QUAND L’EPFL PASSE LES

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !
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9 min readAug 9, 2015

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DOGES AU SCANNER

Aux Archives d’Etat de Venise et à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), une structure entend numériser l’entier des archives de la Cité des Doges. Ce projet titanesque se nomme «Venice Time Machine». Un nom qui sonne comme une promesse de voyage dans le temps. Reportage aux archives d’Etat à Venise et à l’EPFL de Lausanne. Article paru dans la revue Passé Simple.

Des grappes d’étudiants s’agitent dans les couloirs de l’ancien couvent des frères franciscains qui abrite l’essentiel des archives de la République de Venise, au Campo dei Frari. On y passe les examens finaux délivrant le précieux sésame d’archiviste d’Etat en ce mois d’octobre 2014. Ils sont encore quelques-uns à réviser leurs notes compulsivement sous l’œil amusé de Raffaele Santoro, le patron des lieux. Il règne dans tout le bâtiment une sorte d’effervescence feutrée. Comme s’il s’agissait de respecter la règle du silence pratiquée par les anciens occupants des lieux. On se chuchote des encouragements avant de pénétrer dans salle d’examen. Tout le monde se parle dans la langue de Dante. Quand on déambule pendant plusieurs jours dans les calle de Venise, on s’habitue à entendre toutes les langues du monde et on en oublie le langage des autochtones, un italien chantant qui se prononce avec un cheveux sur la langue.

Raffaele Santoro, directeur des Archives d’Etat de Venise dans l’ancien réfectoire du couvent qui sert de salle de consultation

Le professeur Raffaele Santoro, quant à lui, s’exprime dans un italien tout ce qu’il y a de plus classique. Peut-être parce qu’il est romain. Peut-être parce qu’il a compris qu’on ne parlait pas si bien sa langue. Il détache les mots et ralentit le rythme quand il s’emploie à brosser le portrait de l’institution qu’il dirige. Il reçoit dans un grand bureau. Plafond haut, meubles massifs, fauteuils profonds. Une grande bibliothèque remplie de vieux ouvrages à la couverture en cuir fait face au directeur. «Il y a quelque chose d’unique à Venise, explique-t-il en préambule. On trouve ici la volonté politique de conserver les décisions et tous les documents qui ont trait à la gestion des affaires d’état. En ce sens. Venise qui apparaît au Moyen Age, est bien plus liée à la culture antique qu’au monde féodal». Les doges, puis les différents organes qui administrent la ville font offices de garants dans bien des domaines : transactions financières, achats de terrains, droits de successions, recensement, etc. «Ailleurs en Europe, poursuit le directeur des archives d’Etat, les grands centres d’accumulation de documents et de manuscrits sont des monastères ou des établissements religieux. A Venise, c’est l’Etat. C’est quelque chose de très moderne.» Pas étonnant donc, que les autorités politiques de la Cité des Doges s’enthousiasment vite pour le projet de numérisation des archives. La ville a toujours eu une longueur d’avance sur son temps.

De la Fiat 500 à la Ferrari

D’ailleurs les archivistes n’ont pas attendu l’arrivée des chercheurs de l’EPFL pour commencer le travail. Depuis plusieurs années certains documents ont déjà été scannés et sont librement accessibles depuis le site des Archives d’Etat. Que vient apporter alors l’EPFL? Un saut qualitatif énorme assure Lorenzo Tomasin, vénitien d’origine, professeur de philologie à l’université de Lausanne et chercheur associé au projet : «Il s’agit non seulement de numériser de manière massive un des patrimoines archivistiques les plus importants du monde. Mais il faut également développer des stratégies de recherches pour naviguer au sein de ces documents. L’arrivée de l’EPFL, c’est un peu comme si on échangeait notre Fiat 500 pour monter à bord d’une Ferrari.» Et le garage de ce nouveau bolide se trouve à Lausanne, sur le site de l’EPFL. C’est là qu’il faut aller pour se rendre compte de l’ampleur du chantier.

Le décor des locaux du laboratoire des humanités digitales de l’EPFL (DHLAB) tranche avec celui du Campo dei Frari. Ici, tout respire le neuf. Des meubles Ikea designs et vaguement ergonomiques, un coin «lounge» avec des sofas confortables et des tables larges qui permettent de travailler en groupe sans jouer des coudes. Pas de cafetière italienne mais une machine nespresso comme dans n’importe quelle salle de pause en Suisse romande. Pourtant, ici aussi règne la même effervescence feutrée. La grande salle où se regroupe la plupart des chercheurs de l’EPFL qui transpirent sur Venice Time Machine fait peu de bruit. Peut-être parce qu’une partie de l’équipe est sur le terrain. Où? «C’est un peu trop tôt pour le dire», glisse avec un sourire mystérieux Frédéric Kaplan, le directeur du DHLAB. Ici, comme dans les rues de Venise, on utilise plusieurs langues. Au fil des conversations on passera aisément du français à l’italien en faisant un crochet par l’anglais.

Frederic Kaplan, directeur du DHLAB et du projet Venice Time Machine

Le bureau du directeur est petit mais fonctionnel. Des écrans sont comme suspendus au-dessus de la bibliothèque. Difficile de dire s’il s’agit d’une installation postmoderne ou de la simple volonté de les stocker là sans plus y réfléchir. L’entretien se déroule autour d’une petite table coincée entre des cartons. C’est un peu comme si le directeur du laboratoire venait d’arriver et s’était directement mis au travail sans prendre la peine de s’installer. Frédéric Kaplan répond du tac au tac et ne se laisse jamais prendre au dépourvu. S’il y a un peu moins de rondeur que chez Raffaele Santoro dans son discours, son œil n’en brille pas moins de la même passion lorsqu’il s’agit de parler de Venice Time Machine. «Nous terminons la première phase du projet, assure Frédéric Kaplan. Il s’agissait de définir les typologies de documents que nous allons devoir numériser. Nous avons réalisé plusieurs essais et nous sommes bientôt prêts.» Un scanner a été installé aux Archives d’état. Mais par quoi commencer? «Nous avons établi plusieurs critères afin de hiérarchiser et tester les procédures de numérisation, explique Giovanni Colavizza, assistant au DHLAB. Nous prenons en compte l’intérêt des chercheurs et le fait que certaines séries avaient déjà commencé à être numérisées. Nous nous sommes également concentrés sur des sour- ces difficilement manipulables pour estimer quels seront les problèmes qui se poseront au moment où nous devrons les traiter en série.» «En série». C’est le mot-clé qui permet de comprendre l’enjeu d’un tel chantier. Car ce que propose ce projet qui regroupe l’EPFL et les Archives d’Etat de Venise mais aussi l’Université Ca’Foscari, c’est justement la création d’une immense base de données que l’on pourra explorer grâce à des outils permettant de recouper, regrouper, et recréer des occurrences à travers un entrelacement complexe de manuscrits, de cartes et de documents archivistiques. Imaginez à terme qu’il soit possible de repérer le nom d’un individu sur un réseau de parchemins, de retrouver son adresse, de recomposer son cercle d’amis et d’estimer l’état de sa fortune la dernière fois qu’il a dû payer «la decima», l’impôt perçu par la République de Venise correspondant au 10% de la fortune de chaque famille. Il serait également possible de reconstituer son habitat et de visiter ses appartements.

Vidéo de présentation du projet réalisée par l’équipe du DHLAB. On y observe des exemples de modélisation 3D ainsi que des visualisation de mise en réseau des archives.

Une partie du projet est en effet consacrée à la reconstitution en trois dimensions de la ville à différentes époques. Et n’allez surtout pas dire à Isabella di Lenardo qui chapeaute ce chapitre du chantier que la 3D, est là uniquement pour appâter le grand public et les sponsors mais qu’on s’éloigne de la recherche fondamentale. Cette historienne de l’art chevronnée vous expliquera au contraire que cet aspect du projet est au cœur académique de Venice Time Machine : «Les objets en 3D représentés ne doivent jamais être considérés comme définitivement figés, plaide-t-elle. Ils doivent au contraire toujours pouvoir être changés et améliorés.» Isabella di Lenardo et sa petite équipe sont en train de travailler sur le Pont du Rialto et ses alentours, là où est née Venise. Cette zone est bien documentée. Elle a fait l’objet de différentes représentations imagées (peinture, gravures, …). Chaque élément placé dans le plan en 3D s’appuie sur des sources qui doivent être clairement identifiables. Isabella di Lenardo travaille sur tous les cadastres de la ville, afin de les comparer et d’étudier les modifications morphologiques de la Cité des Doges. Mais comment font les cartographes pour représenter des zones plus périphériques sur lesquelles les archives sont muettes? «Nous nous rendons également sur le terrain afin d’y récolter des indices et nous utilisons Goggle street view», précise la chercheuse qui note également que les bâtiments sont construits selon des standards et qu’il est donc possible par analogie et grâce à la déduction d’avancer «tout en ayant conscience que la marge interprétative est plus importante».

Mais qui sont ces chercheurs qui compulsent des ouvrages d’histoire de l’art, déchiffrent des manuscrits anciens, code des logiciels, et maîtrisent les programmes complexes de modélisation 3D?

Maîtriser l’informatique et le latin

On pourrait croire que le laboratoire des humanités digitales accueillent des spécialistes de différents domaines, hors ce n’est pas tout à fait le cas. A l’EPFL, les chercheurs en histoire de l’art utilisent tous les outils du design appliqué, les codeurs maîtrisent le latin et les philologues ne sont pas des incapables derrière un écran : «Les digital humanities ont pour vocation de devenir une discipline académique à part entière, soutient Frédéric Kaplan. Nous n’en sommes qu’au début et devons former une nouvelle génération de chercheurs.» Pour le directeur du DHLAB, Venice Time Machine va au-delà de la nécessaire collaboration entre les différentes disciplines académiques. Ce projet constitue une véritable rampe de lancement pour la constitution d’un nouveau savoir qui s’articule autour de nouvelles compétences.

Il n’empêche, le projet est suivi avec attention par la communauté des médiévistes à l’instar d’Agostino Paravicini Bagliani, professeur honoraire de la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne, qui se réjouit de voir les outils développés par le DHLAB utilisés sur d’autres terrains de recherche. Ce spécialiste de la papauté au Moyen Age ne peut s’empêcher de penser aux archives vaticanes: «On y trouve d’importantes séries comme celles consacrées aux suppliques adressées par des particuliers ou des institutions à la papauté. On ne recense pas moins de 7'000 registres et chaque volume contient des milliers de suppliques.» L’irruption des nouvelles technologies ne semble pas effrayer outre mesure les historiens qui sont habitués à travailler des bases de données et à croiser des informations. «Jusqu’aux années 1980, on a été profondément marqué par l’histoire totale et quantitative, rappelle Agostino Paravicini. Les nouvelles technologies nous offrent la possibilité de renouer avec cette approche, mais à partir d’une infinité de données qu’il est en principe possible de croiser. Nous avons à dispositions des outils qui nous permettent de traiter des masses d’informations qu’il serait humainement difficile d’appréhender autrement», explique le médiéviste. Le revers de la médaille, c’est qu’il y a peut- être un peu moins de place pour le récit. Même en sciences humaines, les chercheurs ont de plus en plus tendance à travailler en laboratoire, collaborant les uns avec les autres. Les articles scientifiques rédigés collectivement se multiplient mais cela se fait parfois au détriment de sommes ou d’ouvrages de synthèse portés par une signature. «Il y a de moins en moins de grands écrivains en histoire, note Agostino Paravicini, et le plaisir du récit ne doit pas s’effacer face à l’usage des nouvelles technologies.» Un autre défi de taille que l’histoire devra relever.

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Le projet en chiffres

Venice Time Machine, c’est 1'000 ans d’archives et 80 kilomètres de registres à numériser. On dénombre pas moins de 300'000 testaments déposés au Campo dei Frari. La première partie de cet important projet est en grande partie financée par la banque Lombard Odier qui a déjà déboursé 2,5 millions de francs. «ll s’agit d’un capital d’amorçage qui sera complété à terme par l’engagement d’autres mécènes convaincus du bien-fondé du projet Venice Time Machine», précise-t-on du côté de la banque genevoise. «Ce financement relève du mécénat et de la philanthropie», rappelle Frédéric Kaplan. Le soutien de la banque genevoise n’est pas assorti d’exigence particulière et le résultat des recherches menées par Venice Time Machine sera accessible à tout un chacun. Cette machine à remonter le temps devrait être achevée dans 10 ans.

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Quelques liens pour aller plus loin

Le site des archives d’Etat à Venise

le site du DHLAB à l’EPFL

Le blog de Frédéric Kaplan

Une présentation TED du projet :

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