Marie-Thérèse d’Autriche, mère, épouse aimante et «roi» absolu

La philosophe Elisabeth Badinter dresse le portrait de cette souveraine qui eut seize enfants, régna durant quatre décennies et joua tour à tour de sa féminité et de la puissance que lui conférait son rang. Version longue d’un article initialement paru dans le Matin Dimanche.

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !
7 min readDec 9, 2016

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Portrait de Marie-Thérèse de Habsbourg par Martin van Meytens / ©DeAgostini / Leemage

Selon l’un de ses plus proches confidents elle a été «l’homme du siècle». Reine de Hongrie et de Bohême, archiduchesse d’Autriche et impératrice du Saint-Empire romain germanique, Marie-Thérèse de Habsbourg a régné entre 1740 et 1780. La philosophe et essayiste Elisabeth Badinter signe une biographie de cette femme d’exception qui a pesé sur le destin de l’Europe tout au long du XVIIIe siècle.

Au cours de l’histoire, d’autres femmes ont joué un rôle politique prépondérant, mais Marie-Thérèse intéresse Elisabeth Badinter car elle est la première à concilier, à ce niveau, responsabilités politiques et vie familiale: «Dotée d’un pouvoir absolu comme Elisabeth Ire d’Angleterre ou Catherine II de Russie, elle dut, contrairement à celles-ci, négocier durant tout son règne avec sa féminité.» L’archiduchesse autrichienne n’est en effet pas seulement un animal politique. Elle est aussi une mère attentionnée et une épouse aimante qui s’efforce de conjuguer ces différentes facettes. Elle affronte ainsi les éternelles difficultés du «pouvoir au féminin», titre de l’ouvrage.

La jeune Marie-Thérèse ne paraissait pourtant pas disposée à prendre les rênes du pouvoir. «Je suis dépourvue de l’expérience et des connaissances nécessaires pour gouverner un empire aussi considérable et divers parce que mon père n’a jamais eu envie de m’initier ou de m’informer dans la conduite des affaires intérieures ou étrangères», confesse-t-elle dans son testament.

Mais à y regarder de plus près, elle ne semble pas si désarmée. La Maison des Habsbourg permet à une femme d’hériter des titres et des territoires de la famille. Et si son père, l’empereur Charles VI, ne l’associe pas au pouvoir de son vivant, sa fille aînée peut compter sur les conseils avisés de sa mère et de sa grand-mère, femmes aussi puissantes que discrètes, rompues à l’intrigue et à la diplomatie. «La petite Marie-Thérèse a pu trouver auprès d’elles un modèle d’identification propre à l’exercice du pouvoir et au désir de l’exercer», analyse la philosophe.

Reine nue entourée d’hommes

A la mort de son père, en octobre 1740, Marie-Thérèse de Habsbourg lui succède. Et la voilà très vite au cœur de la tourmente. Le roi de Prusse Frédéric II tombe littéralement sur la riche province de Silésie qu’il veut joindre à ses territoires. La France et la Bavière en profitent également pour remodeler les frontières de ce puissant voisin. Prague tombe. Vienne est menacée. Incarnation d’un royaume en passe d’être démembré, Marie-Thérèse de Habsbourg est régulièrement représentée sous les traits d’une reine nue entourée d’hommes qui la palpent. Mais la reine est loin d’être vaincue et renverse peu à peu le rapport de force.

Auprès de ses sujets hongrois, elle joue sur plusieurs tableaux, alternant féminité et virilité au gré des circonstances, comme des atouts à sa disposition. La voilà nommée «roi» de Hongrie au terme d’une prestation de serment virile: au galop, elle atteint le sommet du Mont-Royal où se tient traditionnellement le rituel d’intronisation des souverains hongrois. Elle tire son épée du fourreau pour la présenter aux quatre points cardinaux. Deux mois et demi plus tard, c’est sur un autre registre qu’elle joue de son pouvoir. Elle se rend à Presbourg pour participer à l’assemblée nationale de Hongrie où elle se présente comme une victime, implorant ses fidèles sujets de la protéger, elle, ses enfants et son sceptre. «Nous donnerons notre vie et notre sang pour notre reine!» scandent les participants, galvanisés par son discours. «Si elle endossait avec sincérité le rôle de la femme victime, abandonnée de tous, elle savait aussi taper du poing sur la table», rappelle Elisabeth Badinter.

Mais il n’y a pas que la situation géopolitique qui retient l’attention de la reine. Elle exerce son pouvoir au côté d’un mari incompétent sur le plan politique mais dont elle est très éprise. Pour sa biographe, «les intérêts de la souveraine divergent de ceux de l’épouse amoureuse». Son époux, François- Etienne de Lorraine, piètre diplomate et soldat d’opérette, souhaite signer la paix avec la Prusse pour se retourner contre la France qui lorgne son territoire natal.

Ils exercent à eux deux une cogérance sur les territoires tenus par les Habsbourg: en tant que femme, Marie-Thérèse ne peut pas mener les troupes au combat et, en tant que mère, les grossesses l’empêchent momentanément de gouverner. Mais la souveraine prend peu à peu le pas sur l’épouse. Des paix séparées sont signées avec la Prusse et la France.

En octobre 1745, François-Etienne est nommé empereur par les grands électeurs du Saint-Empire romain germanique. Ce statut honorifique a pour principal mérite de lui donner un os à ronger en laissant sa femme administrer ses territoires comme elle l’entend. «A elle, le pouvoir sans partage sur les Etats héréditaires; à lui la gestion d’un empire fantomatique», écrit Elisabeth Badinter.

Un pouvoir sans partage

Marie-Thérèse d’Autriche devient une monarque absolue et bien entourée qui préside à la destinée de son royaume. Elle gouverne seule avec les conseils d’hommes qu’elle a choisis pour leur compétence, leur honnêteté et leur fidélité. Elle s’appuie également sur des émissaires féminins, chargés de convaincre les épouses des puissants du bien-fondé de sa politique. «C’était une sorte de diplomatie par les femmes qui se doublait ou se substituait à celles des hommes», observe l’essayiste.

Bien renseignée et bien conseillée, la reine va opter pour un renversement d’alliance assez osé. Elle courtise la France avec qui elle conclut une alliance militaire solide - sa fille Marie-Antoinette épousera Louis XVI. Après des débuts difficiles, elle finit également par se rapprocher de la tsarine Elisabeth Ire qui vient de monter sur le trône de Russie. Ces choix placent son royaume dans une meilleure posture stratégique lors- que survient la guerre de Sept Ans (1756- 1763).

Souveraine et épouse, Marie-Thérèse règne également sur une nombreuse progéniture. «Son corps presque toujours gros durant vingt ans donne l’image d’une puissance vitale à jamais inconnue du corps du roi», écrit Elisabeth Badinter. La reine donne naissance à seize enfants. Elle s’implique dans leur éducation, se soucie de leur santé et se montre régulièrement à leurs côtés. Pour sa biographe, Marie-Thérèse assume aussi bien sa «maternité privée» que sa «maternité politique»: «Elle affirme dès le début de son règne qu’elle gouverne en mère bienveillante de son peuple. Image qui tranche agréablement à l’époque avec celle du souverain que l’on voit gouverner en père sévère

Sa vie de femme et de mère est donc indissociable de sa vie de monarque. Elisabeth Badinter tisse un rapprochement entre les grossesses à répétition de la reine et ses campagnes militaires: «Il ne faut pas oublier qu’au XVIIIe siècle, les douleurs de l’accouchement sont la «guerre» des femmes. Elles en sortent indemnes, estropiées ou mortes, tels les hommes qui vont au combat. La mortalité maternelle à cette époque est considérable et chaque femme enceinte peut légitimement redouter le pire

Bigote et superstitieuse

Son empereur de mari François-Etienne décède en 1765. Marie-Thérèse de Habsbourg n’est toutefois pas décidée à quitter sa fonction et une nouvelle cogérance se met en place, avec son fils Joseph, cette fois. L’exercice du pouvoir s’avère à nouveau compliqué. Si le fils et la mère sont très attachés l’un à l’autre, ils ne partagent pas les mêmes idées. Il est peu religieux, misogyne, très inspiré par la figure martiale de Frédéric II de Prusse, l’ennemi intime de sa mère. De son côté, la reine, âgée et fatiguée, développe un sentiment religieux qui confine à la superstition et à la bigoterie, ne lâche rien et ne laisse aucune place à son fils dans l’exercice de ses fonctions politiques. Elle s’éteint à l’âge de 63 ans, en 1780.

Dans «Les deux corps du roi», un essai qui a fait date, l’historien médiéviste Ernst Kantorowicz avançait l’idée que les monarques possédaient un corps mortel et terrestre auquel se juxtaposait un corps politique représentant l’exercice du pouvoir. Au décès du roi, ce corps symbolique se transmettait à son successeur. Cette double nature, à la fois humaine et souveraine du corps du roi, s’observe par exemple dans l’adage prononcé lors de la mort des monarques: «Le roi est mort, vive le roi!» Reprenant cette hypothèse pour l’appliquer à Marie-Thérèse d’Autriche, Elisabeth Badinter estime que ce ne sont plus deux mais trois corps qui font sens. Au corps naturel et à celui incarnant le pouvoir symbolique et royal, il faudrait encore ajouter le corps maternel perpétuant la lignée: «Marie-Thérèse d’Autriche fit une large place à l’épouse amoureuse ainsi qu’à la mère aimante et soucieuse de ses enfants. Autant de rôles à jouer et d’impératifs qui devaient fatalement entrer en conflit.» Mais qui font aussi de Marie-Thérèse de Habsbourg un personnage étrangement contemporain.

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