Du maître tout puissant au coach : regard sur l’évolution du statut de l’enseignant

A quoi ressemblait une salle de classe il y a cinquante ans? L’émission de la RTS «C’était mieux avant?» et «Le Matin Dimanche» se penchent sur l’évolution de l’école et du statut des enseignants. Article paru dans le Matin Dimanche.

Quelle histoire !
Published in
6 min readFeb 5, 2016

--

Il a les cheveux courts, est rasé de près, porte une blouse molletonnée longue et difforme. Sous ses épaisses lunettes, ses yeux jettent des éclairs qui pétrifient les insolents. Il fait comme nul autre crisser la craie sur le tableau noir en psalmodiant des phrases sans queue ni tête que la classe retranscrit religieusement. Lui, c’est le maître d’école, un être omnipotent, qui ne partage son autorité qu’avec le syndic et l’homme d’Eglise. Les élèves et même les parents le craignent et le respectent. Il est partout: dans les histoires du Petit Nicolas, les films de Truffaut, et dans les souvenirs embrumés des anciens qui ont fréquenté il y a très longtemps les bancs d’école. Albert Camus lui a même dédié son Prix Nobel de Littérature.

Mais de nos jours, les tables d’école ne sont plus en noyer, le tableau désormais blanc est surplombé d’un rétroprojecteur moderne et les prises multifonctions prennent la place des encriers. De nouvelles méthodes pédagogiques sont venues bousculer l’école de nos grands-parents et le statut de l’enseignant en est profondément modifié. C’est cette mue que se propose d’explorer la prochaine émission de la RTS «C’était mieux avant?» Enseignant retraité, ancien doyen de l’école normale d’Yverdon au-dessus de laquelle plane le fantôme du grand pédagogue Pestalozzi, Edward Pahud a accompagné les producteurs de l’émission tout au long de leurs investigations. C’est un observateur avisé des changements qui ont marqué l’école ces cinquante dernières années. Pourtant, quand il a débuté, en 1954, cette institution semblait immuable et n’avait pas connu de grands bouleversements: «J’ai commencé à enseigner dans la même école, avec les mêmes méthodes que j’avais pratiquées en tant qu’élève. Ce ne serait plus possible aujourd’hui. Tout va beaucoup plus vite.»

Cours magistraux, travaux de mémorisation, dictées, le bon fonctionnement de la classe reposait sur le respect de règles et de normes strictes. Professeur à l’Institut de psychologie de l’Université de Lausanne, Alain Clémence a longtemps étudié la question de l’exercice de l’autorité à l’école et au sein des familles. Pour ce chercheur, l’autorité propre à la première moitié du XXe siècle est clairement directive: «Ce style directif se caractérise par un agent d’autorité qui donne des ordres devant être correctement exécutés sous peine de sanctions.» Quelques changements se font sentir dès les années 60. «On expérimente alors de nouveaux types d’enseignement, note Alain Clémence. Mais c’est surtout dans les années 80 qu’on assiste à des bouleversements importants. Après la découverte des problèmes liés aux abus de pouvoir et à la maltraitance, on commence à appliquer de nouvelles stratégies en matière d’autorité et à prendre en compte certaines minorités sociales auparavant mises de côté. On reconnaît, par exemple, des droits aux enfants.»

Chercheuse en sciences sociales, et auteure de «L’école et ses réformes» (Ed. PPUR), Simone Forster partage l’idée d’un changement de cap en matière d’autorité à l’école qui s’inscrit à la fin des années 80: «Une rupture intervient dès la chute du mur de Berlin avec la montée en puissance de la mondialisation. On entre dans l’ère de la culture de l’évaluation, du classement des systèmes éducatifs et des établissements. Les nouvelles techniques de management ont fait leur entrée dans les établissements; il s’agit de rendre des comptes sur l’utilisation des fonds publics. L’école, surtout dans le système britannique, devient une PME qui doit fournir de bons résultats. Le statut de l’enseignant s’en trouve modifié.»

Mais qu’est-ce qui change au fond? Pour Alain Clémence, «on laisse peu à peu tomber ce style d’autorité très directif et on opte pour des stratégies mettant l’accent sur la négociation et la participation». Edward Pahud se souvient bien de l’arrivée de nouvelles stratégies d’apprentissage qui chamboulent un peu le statut et la fonction de l’enseignant: «On a commencé avec l’enseignement des mathématiques. Les élèves travaillaient de manière collective tandis que les professeurs circulaient entre les différents groupes.» L’autorité de l’enseignant évolue avec les nouvelles idées et techniques pédagogiques. Et cela ne s’arrête pas: «L’usage des nouvelles technologies va bouleverser le statut de l’enseignant qui n’est plus l’unique détenteur du savoir. Il devient plutôt un coach qui accompagne ses élèves dans leurs travaux de recherche et leurs apprentissages», constate Simone Forster.

Pour l’ancien doyen de l’école normale d’Yverdon, il n’y a toutefois pas vraiment eu de rupture entre deux modèles d’autorité à l’école mais plutôt «une série de glissements». Parents plus exigeants Les parents ont également joué un rôle important dans le changement des mentalités. «Ils ont commencé à se montrer plus attentifs et exigeants vis-à-vis de l’école», note l’ancien instituteur. En fait, ces évolutions ne sont pas linéaires, confirme Alain Clémence: «Du côté de l’enseignement à l’école on oscille constamment entre les deux styles même si la tendance générale va clairement vers un style participatif.» Mais l’exercice de ce type d’autorité convient bien à des stratégies pédagogiques qui s’appliquent à des classes aux effectifs plutôt réduits. «La dimension disciplinaire augmente avec la taille des classes et le nombre des élèves», remarque le psychologue, pour qui les différents rapports à l’autorité peuvent se confronter dès qu’il est question d’école. Au fil de ses recherches, il a par exemple constaté que certains parents avaient tendance à rester sur un mode d’autorité directive alors que les enseignants étaient passés à autre chose. On imagine volontiers les tensions lors des rencontres avec les parents d’élèves.

Coexistence de deux styles d’autorité, donc. Mais l’autorité participative semble marquer des points petit à petit. Le maître d’école s’est laissé pousser les cheveux, il a laissé tomber sa blouse et n’agite plus sa règle sous les yeux d’un troupeau d’élèves pétrifiés. «Signe tangible de cette dilution de l’autorité, étudiants et enseignants ont maintenant tendance à s’habiller pareillement. Et la mode s’appuie plutôt sur les goûts vestimentaires des adolescents», conclut Alain Clémence.

L’exercice de l’autorité n’est pas inné

«Lui, il sait se faire respecter naturellement,avec un simple haussement de sourcils», «Cette collègue en impose sans lever le petit doigt!» Ces exclamations, on les entend régulièrement dans la salle des profs au moment de la pause café. Au sein de la profession, il y a l’idée souvent répandue que l’autorité, on l’a ou on ne l’a pas. On envie et on admire toujours son collègue ou sa responsable de filière qui saurait mieux que quiconque se faire obéir au doigt et à l’oeil. Or l’exercice de l’autorité n’a rien d’inné. Si, comme le note l’un des pères de la sociologie Max Weber, l’autorité peut découler d’un certain charisme, elle a besoin d’une base légale et rationnelle pour s’affirmer. «On peut très bien apprendre à en user. L’abandon de la casquette ou de l’uniforme qui vont de pair avec le style directif impose que l’agent d’autorité démontre ses compétences à l’exercer», insiste le professeur de psychologie Alain Clémence. Le piège, c’est de croire que l’identité corporelle renvoie un peu trop facilement à des capacités qui semblent a priori naturelles. Pourtant, «l’autorité, ça s’enseigne, confirme l’ancien doyen de l’école normale d’Yverdon Edward Pahud. La tenue, la gestuelle, la pose du ton, le vocabulaire. On peut donner des pistes lors de la formation des enseignants.»

Pour poursuivre

«C’était mieux avant?»

En cinquante ans, la Suisse a profondément changé. En bien ou en mal? Pour répondre à cette question, cette émission de la RTS confronte, sur une thématique précise, la Suisse romande du présent avec celle des années 60. A l’aide d’images d’archives, le journaliste Eric Burnand et son équipe tentent de dépasser les idées reçues. La troisième émission, qui traite de l’école et de son évolution, sera diffusée mercredi 5 novembre à 20 h 15, RTS Un.

--

--