Les soldats de la Wehrmacht se défonçaient à la crystal meth

L’armée de Hitler a vite compris l’avantage à retirer de la pervitine pour garder les troupes éveillées plusieurs jours d’affilée. Mais la drogue a aussi eu des effets pervers sur la chaîne de décision. Longue version d’une page “Histoire” également parue dans le Matin Dimanche.

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !
7 min readNov 3, 2016

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© DR

France, mai 1940. La Wehrmacht enfonce les lignes alliées. Les divisions françaises et anglaises sont comme tétanisées, sidérées par la vitesse hallucinante à laquelle se déplacent les unités allemandes. C’est la Blitzkrieg. «Flânez pas, foncez», lance le Général Guderian à ses chars. Il doit prendre Sedan et franchir la Meuse au plus vite. Il est prêt à priver de sommeil ses soldats pendants trois jours et trois nuits. Et il peut le faire grâce aux pilules de pervitine, une substance dérivée de la méthamphétamine que consomment officiers, fantassins et pilotes. C’est une armée sous crystal meth qui se lance à la conquête de l’Europe, selon le journaliste Norman Ohler qui vient de publier une longue enquête, fruit de cinq ans de recherches dans les archives de Washington et de Berlin. «Le national-socialisme fut un poison, au sens propre du terme. Il a laissé un legs toxique, un venin qui nous affecte encore aujourd’hui et qui n’est pas prêt de disparaître», écrit-il en guise d’introduction et on ne saurait lui donner tort. De nos jours, plus d’une centaine de millions de personnes sont accros à méthamphétamine.

Dans le chocolat

L’Allemagne n’a pas attendu les nazis pour devenir le leader de l’industrie chimique et de la production de drogue. Dans l’entre-deux-guerres, les usines qui ne peuvent plus s’approvisionner via les colonies en matières premières, comme les plantes médicinales ou les stimulants naturels, trouvent d’autres expédients et produisent artificiellement différents remontants. Les opiacés restent une spécialité allemande. A cela s’ajoute une nouvelle gamme de produits plus stimulants comme la cocaïne. «La jeune République de Weimar baigne dans les substances psychotropes et les produits grisants, livre de la drogue aux quatre coins du monde et se hisse au rang de dealer mondial», rappelle l’auteur. En pleine crise économique Berlin devient la capitale de la dope, un narco-tourisme international y fait alors florès puisqu’on y trouve de tout, à très bas prix.

Le régime nazi qui prend ensuite le pouvoir voit d’un mauvais œil ces drogues récréatives. L’usage des stupéfiants est considéré comme “racialement inférieur”. Nouveau régime politique, nouveaux produits, les pilules de pervitine font leur apparition et la méthamphétamine est considérée comme un remède universel. Grâce à des campagnes publicitaires sur le modèle de celles menées par Coca-Cola aux Etats-Unis, la pervitine devient très populaire et se répand dans toutes les couches sociales: «Les déménageurs déplacent plus de meubles, note Norman Ohler, les coiffeurs coupent les cheveux plus vite, les gardiens de nuit ne s’endorment plus, les docteurs en prennent pour se soigner eux-mêmes et les membres du Parti en croquent aussi, tout comme les SS.» La productivité s’accroît, la motivation est ravivée, le stress décline, l’appétit sexuel s’envole. On trouve même de la pervitine dans des boîtes de chocolat destinées aux femmes au foyer. «Elle permet ainsi à l’individu de prendre part à l’enthousiasme collectif et à la vague d’autoguérison nationale qui submergent prétendument le peuple allemand. «Allemagne, réveille-toi!» criaient les nazis. La pervitine se charge désormais de la garder éveillée», analyse l’auteur.

Du côté de la Wehrmacht, on se rend compte à quel point la pervitine peut être utile. Lors de la campagne de Pologne, de nombreux soldats en mettent une réserve sous leur casque ou leur calot. «Pensez, s’il vous plaît à m’envoyer à la prochaine occasion de la pervitine sous enveloppe», suppliait le futur Prix Nobel de littérature Heinrich Böll dans une lettre adressée à sa famille. Mais c’est surtout à l’instigation d’un médecin-major, le professeur Otto F. Ranke, que l’usage de la pervitine va se répandre dans toute l’armée. A la tête de l’Institut physiologique militaire de Berlin, Ranke mène des expériences dès 1938 sur les élèves officiers médecins. Il en arrive à la conclusion que ce produit est un moyen excellent pour galvaniser des troupes fatiguées.

Lors de la bataille de France, les médecins de division s’en voient remettre des quantités astronomiques. Ranke, lui-même complètement dépendant au produit, arpentera en long et en large le théâtre des opérations, délivrant des milliers de comprimés aux unités qu’il croise. Si la pervitine permet aux soldats de ne pas dormir et de rester frais et dispo plusieurs jours de suite, elle a également des conséquences sur les décisions que prennent les officiers sur le terrain.

Rommel en tête de peloton/ © DR

Le général Rommel, à la tête d’une division de chars, en est la parfaite illustration: souvent en première ligne dans son Panzer, il ne s’arrête pas pour consolider les positions qu’il prend à l’ennemi mais continue à foncer droit devant lui, prenant l’adversaire à contre-pied. L’état-major tente bien de le joindre mais le général, gonflé à bloc a coupé sa radio. Les estafettes qu’on lui envoie ne parviennent pas à le rattraper: Selon Norman Ohler, il a perdu tout sens du danger, «symptôme typique d’une consommation excessive de métamphétamine». Pour la campagne de France ce sont pas moins de 35 millions de comprimés qui ont été commandés auprès des usines Temmler.

A l’étranger, on s’interroge sur cette “pilule du courage” alors qu’en Allemagne quelques médecins commencent à s’inquiéter de ses effets secondaires. Certains officiers plus âgés font des syncopes. D’autres sont retirés du front à cause d’hypertension artérielle. Et les addictions sont de plus en plus visibles parmi les simples soldats. Nervosité, apathie, dépression, psychose font leur apparition dans les rangs de la Wehrmacht. En juin 1941, la pervitine est finalement soumise à la législation sur les opiacés. «La drogue du peuple est ainsi déclarée officiellement produit stupéfiant», écrit Norman Ohler. Mais sa production ne cesse d’augmenter.

Lors de la campagne contre la Russie, l’Allemagne nazie déploie le même dispositif qui a permis la victoire à l’Ouest. Après quelques succès initiaux, le front s’embourbe dans l’immensité des plaines russes. L’usage coordonné de l’aviation, des chars, de l’infanterie mécanisée et de la méthamphétamine nécessaire au bon déroulement de la Blitzkrieg est grippé. Les soldats ingurgitent “la pilule du courage” pour lutter contre la faim et le froid, pour tenir leur position mais plus pour avancer.

Vers la fin de la guerre, c’est la marine militaire qui ne cesse d’innover en matière de prise de substances dopantes. L’amiral Helmut Heye est à la tête des K-Verbände, des «unités de combat miniatures». Les nazis ont en effet conçu des sous-marins de poche armés d’une ou deux torpilles capables de se glisser entre les lignes ennemies pour des missions de sabotage ou de reconnaissance. Les appareils sont de véritables cercueils d’acier submersibles transportant deux membres d’équipage. Les missions durent souvent plusieurs jours pendant lesquels il n’est pas question de fermer l’œil. Un cocktail chimique étonnant, mélange de cocaïne, de pervitine et d’eucodal est testé sur des prisonniers dans un camp de concentration avant d’être proposé aux équipages.

Au final, quel a été l’impact de la prise de drogue sur le régime nazi? L’auteur se montre prudent. Si la pervitine a certainement eu des conséquences sur le théâtre des opérations, il insiste bien sur le fait que les pages les plus sombres de notre histoire n’ont pas été un simple dérapage dû à une surconsommation de drogues. Les produits n’ont fait qu’exacerber des éléments déjà présents: «Les drogues sous le IIIe Reich ont été l’instrument d’une mobilisation artificielle; elles ont pallié une ferveur qui s’amenuisait avec le temps et gardé la clique au pouvoir en état de fonctionner.»

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Adolf Hitler, polytoxicomane

© Randy Mail

Theodor Morell est le médecin personnel d’Adolf Hitler. Entre 1936 et 1945, il lui administrera en moyenne deux piqûres par jour. Au départ, il s’agit surtout de shoots vitaminés avec du glucose ou de la testostérone afin de booster le Führer. Ce dernier ne porte pas les médecins dans son cœur, mais il a une confiance indéfectible en Morell et ses seringues miracles. Hitler, qui n’a pas le temps d’ingérer des médicaments, veut des injections pour ses «illico-rétablissements».

Morell va jouer un rôle crucial et peu étudié tout au long de la Seconde Guerre mondiale. A partir de 1941, les substances injectées dans les veines du chancelier allemand sont toujours plus violentes. «Le Patient A» comme l’appelle Morell devient dépendant à l’eucodal, un puissant analgésique. Pire, après l’attentat manqué sur sa personne en juillet 1944, Hitler prend l’habitude de se faire badigeonner les narines d’une pâte à la cocaïne.

Les drogues injectées au Führer développent certainement sa «mentalité de bunker», selon Norman Ohler: «Il trouve dans l’eucodal la drogue apocalyptique idéale pour mener un ultime combat désespéré.» La prise par Adolf Hitler de produits stimulants comme la cocaïne n’est pas sans conséquence sur le terrain: c’est un Hitler défoncé qui imagine la dernière offensive des Ardennes pendant l’hiver 1944–1945. Il projette de renverser la situation sur le front ouest et de signer une paix séparée avec l’Angleterre et les Etats-Unis avant de se retourner et de renvoyer les Russes chez eux. Rien que cela.

A lire : Norman Ohler, L’extase totale — Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue, Ed. La Découverte, 2016

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