Et Kim Il-sung inventa la monarchie communiste

Pour comprendre la crise qui secoue la Corée du Nord et ses puissants voisins, peut-être faut-il s‘intéresser à l’homme qui est à l’origine d’un des derniers régimes communistes encore en place de nos jours. Version augmentée de la page “Histoire” parue dans le Matin Dimanche du 17 septembre 2017.

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !
6 min readSep 19, 2017

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© Matt Palsh / Flickr

Corée du Nord. La seule évocation de ce petit État coincé entre le Japon et la Chine suffit à faire naître à l’esprit des images d’un peuple triste, mal nourri, courbant l’échine sous un gouvernement autoritaire. Mais s’il est vrai qu’il est économiquement exsangue, le pays semble tenir bon. Pour comprendre ce paradoxe, il faut s’intéresser à l’homme qui est à l’origine d’un régime unique en son genre, Kim Il-sung. Monarque absolu d’un pays communiste, il a élaboré un pouvoir qui repose sur un nationalisme exacerbé, un culte de la personne et l’usage systématique de la terreur. Son fils Kim Jong-il et son petit-fils Kim Jong-un sont les héritiers et les continuateurs de ce pouvoir. C’est du moins la thèse que défend l’agrégé d’histoire et diplomate Pascal Dayez-Burgeon dans «La dynastie rouge», paru l’an dernier enversion de poche (Perrin / Tempus).

Difficile pourtant de brosser le portrait de celui que l’on surnommait le «Professeur de l’humanité tout entière» tant le terrain a été labouré par la propagande. «De son enfance nous n’avons guère de témoignages fiables si ce n’est quelques photos de classe qui nous montrent un jeune garçon au visage doux et lunaire, les cheveux courts coupés très courts: l’archétype des écoliers asiatiques de l’entre-deux-guerres», note Pascal Dayez-Burgeon.

Le futur Kim Il-sung naît en 1912 dans une famille de la petite aristocratie rurale du nord de la Corée. Son père est un lettré qui a fait ses classes dans un collège presbytérien à Pyongyang au début du XXe siècle. La Corée étant alors occupée par le Japon, la famille émigre en Mandchourie et retourne régulièrement en Corée. Le jeune homme s’engage contre la présence des Japonais, ce qui lui vaut un bref séjour en prison entre décembre 1929 et mai 1930. Puis il interrompt ses études pour se consacrer à la lutte armée. La propagande officielle en fait un des chefs incontestés de la résistance — dans les faits, il s’est taillé quelques succès locaux — et il adhère au parti communiste coréen en 1931. «C’est un choix de raison», analyse Pascal Dayez-Burgeon. C’est certainement l’organisation qui lui permet le mieux de trouver un poste à la mesure de son ambition.

“La Corée du Nord est un Etat de partisans.”

En 1941, Kim Il-sung est l’un des rares cadres de la résistance qui n’ont toujours pas été arrêtés par les Japonais. Mais l’étau se resserre et il se réfugie avec sa petite troupe en Union soviétique. Ces années de combats et de guerre ont certainement forgé sa pratique politique, analyse l’historien: «Pour survivre, il est resté en permanence sur le qui-vive, et a pris des décisions abruptes. Il ne devait pas l’oublier. On reproche souvent à la Corée du Nord son attitude provocatrice et imprévisible. C’est exact, mais compréhensible. Née de la guérilla, elle continue à en appliquer les méthodes. Elle n’est pas devenue un État comme les autres, respectueux des convenances internationales. Elle est toujours aux mains de guérilleros et de leurs descendants. Elle est un État de partisans.»

Après la Seconde Guerre mondiale, les Russes placent leurs pions sur le nouvel échiquier géopolitique. Le nouveau leader est adoubé par Moscou, et renvoyé à Pyongyang, mais sont agenda est dicté par des éminences grises soviétiques. Il commence par s’attacher le soutien de la population coréenne au nord du 38e parallèle, frontière qui délimite les sphères d’influence soviétique et américaine. Mais, persuadé qu’il peut se lancer à la conquête du sud de la péninsule, ses troupes franchissent la ligne de démarcation et s’emparent de Séoul, déclenchant la Guerre de Corée.

La réaction occidentale ne se fait pas attendre et les forces américaines reprennent le dessus, occupent même Pyongyang tandis que Kim Il-sung, caché dans les montagnes du nord, appelle la Chine à rescousse. Le conflit s’enlise jusqu’à ce qu’un pacte de non-agression entre les deux Corée soit entériné en 1953. Cette guerre aurait pu mettre Kim Il-sung sur la touche, défait par les forces coalisées et lâché par ses alliés communistes qui ne veulent pas de lui sur le théâtre des opérations. Or il n’en est rien. Il parvient même à retourner la situation. Il transforme son offensive en Corée du Sud en acte de résistance et replace sa désastreuse campagne militaire dans un contexte plus large: celui d’un combat vital que la Corée n’aurait jamais cessé de mener face à de grandes puissances qui lui sont hostiles. Et ça marche.

Les perroquets du zoo de Pyongyang sont eux aussi mis à contribution: on leur apprend à répéter «Vive Kim Il-sung!»

Kim Il-sung ne se contente pas de réécrire l’histoire de son pays. Il se construit aussi une mythologie personnelle. Il commence à faire l’objet d’un culte de la personnalité qui n’a rien à envier à celui de Mao ou de Staline. Des statues à son effigie s’érigent un peu partout dans le pays, et on l’affuble de noms baroques tel que «Guide suprême de la Corée», «Plus grand de tous les dirigeants communistes», ou «Lumière du genre humain». Les perroquets du zoo de Pyongyang sont eux aussi mis à contribution: on leur apprend à répéter «Vive Kim Il-sung!» dans toutes les langues. En 1961 se tient le 4e congrès du parti des travailleurs. Le succès de Kim Il-sung est sans conteste. Il a éliminé tous ses rivaux et ceux qui pouvaient encore lui faire de l’ombre au sein du parti et de l’armée. Il pioche parmi les membres de sa famille pour se constituer une garde rapprochée et occuper des postes clés. Le régime de la famille Kim contrôle la Corée du Nord, qui se transforme en une sorte de monarchie communiste.

Mais la bonne marche de ce régime se fait au détriment de la santé économique du pays. Si des réformes et un gros effort d’industrialisation remettent la Corée du Nord en selle après la guerre civile, les finances sont aussi mises à mal par la construction d’infrastructures improductives et coûteuses: bunkers, bases souterraines, usines camouflées dans les montagnes. «En somme, à bomber le torse, le Nord est en train de se ruiner», analyse Pascal Dayez-Burgeon.

Pyongyang, reconstruite après la guerre, devient la vitrine du régime. Elle se dote de grandes places et de monuments à la gloire de son monarque. La capitale abrite les citoyens méritants tandis que de nombreuses régions du pays vivent dans la misère. On aurait pu croire que le régime se fragilisait suite aux crises économiques et structurelles qu’il subissait mais Kim Il-sung a plus d’un tour dans son sac. Le pays empruntera la voie du juché, un terme sibyllin, presque poétique, qui pourrait se traduire par “autosuffisance” ou “maîtrise du destin”. Le juché n’a pas de signification claire et n’a pas besoin d’en avoir, note Pascal Dayez-Burgeon: «Il ne constitue pas une théorie cohérente mais un signe de ralliement, une sorte de gimmick. Il sert à désigner ce qui convient à Kim Il-sung à un moment donné.» Hormis les contacts qu’il maintient avec son puissant voisin chinois, Kim Il-sung est isolé sur la scène internationale, et ne reçoit en visite que quelques dictateurs exotiques.

Au cours des années 1980 une sorte de dyarchie s’installe à la tête du pays. Kim Jong-il prépare la succession et se montre systématiquement au côté de son père. Il prend progressivement le contrôle des différents leviers du pouvoir: le parti communiste et l’armée. Au cours de l’été 1986, Kim Il-sung est victime d’une attaque cardiaque et entame une longue convalescence. Sans prendre sa retraite, il s’appuie désormais sur son fils. Le régime décide de ne pas cacher l’état de santé du monarque et joue sur la sympathie que peut inspirer à son peuple le dernier combat du «Soleil rouge des peuples opprimés». Son décès en 1994 marque son apothéose: au matin du 9 juillet, les sirènes hurlent dans tout le pays pour marquer le décès du dictateur. «Notre patrie n’est plus qu’une mer de larmes, un océan de pleurs. Les montagnes sanglotent, les fleuves se tordent de douleur, les forêts et les champs ont perdu leur goût de vivre», annonce un communiqué. Sa dernière demeure est le plus grand mausolée du monde. Le pays est orphelin. Le roi est mort, vive le roi. Le règne de Kim Jong-il peut commencer.

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