De la politique internationale aux arts. 1917 à tout bouleversé

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !
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8 min readFeb 10, 2017
Poster soviétique commémorant la Révolution d’octobre 1917 / ©Michael Nicholson

Création de l’URSS, entrée des USA dans la Première Guerre mondiale, frémissement en faveur d’un État juif, avènement de l’art abstrait : les événements d’il y a cent ans influencent encore notre présent. (version augmentée d’une page Histoire initialement parue dans le Matin Dimanche)

Cette année-là, l’Europe est un vaste champ de bataille, la Russie connaît deux révolutions, les Etats-Unis sortent enfin de leur isolationnisme, le Moyen-Orient s’apprête à subir un nouveau remodelage politique, tandis qu’un artiste tente de présenter un urinoir dans le cadre de l’exposition de la Société des artistes indépendants de New York. «Aucune année ne fut plus décisive dans l’histoire du XXe siècle — et sans doute du monde — que 1917», lance le journaliste et historien Jean-Christophe Buisson dans l’introduction de l’ouvrage qu’il consacre à l’année dont nous célébrons le centenaire. L’auteur propose une sorte de chronologie-monde détaillant presque jour après jour les très riches heures de 1917. À la lecture on ne peut s’empêcher de constater que cette date marque le début d’une période qui pourrait bien être sur le point de se refermer.

Les Etats-Unis en guerre

Tout commence le 1er janvier. On retrouve dans les glaces de la Petite Neva à Petrograd en Russie le corps sans vie d’un certain Grigori Raspoutine. Charlatan et beau parleur, il avait su subjuguer la famille impériale. Aux Etats-Unis, Woodrow Wilson, 28e président des Etats-Unis entame son second mandat. Il a fait campagne sur le slogan «Nous ne sommes pas en guerre, grâce à moi». Pourtant, au cours de l’année, les Etats-Unis vont entrer en guerre contre l’Allemagne alors que la disparition de Raspoutine ne remet pas en selle le tsar Nicolas II, bien au contraire.

C’est une sombre affaire d’espionnage qui va précipiter les Etats-Unis dans la guerre. Les Britanniques interceptent et décodent des messages entre Berlin et Mexico. Les Allemands proposent aux Mexicains des territoires américains en échange d’une alliance militaire. Cerise sur le gâteau, l’Allemagne a décidé de poursuivre sa guerre sous-marine à outrance en coulant les navires neutres qui commercent avec les forces de l’Entente. Le casus belli est tout trouvé. L’opinion publique qui a pourtant élu un président pacifiste est prête à s’engager dans le conflit. Les EtatsUnis déclarent la guerre à l’Allemagne le 6 avril. Une nouvelle puissance impériale est née. Clin d’œil de l’histoire, cent ans plus tard, un autre président qui assume une politique isolationniste est sur le point de prendre ses quartiers à la Maison-Blanche. Va-t-il fermer un chapitre de l’histoire de son pays ou alors, tout comme Woodrow Wilson un siècle plus tôt fera-t-il l’exact contraire de ce qu’il a promis lors de sa campagne politique ?

De la Russie à l’URSS

C’est surtout du côté de l’actuelle Russie que les célébrations vont être intéressantes à suivre. Le pays a connu pas moins de deux révolutions au cours de l’année 1917. On retient bien sûr d’abord la deuxième, celle du mois d’octobre qui voit les bolcheviks arriver au pouvoir. Cette révolution mythifiée par la littérature et le cinéma a débouché sur la création d’une idéologie totalitaire qui a marqué l’histoire du XXe siècle. «Jamais une échauffourée de si petite envergure — une dizaine de victimes d’après les historiens soviétiques — n’a eu de conséquences aussi prodigieuses», écrira Léon Poliakov dans son ouvrage rédigé avec Jean-Pierre Cabestan “Les totalitarismes du XXe siècle” (Fayard). Pourtant cette révolution en cache une autre peut-être plus importante. En février 1917, des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues de Petrograd (on a abandonné le nom de Saint-Petersbourg au début de la guerre car il est jugé trop germanophone…). Les manifestants scandent: «A bas la guerre! À bas le tsar!» La garnison de la capitale finit par se rallier à la foule. Nicolas II se résigne à abdiquer le 2 mars et un gouvernement provisoire nommé par la Douma — le parlement russe — est formé. La peine de mort est abolie, la liberté de la presse est garantie. Mais la Russie est toujours en guerre contre l’Allemagne et la situation sur le front ne s’améliore pas, au contraire. Les Allemands prennent l’avantage et poussent même le front jusque dans les pays baltes. Le tout jeune gouvernement qui est désormais dirigé par Alexandre Kerenski est face à un dilemme cornélien. Doit-il soutenir l’option militaire d’une guerre à outrance telle que la préconise le général Lavr Kornilov ou faut-il tenter de négocier une paix séparée avec l’Allemagne comme la propose Lénine ? Kornilov ne laisse pas le choix à Kerenski et marche sur la capitale avec ses cosaques. Ce dernier doit s’appuyer sur les gardes rouges des bolcheviks pour le contrer mais dans quelques mois, lors de la seconde révolution, il sera démis de ses fonctions. Il parviendra à sauver sa peau en exil. La Russie contemporaine va-t-elle commémorer ce centenaire ? Rien n’est moins sûr. Les autorités n’ont annoncé aucune cérémonie en souvenir de la révolution. Il faut dire que Lénine n’a plus vraiment la cote. Il fait figure de faible, voire même de traître pour avoir signé une paix avantageuse aux Allemands. Vladimir Poutine semble plus inspiré par Staline, une figure belliqueuse et dans l’air du temps, qui a triomphé des nazis mais qui a joué un rôle plus marginal en 1917.

La déclaration Balfour

Un événement qui s’est produit en 1917 va également peser sur la géopolitique du Moyen-Orient. L’année précédente a déjà vu la signature des accords Sykes-Picot à travers lesquels la France et la Grande-Bretagne se sont réparti les zones d’influence dans la région. Au mois de novembre 1917, une lettre adressée au baron Walter de Rothschild par le ministre des Affaires étrangères britannique Arthur Balfour est publiée dans la presse. «Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif», peut-on y lire. Considérée comme la première marche vers la création d’un État israélien, la déclaration de Balfour est perçue comme une trahison par des Arabes qui se sont engagés aux côtés des Britanniques pour se battre contre l’Empire ottoman. La déclaration Balfour fera-t-elle l’objet d’une commémoration cette année? En Israël certainement mais du côté du Royaume-Uni, on est un peu emprunté: le parlement britannique a déjà dû statuer sur la question au cours de l’année dernière. Tobias Ellwood, ministre en charge du Moyen-Orient a déclaré qu’il n’était en tout cas pas question de s’excuser tout en précisant que Londres n’avait pas l’intention de célébrer le 100e anniversaire en 2017 afin de ne pas heurter la «sensibilité» des Arabes palestiniens.

Le surréalisme entre en scène

L’an 1917 est également un moment charnière dans le monde des arts. Le poète Guillaume Apollinaire a passé du temps sur le front mais il a été blessé et se retrouve momentanément à l’arrière. Au mois de mai, à Paris, il assiste à «Parade», un ballet dont la musique est signée Erik Satie, sur un poème de Jean Cocteau. Les ballets russes en assurent la production, un certain Pablo Picasso crée les décors. Apollinaire qualifiera ce spectacle de «surréaliste». Aux Etats-Unis, Marcel Duchamp tente d’exposer un urinoir. Quelque temps plus tard. Kasimir Malevitch peint des carrés blancs sur fond blanc. L’art conceptuel est né: d’un bout à l’autre du monde, des artistes explosent les codes et délaissent l’appréciation esthétique pour l’interprétation: c’est la définition de l’art contemporain tel qu’on l’entend encore aujourd’hui qui fait son apparition. Fernand Léger, qui a été blessé en 1916, est revenu cubiste du front: «Il n’y a pas plus cubiste qu’une guerre comme celle-là qui te divise un bonhomme en plusieurs morceaux et qui te l’envoie aux quatre points cardinaux.» Il réalise au cours de 1917 un tableau, «La partie de cartes», dans lequel des joueurs ressemblant à des soldats constitués de douilles d’obus tapent le carton.

Verdun, tableau de guerre interprété, projections colorées noires bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz. / Felix Vallotton ©DR

Félix Vallotton signe également une œuvre majeure «Verdun, tableau de guerre interprété, projections colorées noires bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz». Entre février et novembre 1916 plus 600 000 soldats sont morts à Verdun. Sur la toile, Vallotton représente un champ de bataille stylisé et géométrique dans lequel les hommes semblent absents. On n’y distingue que les faisceaux des projecteurs, le shrapnel des explosions et les nuages des gaz toxiques. Il n’y a rien de mieux que les vers d’Apollinaire dans «Merveilles de la guerre» pour illustrer ces tableaux: «Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit…/Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et cœurs…/Ces danseuses surdorées appartiennent à tous les temps et à toutes les races/Elles accouchent brusquement d’enfants qui n’ont que le temps de mourir».

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Portrait de deux troufions au front

En 1917, deux grands acteurs politiques qui vont précipiter la Seconde guerre mondiale sont de jeunes adultes en train de vivre des expériences essentielles voire fondatrices. Benito Mussolini s’est retrouvé sur le front en tant que simple soldat. Celui qui est alors encore un des membres importants du Parti socialiste italien tire un amer constat de la situation : «Il faut un homme qui ait une main de fer dans un gant de velours. Un homme à la fois sensible et énergique. Un homme qui connaisse le peuple, soit son ami, le dirige et le domine, quitte à lui faire violence». De son côté, le jeune Adolf Hitler qui a été déclaré inapte au combat par l’armée autrichienne s’est tout de même enrôlé dans les troupes bavaroises de l’armée du Kaiser. Blessé en octobre 1916 il est retiré du front mais souhaite retrouver rapidement son ancien régiment. Il a certainement connu au cours de cette année des expériences qui ont révélé son antisémitisme. «Presque tous les bureaucrates étaient juifs et presque tous les juifs étaient bureaucrates. Je fus stupéfait par cette pléthore de guerriers appartenant au peuple élu, et ne pus m’empêcher de les comparer à la rareté de leurs représentants sur le front», écrira-t-il plus tard dans “Mein Kampf”. Pour Jean-Christophe Buisson, «L’hiver 1917 est comme une révélation pour le jeune caporal exalté». L’auteur note encore que c’est au cours de cette année qu’un voleur lui dérobe la trousse en cuir qui contenait ses oeuvres et ses pinceaux: « il ne peindra plus jamais».

A lire :

Jean-Christophe Buisson, 1917, L’année qui a changé le monde, Perrin, 2016, 356 p.

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