En Occident, les femmes ont dû longtemps porter le voile

Symbole de pudeur, de modestie ou de soumission à l’homme, le voile recouvre la tête des femmes depuis l’Antiquité. Au Moyen Âge, les nobles le doublaient de coiffes sophistiquées pour afficher leur statut. Page Histoire parue dans le Matin Dimanche du 28 mai 2017.

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !
6 min readMay 29, 2017

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Portrait d’une dame / Roger van der Weyden ©DR

“Le vin est nuisible mais cent fois plus nuisible est la vue des femmes.” L’on doit ces propos à saint Jérôme, l’un des pères de l’Église latine — le franciscain Jean de Capistran les a rapportés au XVe siècle dans son «Traité des ornements», dans lequel le théologien passe en revue les accessoires licites avec lesquels les femmes devaient alors se couvrir la tête. Car si on associe aujourd’hui les femmes voilées à l’islam, les origines de cette pratique ne viennent pas d’Orient. “C’est bien dans l’histoire de l’Occident qu’il faut chercher la prescription faite aux femmes de se couvrir”, avance l’historienne Maria Giuseppina Muzzarelli, qui vient de publier une «Histoire du voile». Mais ce fait, relève la chercheuse, est ignoré de beaucoup de gens: “Ce défaut de connaissance peut jouer un rôle dans les réactions mêlées de surprise et d’hostilité à l’égard des musulmanes voilées. Il en découle une situation paradoxale: d’une part on n’a pas conscience de notre longue histoire du voile, de l’autre on assimile le voile musulman à la couverture qui avait été imposée aux femmes par saint Paul en signe de modestie et d’obéissance. Dans la réalité, cette équation n’est pas clairement établie, et de toute façon elle ne figure pas dans le Coran.”

Interdit aux prostituées

Le port du voile remonte en effet à la plus haute Antiquité et remplit plusieurs fonctions. Chez les Assyriens, les prostituées, les esclaves et les femmes non mariées n’avaient pas le droit de s’en couvrir. Dans l’Ancien Testament, il marque le passage au statut d’épouse. De même que chez les Grecs: “Le voile se portait en public pour des raisons de pudeur et de modestie, et les femmes non voilées se désignaient comme sexuellement disponibles”, analyse l’historienne. Même son de cloche à Rome: avant de sortir de chez elles, les femmes s’enveloppaient de la «rica», un voile de qualité courante différent de celui que portaient les vestales, prêtresses consacrées à la divinité Hestia. Lors de leurs noces, les Romaines portaient un «flammeum», un rectangle de tissu rouge — le verbe latin nubere, dont dérive l’adjectif «nubile», signifie d’ailleurs «se couvrir d’un tissu couleur flamme».

Puis, quand le christianisme prend son essor, des pères de l’Église se penchent sur la question. Les écrits les plus connus sont ceux de Paul de Tarse, ou saint Paul, qui rappelle, au Ier siècle, dans la lettre aux Corinthiens que “le chef de tout homme est le Christ, que le chef de la femme est l’homme, et que le chef du Christ est Dieu. (…) Toute femme qui prie ou qui prophétise la tête non voilée déshonore sa tête: elle est comme celle qui est rasée. (…) L’homme ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image de la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme. En effet, l’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme de l’homme; et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. C’est pourquoi la femme doit, à cause des anges, avoir sur la tête un signe de sujétion.” “Le voile a ainsi fait son entrée dans le monothéisme, immédiatement interprété comme un élément distinctif du genre féminin et symbole de soumission des femmes à l’homme”, écrit Maria Giuseppina Muzzarelli.

«Saint Paul et Tertullien ont systématisé une pratique ancienne en y impliquant l’infériorité de la femme et l’incapacité masculine de résister à la tentation»

Les préceptes de Paul sur le sujet vont faire des émules. Le théologien Tertullien rédige un traité intitulé «Du voile chez les vierges» (IIIe siècle) dans lequel il préconise que le port du voile ne soit plus réservé aux femmes mariées: “S’exposer revient à se prostituer”, affirme-t-il. Le voile repose alors sur l’idée que la femme représente un danger non seulement pour elle-même mais pour toute l’humanité. Alors que dans le monde antique il symbolisait surtout la condition d’épouse, il acquiert une portée plus large avec l’arrivée du christianisme: “Saint Paul et Tertullien ont systématisé une pratique ancienne en y impliquant l’infériorité de la femme, et par conséquent la nécessité de la soumettre à l’homme, mais également l’incapacité masculine de résister à la tentation”, constate l’historienne. Entre le IVe et le VIIe siècle, le voile devient ainsi le symbole de la femme chrétienne.

Au Moyen Âge cependant, sa signification évolue. Dans les villes, chez les femmes issues des grandes familles marchandes et de l’aristocratie, il se fait plus transparent, se double de couvre-chefs élégants, de chignons compliqués et de filets finement brodés. Il n’est plus seulement symbole de leur assujettissement aux hommes, mais aussi de la richesse et du pouvoir de leur famille. “L’usage de se couvrir avait conduit à l’adoption de formes exubérantes, fantaisistes et exagérées au point de focaliser les regards et de provoquer la stupeur”, note Maria Giuseppina Muzzarelli. Évidemment, ces coiffes sophistiquées et voyantes ne plaisent pas à tout le monde. Notamment aux membres du clergé et à de nombreux théologiens. Durant la seconde moitié du XIIIe siècle, avec le développement des ordres monastiques, les prêcheurs se penchent avec attention sur la tête des femmes. Le franciscain Bernardin de Sienne prêche: “Il me semble voir dans vos cheveux tant de vanité que j’en éprouve de l’horreur: il y a des têtes à créneaux, à donjons, à tours qu’on trimballe à l’extérieur. J’en vois avec des créneaux où se dressent les enseignes du diable, et celles-ci ont des arbalètes capables de percuter n’importe qui.”

Dans la plupart des villes italiennes, on légifère avec attention sur ces dispositifs capillaires. Il faut veiller à ce que les soies et les ornements arborés ne témoignent pas d’une trop grande richesse, ce qui serait inconvenant. Dans les archives de la ville de Pérouse, par exemple, on trouve la trace de 336 procès concernant des couvre-chefs féminins. La plupart des femmes condamnées se voient contraintes à payer une amende soit à l’État, soit à l’Église. Des dérogations sont toutefois accordées. Comme à Bologne, où les femmes de chevaliers sont autorisées à porter un «coazzone», une structure constituée de rubans d’or et d’une coiffe en résille portés sur l’arrière de la tête, le tout tenu par un cordon qui ceint le front. La mode parvient donc à se frayer un chemin entre les prédicateurs outrés et les législateurs tatillons.

Saintes et nobles

L’iconographie de la Renaissance rend d’ailleurs compte de ces ornements. Les femmes de la noblesse, tout comme les saintes, sont revêtues de coiffes délicates et recherchées. Représenter des femmes sanctifiées par l’Église vêtues d’étoffes à la mode était un moyen, pour les peintres, de les rendre plus proches de ceux qui observaient ces tableaux tout en permettant de mettre en valeur leur grandeur et leur vertu. De plus, les artistes appréciaient ces extravagances, qui constituaient autant de défis techniques.

Selon certains historiens, le port du voile en Occident a perduré jusqu’au tournant du XXe siècle. Ce n’est pas tout à fait le point de vue de Maria Giuseppina Muzzarelli. Pour l’historienne, quelque chose se joue dans les villes italiennes à partir du XIIIe siècle: “C’est dans les cités États que s’ébauchèrent l’évolution des façons de se couvrir et la lente crise du voile, du moins dans les couches les plus élevées socialement et culturellement alors que la tradition se perpétuait ailleurs.» Tout au long de son histoire, le voile à rempli plusieurs fonctions, qui ont parfois de la peine à coïncider. S’il cache, marque la réserve et la soumission, il attire également le regard, embellit et active un jeu de séduction. Il indique aussi une forme de résilience, explique Maria Giuseppina Muzzarelli, car “il permet la réinterprétation d’une coutume contraignante en pratique agréable”. Dès la fin du XIXe siècle, le foulard a pris le pas sur le voile. Il est tombé de la tête des femmes pour se porter sur leurs épaules. Le nouveau Code de droit canonique promulgué en 1983 par Jean-Paul II est venu entériner une certaine pratique: se couvrir la tête, même dans les églises, n’est plus requis. “Nous avons perdu le voile, nous nous en sommes libérées ou, pour mieux dire, il est tombé en désuétude. En prenant la relève, le foulard a, d’une certaine façon, accompagné son trépas. Mais ce foulard, actuellement, on ne le voit plus autour du cou des nostalgiques: il est désormais solidement campé sur la tête des musulmanes”, conclut l’historienne.

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