017

Dans un récent ouvrage, l’historien Johann Chapoutot analyse comment les nazis ont exploité, entre autres, l’histoire, la philosophie ou la biologie pour construire et imposer leur Weltanschauung. Version longue d’un papier paru initialement dans le Matin Dimanche.

Le culte du corps, la pratique du nudisme: une façon de renouer avec une authenticité perdue après des siècles d’aliénation chrétienne, selon les théoriciens du nazisme. ©DR

Contrairement à une idée reçue, les nazis ne sortent pas leur revolver quand ils entendent le mot «culture». «Ils se munissent plutôt de leur stéthoscope et de leur craniomètre», avance l’historien français Johann Chapoutot. Travaillant sur des sources regroupant les écrits et les images produits par les idéologues du parti national-socialiste, Chapoutot explore les usages du savoir convoqués par les penseurs du IIIe Reich. Son dernier livre, «La révolution culturelle nazie», analyse notamment la réécriture de l’histoire opérée par le régime hitlérien. Les différents ingrédients qui composent la culture nazie — nationalisme, racisme, darwinisme, antisémitisme, antichristianisme ou encore expansionnisme — n’ont rien de neuf, souligne Johann Chapoutot: «Il est frappant de constater que les idées du nazisme n’ont pas eu grand besoin d’être diffusées ou appropriées: elles étaient déjà là, dans la société allemande et plus largement dans les sociétés occidentales». Hitler et ses sbires ont surtout procédé à leur mise en application rapide et brutale dès leur arrivée au pouvoir en 1933. À la lecture des ouvrages de Chapoutot, on comprend à quel point le nazisme se pensait comme une réaction à la dégénérescence supposée du monde qui l’entourait. Il souhaitait opérer une révolution au sens étymologique du mot: un retour à l’ordre ancien, à un cycle germanique débarrassé de valeurs comme l’égalitarisme, le christianisme ou l’universalisme. La vision du monde des nazis fait la part belle aux théories racialistes et hygiénistes. La pratique du nudisme s’inscrit par exemple dans cette perspective: il s’agit de renouer avec une authenticité retrouvée. «Le nudisme et l’amour du corps doivent rompre avec des siècles d’aliénation chrétienne», écrit l’historien dans un article publié en 2012. Les nazis se sont efforcés d’étendre leur idéologie à tous les champs du savoir.

Il est frappant de constater que les idées du nazisme n’ont pas eu grand besoin d’être diffusées ou appropriées: elles étaient déjà là, dans la société allemande et plus largement dans les sociétés occidentales

L’Antiquité à la sauce nazie

Le nazisme est «une fable» affirme en substance Johann Chapoutot: il s’agit d’un récit qui vient réécrire l’histoire. L’Antiquité méditerranéenne y tient une grande place: «La vulgate promue par le parti est que les Grecs sont de race germanique-nordique.» Le destin de la Grèce ancienne et de la Rome antique sont des sources d’enseignements pour l’Allemagne nouvelle: il faut tirer les leçons de leur gloire mais aussi de leur décadence. La figure de Platon occupe une place de choix dans l’imaginaire nazi. Ce n’est pas le philosophe des idées mais le penseur de la Cité qui intéresse les intellectuels du parti: «Pour Hans Gunther, anthropologue nazi et théoricien de l’inégalité des races, Platon est l’accomplissement de l’homme complet, à la fois penseur puissant, sportif émérite et guerrier achevé», analyse Chapoutot.

Les Romains, considérés comme les successeurs des Grecs, sont également dans les petits papiers des nazis qui voient une hiérarchisation biologique de leur société à travers les différentes classes séparant les patriciens des plébéiens. Le déroulement du récit historique est vu à travers la lutte des races. Ainsi, la victoire des Romains, peuple germanique, contre les Carthaginois, d’origine sémite et orientale, est considérée comme une preuve de la supériorité des peuples nordiques.

Pour les nazis, les choses se gâtent avec le christianisme. Une religion véhiculant des valeurs d’universalité et de fraternité qui sape les fondements de l’Empire. Pire, en 212, Caracalla, empereur aux origines orientales, accorde la citoyenneté romaine à tous les habitants. La «race» des «Vieux Romains» se mélange à d’autres «souches» orientales et se dissout. Les Romains amorcèrent alors un déclin qui les conduit à une sorte d’apocalypse biologique.

Des philosophes instrumentalisés

Lors de son procès qui s’ouvre à Jérusalem en 1961, l’ancien SS Adolf Eichmann, l’une des chevilles ouvrières de l’extermination des juifs en Europe, développe une défense qui s’appuie sur les idées du philosophe Kant: «Le principe de ma volonté doit toujours être tel qu’il puisse devenir le principe des lois générales», expliquait l’accusé au juge qui le questionnait en s’appuyant sur le concept d’impératif moral développé par le philosophe de Königsberg.

A lire : “Eichmann n’a rien de banal”. Entretien avec l’historien Jacques Sémelin

A lire : “Banal, le mal?”. Article sur le film de Maragethe Von Trotta autour du procès Eichmann

Comment Kant, le philosophe des Lumières allemandes, défenseur de la République et de l’universalisme, peut-il être ainsi convoqué pour justifier la conduite d’Eichmann? Pour Chapoutot, la réponse réside dans l’usage rhétorique de la maxime de Kant «Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité comme une fin». Selon, Kant il faut avoir conscience que lorsqu’on agit, cela doit être pour le bien de l’humanité tout entière. Mais les nazis utilisent cette maxime philosophique pour en faire un outil rhétorique en n’en conservant que la première partie: «Agis toujours de telle sorte que...» Ensuite, «peu importait ce qui suivait», note Chapoutot. Dans un essai de droit public publié en 1942, le juriste nazi Hans Frank pousse la logique plus loin et récupère le propos de Kant pour le compte du parti lorsqu’il écrit: «L’impératif catégorique de l’action du IIIe Reich est: agis de telle sorte que le Führer, s’il prenait connaissance de ton acte, l’approuverait.» Führer 1. Humanité 0.

Mais pourquoi essayer de récupérer Kant? Certainement parce que le philosophe compte parmi les grands personnages de la culture germanique, comme Leibnitz, Hegel, Bach ou Mozart. «On cite donc ces héros mais selon une procédure de name-dropping qui se garde bien d’ouvrir le livre caché derrière un nom dont le simple signifiant éclipse l’œuvre», analyse Chapoutot. Les nazis ne se sont pas approprié un penseur des Lumières mais un philosophe allemand qui leur apporte un peu plus de légitimité culturelle.

Un nouvel ordre sexuel

À la fin de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne, comme la plupart des pays européens, subit une saignée démographique. Pour les nazis, cette hémorragie est un signe de déclin qu’il s’agit d’enrayer. «Très classiquement, tout ce qui définit un mode de vie urbain moderne est cloué au pilori: l’émancipation des femmes, le célibat, la réduction du nombre d’enfants par foyer mais aussi l’homosexualité», écrit l’historien.

Pour les nazis, la société se serait éloignée des lois naturelles. Il s’agirait alors de réintroduire une «politique biologique» qui permettrait de contrer la baisse démographique. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la lutte contre l’avortement et l’homosexualité. Mais les comportements considérés comme déviants ne sont pas les seuls à être stigmatisés: le mariage, institution chrétienne, est lui aussi remis en question: «Certes, il faut protéger le mariage monogamique, mais sans une polygamie temporaire, jamais les migrations germaniques des siècles passés n’auraient pu se dérouler et, donc, jamais la culture occidentale n’aurait pu éclore», écrit le théoricien du nazisme Alfred Rosenberg.

De son côté, Heinrich Himmler, le chef de la SS et ministre de l’Intérieur du Reich, fait peu de cas du mariage et considère qu’il faut avant tout procréer afin de régénérer la race germanique: «Les femmes qui se déroberont à ce qui est non plus une faute ou un manquement mais un devoir biologique devront être évaluées du point de vue social et moral comme elles le méritent.» L’enclenchement du conflit accentue encore la question de la polygamie. Au sein de la hiérarchie nazie, la sexualité hors mariage est encouragée pourvu qu’elle serve une fin reproductive. «Devant les pertes en hommes d’une guerre qui s’éternise, on réfléchit désormais, au-delà de la tolérance de fait, à une législation de la polygamie», écrit l’historien.

Johann Chapoutot passe à la loupe encore bien des aspects de ce qu’il appelle «la culture nazie»: le droit germanique qui se construit contre le droit romain, une anthropologie qui hiérarchise et racialise ses sujets, une biologie qui touche à tous les aspects de la vie... Son dernier ouvrage plonge encore les lecteurs au tréfonds de l’univers mental du nazisme.

Un grand festival d’histoire sur la croyance, les croyances

Johann Chapoutot est l’un des invités du festival Histoire et Cité qui se tiendra à Genève du 30 mars au 1er avril. Il participera à une table ronde (Uni Bastions, 1er avril à 11 h 15) intitulée «Croire au chef: charisme et pouvoir au XXe siècle». Le festival propose un cycle très riche de tables rondes, de projections et de conférences autour du thème «Croire, faire croire», et pas seulement dans le champ religieux, insiste son directeur Pierre Souyri: «Les idéologies, les théories complotistes la publicité ou encore les “fake news” sont sur le devant de la scène médiatique et entretiennent un lien avec la croyance. Nous voulons que nos intervenants puissent réfléchir à tous ses aspects, ensemble, devant un large public.» Le panel des invités est très riche, avec notamment Jean-Claude Carrière, Dominique Bourg, Jean-Noël Jeanneney, Olivier Mongin, Joëlle Kuntz, Ivan Jablonka, et même… Zep.

Le programme se trouve ici.

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