Les villes du Moyen Age étaient sales et joyeuses

En se fondant sur deux articles rédigés par son père Arsenio Frugoni, Chiara Frugoni, médiéviste comme lui, reconstitue une journée dans une cité médiévale. Une balade érudite et poétique. Un article publié initialement dans le Matin Dimanche.

Quelle histoire !
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6 min readMay 8, 2014

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Un jour qu’il déambulait dans les rues de sa Florence du XIIIe siècle, Dante Alighieri, dit Dante, croisa le chemin d’un homme et de son âne. Le premier marchait derrière le bourricot en chantant des sonnets du grand poète et les concluait régulièrement par des «Arri!» un terme toscan qu’on pour- rait traduire par «Hue cocotte!» en frappant les flancs de l’animal pour le faire avancer. Le sang de Dante ne fit qu’un tour: il se précipita sur le pauvre homme et lui flanqua un grand coup sur les épaules en lui lançant: «Cet Arri-là, je ne l’ai pas mis dans mes vers!»

Le dernier ouvrage traduit en français de Chiara Frugoni fourmille de ce genre d’anecdotes qu’elle utilise pour raconter la journée des habitants d’une ville au Moyen Age. L’historienne y reprend deux articles de son père maintenant décédé puis développe certains thèmes qui y sont évoqués: le temps, les déplacements, la vie domestique ou l’apprentissage des enfants. Sa balade est à la fois érudite et poétique. «Le Moyen Age est une combinaison de l’exotisme et de nos racines», affirmait l’historien Jacques Le Goff.

La journée commence bien avant l’arrivée du soleil. Difficile d’être plus précis dans la mesure où les heures ne reposent pas sur les mêmes méthodes de calcul que les nôtres. Aucune horloge mécanique ne rythme le temps. Les douze heures du jour puis de la nuit constituent des fractions variables selon les saisons: durant l’été, les heures diurnes sont ainsi beaucoup plus longues qu’en hiver.

Quoiqu’il en soit, on se lève tôt. On se signe, s’habille et on se passe un peu d’eau sur les parties dénudées du corps. Ensuite c’est la messe: «Tous ceux qui peuvent et en ont le temps assistent à la cérémonie, écrit Arsenio Frugoni. Tout le monde se retrouvait dans la vision des destins de l’homme et de l’univers que proposait le christianisme. On n’envisageait pas le surnaturel séparément de la vie terrestre comme on le fait de nos jours.»

Après le passage à l’église, on prend une rapide collation avant de vaquer à ses affaires. Les artisans ouvrent leur boutique, les médecins mettent leurs gants et commencent leur tournée, les maraîchers débarquent de leur campagne et installent leurs stands. A la maison, on s’affaire à la cuisine et on lave les linges. La rue s’anime. C’est là que se déroule la vie de la cité, note Chiara Frugoni: «On passait alors une grande partie du temps au grand air étant donné l’étroitesse des maisons et des boutiques.»

La rue est bruyante, bigarrée et odorante. Pour faire circuler les informations, il existe plusieurs catégories de professionnels de la voix qui usent d’instruments différents. Les cloches sonnaient à intervalles réguliers pour marquer les heures mais également pour alerter d’un événement soudain: une mort, un incendie, une exécution, le début d’une procession. On chante, on siffle, on récite des histoires et des poèmes tout en travaillant, comme en témoigne l’altercation entre Dante et l’ânier.

La ville pue. Il n’y a souvent pas de système d’égout. Les rues et les places sont sales. Dans les villes passent des vaches, des chevaux, des ânes et des mules, mais aussi des troupeaux de moutons et de chèvres, qui y laissent leurs déjections fumantes, que piétinent les poules et les oies. Les cochons font office d’éboueurs, en se goinfrant des restes et des ordures du marché, mais ils laissent eux aussi quelques traces de leur passage. A Sienne, par exemple, «les cochons jouissaient d’une condition privilégiée et ils étaient libres de se promener à leur gré en ville», écrit l’historienne.

A midi, on passe à table. On mange surtout des produits régionaux étant donné la difficulté d’organiser des transports. Que trouve-t-on dans les assiettes? Evidemment, tout dépend des classes sociales. Quand on parcourt le menu des repas officiels, on est frappé par l’abondance de viande et de gibier, qu’on accompagne de sauces souvent épaisses et pimentées. On ne mange pas léger. «Ces repas nous apparaissent d’autant plus lourds, note Arsenio Frugoni, que nos ancêtres mangeaient sans assiettes, ni fourchettes ni serviettes. Ils se servaient de grandes tranches de pain sur lesquelles ils déposaient la viande avec sa sauce avant de l’y déguster morceau par morceau, on imagine avec quelle grâce.» Les citadins moins favorisés mangeaient plus simplement. De la soupe, notamment, dans laquelle on fait cuire des morceaux de lard. Pauvre ou riche, on mange beaucoup. «Pour se faire une idée par rapport à nos goûts sobres et esthétiques», Arsenio Frugoni évoque le repas d’ouvriers travaillant sur la construction d’une abbaye: «Un gros pain, une soupe aux fèves, six œufs et autant de boissons qu’il en faudra.»

Après le repas, c’est le temps de la sieste. C’est aussi l’heure des plaisanteries, de l’échange des potins et des divertissements. «Après avoir mangé, il est licite à chacun de faire ce qu’il lui plaît», affirmait Boccace, poète italien du XIVe siècle. Quand le soir approche, on travaille encore. On prend un dernier repas, plus léger: «Mangez peu le soir et libérez-vous de toute pensée terrestre et mondaine, et ne pensez à rien sinon que demain de bon matin, vous irez écouter votre messe», pouvait-on lire dans un livre d’or de cette époque.

«Etudier les villes au Moyen Age démonte de nombreux clichés»

Entretien avec Agostino Paravicini Bagliani, médiéviste, professeur honoraire à l’Université de Lausanne

Le lecteur francophone peut être surpris, la journée au Moyen Age que racontent Chiara et Arsenio Frugoni se déroule dans une ville…

C’est vrai que depuis la France, notamment, quand on pense au Moyen Age, les premières images qui viennent à l’esprit sont celles d’une campagne avec en toile de fond un château. Ce n’est pas le cas en ce qui concerne l’Italie, où cette période renvoie justement à l’existence et au développement de villes importantes.

Que nous apporte cet ouvrage?

Etudier les villes au Moyen Age permet de démonter de nombreux clichés, comme celui d’une Eglise omniprésente. Bien sûr, certains aspects moraux sont toujours prégnants: l’usure reste par exemple interdite aux chrétiens. C’est aussi l’occasion de montrer que cette période présente tous les grands problèmes que l’on retrouve encore maintenant. N’oublions pas que le principe de la majorité numérique dans les votations, notamment, a déjà été expérimenté dans des villes médiévales en Italie et que nous en sommes en grande partie tributaires.

Qu’ont les villes médiévales italiennes de si particulier?

On peut affirmer qu’entre le XIIe et le XVe siècle, elles constituent un véritable laboratoire pour les historiens. Il y a eu d’autres concentrations urbaines à la même période en Europe, comme en Flandres, mais ce qui frappe en Italie c’est la richesse des sources. On peut calculer le temps qui passe et les dates de manière très précise. Mais on a également accès à des mémoires de familles importantes qui nous renseignent sur l’univers mental du Moyen Age. Prenons Boccace. C’est un véritable photographe de la société urbaine médiévale juste avant l’humanisme. Il suffit de lire le récit d’une des journées du «Décaméron» pour saisir des éléments qui relèvent de la politique, de la culture ou de la société et pour se rendre compte que l’on partage encore des valeurs fondamentales, comme le sens civique ou les responsabilités des autorités politiques.

Avez-vous un exemple de cette «modernité»?

En 1333, il y a une inondation importante à Florence. Un des plus grands chroniqueurs de l’époque, Giovanni Villani, nous permet de constater que la sanction divine n’était plus la seule explication avancée. On s’en est pris directement aux autorités communales qui n’ont pas su édicter les mesures nécessaires afin d’éviter la catastrophe. C’est un discours très moderne.

A lire :

«Une journée au Moyen Âge», Arsenio et Chiara Frugoni, Editions Les Belles Lettres, 279 p.

Guillaume Henchoz

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