Mais que sont allés faire les Suisses en 1515 à Marignan?

Cette fameuse bataille opposa l’armée du roi de France aux soldats suisses, combattants redoutables et réputés. Deux jours d’âpres combats que relate l’historien Amable Sablon du Corail dans son dernier ouvrage. Article paru dans le Matin Dimanche, le 29 mars 2015.

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !

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Il pleut des boulets de canon, des traits d’arbalète et des balles de mousquet sur les carrés suisses qui font face à l’armée française en cette fin d’après-midi du 13 septembre 1515 à Marignan, non loin de Milan. Fidèles à leur habitude, les fantassins confédérés n’en démordent pas: ils maintiennent leurs formations et fondent sur les lignes ennemies qu’ils culbutent dès les premiers chocs. Du côté français, les charges de la cavalerie lourde permettent aux soldats de se replier, mais le prix à payer est lourd: de nombreux nobles font les frais des piques et des hallebardes suisses. Le chevalier Bayard, qu’on dit sans peur et sans reproche, manque d’y passer, il ne doit son salut qu’à son armure et s’extirpe de la mêlée en rampant le long des fossés qui quadrillent le champ de bataille. Les Suisses ont, eux aussi, essuyé de lourdes pertes mais ils ont pris l’avantage. Le soir venu, les combats cessent. L’absence d’uniformes et les croix blanches cousues indistinctement sur les vêtements de tous les belligérants comme signe de ralliement ajoutent à la confusion. La boucherie héroïque reprendra à l’aube. Mais que sont venus faire les Suisses dans cette galère?

Commémoration oblige, et au milieu de controverses politiques sur la place que Marignan occupe dans l’histoire du pays, plusieurs ouvrages se penchent sur la question, dont celui de l’historien Amable Sablon du Corail, «1515 Marignan». Rembobinons le fil de l’histoire jusqu’au début du XVIe siècle. L’Italie est alors le terrain de jeu des puissances européennes. Les rois de France revendiquent la possession du royaume de Naples et du duché de Milan. Les empereurs du Saint Empire romain germanique ont eux aussi des vues sur les riches cités transalpines, lesquelles s’allient tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre. Les Espagnols sont également de la partie: ils tiennent le royaume de Sicile, qui comprend l’île du même nom et l’Italie du Sud. Pour ne rien arranger, la péninsule est coupée en son centre par l’Etat pontifical qui tient à s’assurer la part du lion. Les alliances sont souvent éphémères et on redouble de coups tordus.

Plus de 60 000 soldats

En France, François Ier vient de monter sur le trône. Décidé à reprendre Milan et son juteux duché, il est parvenu à forger une nouvelle coalition avec son ennemi d’hier: Venise. Les Suisses sont brouillés avec le royaume de France? Qu’à cela ne tienne, celui-ci recrutera dans les territoires allemands l’infanterie qui lui manque. Les fameux mercenaires lansquenets forment alors le gros de ces fantassins de choc et l’imposante armée franchit les cols alpins durant l’été 1515. Un exploit logistique: plus de 60 000 soldats accompagnent le souverain. «L’armée du roi a réussi une surprise stratégique comparable à celle des Alliés en Normandie en 1944», note Amable Sablon du Corail. On utilise même des explosifs pour tailler un chemin qu’empruntera le train d’artillerie qui jouera un rôle important lors de la bataille contre les Suisses. Ceux-ci, qui défendent le duché de Milan, ont déjà pris possession de ses terres septentrionales et contrôlent la région de l’actuel Tessin.

Au début du XVIe siècle, la ville est occupée par une importante garnison de Suisses pour le compte du roi de France, Louis XII, qui a la fâcheuse habitude de ne pas payer ses mercenaires. Les Suisses changent alors de camp et autorisent le retour de la famille Sforza, qui régnait sur le duché, tandis que Louis XII monte une armée pour reprendre celui-ci et engage… d’autres Suisses. Suite à d’intenses tractations diplomatiques, Milan est restituée à la France, mais de nombreux cantons commencent à nourrir de la rancune à l’égard de ce roi mauvais payeur. En 1511, rebelote, les Confédérés marchent à nouveau sur la région mais pour leur propre compte, cette fois. En 1512, les derniers bastions français en Italie du Nord tombent sous les coups de boutoir des Suisses et de leurs alliés vénitiens. En 1513, Louis XII tire ses dernières cartouches. Il tente de reprendre pied en Italie mais échoue aux portes de Novare âprement défendue par les Suisses.

Discorde dans les cantons

C’est une tout autre partie qui se joue cet été 1515. Les cartes ont été rebattues. Les Vénitiens ont retourné leur veste et se battent au côté des Français. Les Espagnols et le pape Léon X sont alliés aux Confédérés mais ne souhaitent pas trop s’engager dans le conflit et temporisent. Quand l’imposante armée du roi François Ier débarque, la discorde règne au sein des différents cantons. Le roi en profite et des pourparlers s’engagent. Berne, Fribourg et Soleure s’engouffrent dans la brèche et signent une paix séparée avec la France. Pas moins de 10 000 soldats suisses s’en retournent chez eux. Un noyau dur formé par les cantons primitifs reste. Il faut toutefois toute la pugnacité rhétorique de Matthias Schiner, l’évêque de Sion qui se trouve sur le théâtre des opérations, pour convaincre les capitaines des troupes suisses de se porter au-devant de l’armée française. La bataille décisive va se jouer à Marignan, à treize kilomètres au sud-est de Milan.

Les armées en présence sont très différentes. Du côté français, on compte sur la fine fleur de la chevalerie, les lansquenets allemands et l’artillerie pour enfoncer les lignes ennemies. Côté suisse, on ne dispose que de fantassins. Mais ces derniers entretiennent une solide réputation: les Suisses, en formations serrées armées de piques et de hallebardes, sont rarement vaincus lors de batailles rangées. Comment expliquer que ces fermiers et ces bouviers faisaient trembler les têtes couronnées? «La tactique des Suisses sur le champ de bataille, exclusivement frontale, est pour le moins sommaire et fait irrésistiblement penser aux sorties du village d’Astérix contre les Romains. Les capitaines ne peuvent guère faire plus que désigner un point d’impact», écrit non sans malice Amable Sablon du Corail. Leurs exploits sont à chercher ailleurs. Pour l’historien, «Les Suisses sont des guerriers plutôt que des soldats, mais des guerriers qui ont développé un esprit de corps extraordinaire et qui donnent la primauté absolue au groupe.»

Ces éléments permettent de comprendre ce qui se joue lors de la seconde journée de la bataille de Marignan. Au petit matin, les combats reprennent. La mêlée dure plusieurs heures, beaucoup plus longtemps qu’à l’accoutumée car en général, un camp décroche rapidement après le premier choc. Les champs sont parsemés de mourants et de cadavres. Les carrés suisses, bien entamés par l’artillerie depuis le jour précédent, finissent tout de même par faiblir. Durant la nuit, le roi a repositionné son artillerie qui continue à faire des ravages. Les lansquenets, ennemis héréditaires des Suisses sur les champs de bataille, soutiennent le choc et l’armée confédérée commence à se disloquer. Terrible carnage! Entre 8000 et 14 000 Suisses seraient morts, entre 5000 et 10 000 Français. Mais les estimations restent difficiles: François Ier qui annonce 4000 morts dans une lettre adressée à sa mère a intérêt à minimiser ses pertes afin d’accentuer sa victoire. Du côté suisse, on n’arrive même pas à comptabiliser avec précision le nombre de soldats engagés dans la bataille.

François Ier laisse les Suisses se replier sans trop les harceler. Il a certainement déjà en tête l’idée d’une alliance avec ces cantons pourvoyeurs d’une excellente infanterie qui lui fait défaut. La Confédération et le Royaume de France signent d’ailleurs en 1516 une paix perpétuelle qui ouvre le service de la France aux mercenaires suisses. Le roi reprend ses possessions en Italie du Nord. La présence française va durer dix ans, jusqu’à la bataille de Pavie en 1525. Mais c’est une autre histoire.

La Suisse se déchire sur la célébration des 500 ans de cette défaite

Marignan n’en finit pas de susciter des polémiques. Politiciens et historiens de tous bords s’écharpent sur la signification à donner à la commémoration de la bataille, dont on célébrera les 500 ans en septembre. De quoi Marignan est-il le nom? Cette date qui marque assurément la fin d’un politique hégémonique des cantons suisses sur leurs voisins est-elle un tournant si important que cela? La neutralité suisse s’est-elle vraiment construite suite à cette défaite des Confédérés? Tandis que la fondation Pro Marignano prévoit plusieurs événements, le site http://www.marignano.ch recense les signatures d’intellectuels qui trouvent «choquant que ce carnage hallucinant se prête aujourd’hui sans contestation à la récupération politique, aux campagnes électorales ». En 1897 déjà, Ferdinand Hodler était au centre d’une polémique suite à sa représentation de la bataille. Le peintre qui a gagné le concours de décoration du Musée national suisse organisé par la Commission fédérale des Beaux-Arts, réalise une fresque murale représentant la retraite des Suisses après la bataille. On y voit des soldats agonisants aux jambes coupées, les habits en lambeaux, le visage couvert de sang. Les soldats confédérés de Hodler arborent des mines déconfites et peinent à digérer le choc post-traumatique provoqué par la violence des combats. C’est le poignant portrait d’une armée en déroute que brosse l’artiste. Pour de nombreux critiques, ce réalisme à la fois guerrier et défaitiste ne convient pas à l’endroit. Le directeur du musée, Heinrich Angst, est luimême très critique. Le Conseil fédéral devra intervenir pour calmer les esprits et permettre à l’oeuvre de garder sa place sur les hautes voûtes du nouveau musée.

Soldat suisse aux jambes sectionnées. gros plan sur un triptyque de Hodler représentant la retraite de Marignan

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