Talleyrand, un arriviste brillant qui a piloté la France

Comment cet aristocrate guindé a-t-il pu jouer un rôle essentiel dans les gouvernements qui se sont succédé durant la Révolution et l’Empire? C’est ce que décrypte une biographie très éclairante. Article paru dans le Matin Dimanche.

cliologue
Quelle histoire !
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7 min readFeb 6, 2016

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Les couloirs du Palais des Tuileries résonnent sous les pas d’un empereur de mauvais poil, ce 28 janvier 1809. Et pour cause: Napoléon vint de s’envoyer près de 800 kilomètres en quelques jours. Il est rentré ventre à terre d’Espagne, qu’il est en train de mettre au pas car un vent de sédition souffle sur la capitale française. Cinq dignitaires impériaux, dont son ancien ministre des Affaires étrangères, Talleyrand, l’attendent. Napoléon les sermonne puis s’en prend directement à son ancien bras droit qu’il soupçonne de préparer sa chute: «Pourquoi ne vous ai-je pas fait pendre aux grilles du Carrousel? Mais il est bien temps encore. Tenez, vous êtes de la merde dans un bas de soie.» Talleyrand, tout emperruqué, poudré et parfumé, accuse le coup d’un air digne et ne laisse rien paraître, tel un sphinx. Il quitte le palais sans se faire arrêter et poursuit sa vie d’intrigant mondain. Il croisera encore plusieurs fois l’empereur sans être inquiété. Toutefois quelque chose s’est brisé dans leur relation.

C’est sur cette anecdote savoureuse que s’ouvre l’ouvrage «Talleyrand, le maître de Napoléon» de l’Anglais David Lawday, fin connaisseur de cette période de l’histoire de France. Il y brosse le portrait d’un homme qui est parvenu à mener une brillante carrière politique depuis la Révolution française jusqu’à l’arrivée de Louis-Philippe en 1830. Talleyrand, affirment les mauvaises langues, s’est facilement accommodé des différents changements de régimes et en a profité pour faire fortune. David Lawday montre une réalité plus complexe, et tend à démontrer que si ce personnage ambigu et controversé a amassé une fortune importante au cours de sa carrière politique, il a toujours eu le souci du bien commun. «Je n’ai jamais donné un conseil pervers à un gouvernement ou à un prince; mais je ne m’écroule pas avec eux», aimait-il rappeler à la fin de sa vie.

Evêque peu porté sur la religion

Talleyrand naît au début de l’année 1754 dans une famille issue de la vieille noblesse française. On lui découvre rapidement un pied bot. Bien qu’il soit l’aîné, son frère cadet lui passe devant dans la succession et il doit se consacrer aux études et au séminaire. En 1788, Talleyrand est nommé évêque d’Autun, une charge que ses adversaires lui renvoient volontiers à la figure. Il faut dire que ce caractère arriviste montre peu d’intérêt pour la religion; il préfère à la messe et aux disputes théologiques les salons feutrés et les conversations avec les dames. C’est un fin politicien aux idées libérales, un pur produit du Siècle des Lumières qui va jouer un rôle important lors de la première phase de la Révolution française. Membre de l’Assemblée constituante, c’est l’une des chevilles ouvrières de la Déclaration des droits de l’homme. Alors qu’il est encore évêque, il propose une motion à l’Assemblée afin de renflouer les caisses de l’Etat. Il s’agit ni plus ni moins de nationaliser les biens de l’Eglise. En février 1790, il est même nommé président du parlement. Sa situation ne tarde pas à se compliquer. Le parti des Jacobins prend toujours plus de place et n’apprécie pas particulièrement l’évêque et ses airs d’Ancien Régime. Sentant le vent tourner, Talleyrand se réfugie d’abord en Angleterre, prétextant y mener des affaires au nom de la France. Il doit ensuite s’exiler aux Etats-Unis alors que ses biens sur le continent sont confisqués et qu’il y est activement recherché. Il échappe ainsi à la Terreur et prépare son retour avec l’appui de son amie, la philosophe Germaine de Staël qui le place dans les bons papiers du Directoire, le nouveau gouvernement qui succède à Robespierre et ses sbires.

La carrière politique de Talleyrand se joue à coups de bluff et de risques calculés, un peu comme une partie de whist, ce jeu de cartes qu’il affectionnait tout particulièrement. De retour d’exil, il est directement propulsé à la tête des Affaires étrangères et le voilà qui intrigue déjà avec un général corse en pleine ascension pour renverser le gouvernement en place, jugé trop corrompu et inapte à faire face aux problèmes géopolitiques du moment. Talleyrand voit en Bonaparte l’homme providentiel, celui qui va redresser le destin de la France et la mener à la limite de ses frontières naturelles. Il participe activement au coup d’Etat du 18 Brumaire, allant recueillir lui-même l’abdication du Directeur Barras, l’un des cinq détenteurs du pouvoir exécutif du Directoire, qui justement a fait les carrières de Bonaparte et Talleyrand. Ce dernier mène la négociation si bien que Barras signe la chute de son gouvernement sans même toucher son pot-de-vin «Sa démission fut si facile que Talleyrand garda pour lui-même la grosse douceur que Bonaparte lui destinait», écrit non sans malice David Lawday.

Un triumvirat se forme dont Bonaparte est le consul principal. Talleyrand occupe toujours la même position qu’auparavant, mais c’est un ministre des Affaires étrangères qui s’entretient quotidiennement avec Napoléon. Des tensions commencent toutefois à se faire sentir entre les deux personnages. Ils sont très différents: Talleyrand est un mondain cultivé qui a le port altier en dépit de sa claudication. Napoléon est plus impressionné par ce personnage qu’il ne le laisse paraître. Il a besoin de ses compétences et de son entregent pour traiter avec les autres nations européennes. Mais leurs vues divergent sur l’horizon à donner à la France. Napoléon rêve d’un empire alors que Talleyrand penche pour une paix civile en Europe, propice au développement des affaires et du commerce. Pour le ministre des Affaires étrangères, anglophile convaincu, la paix et la prospérité dépendent des bonnes relations entretenues avec la Grande-Bretagne. Napoléon, lui, ne peut souffrir la perfide Albion et élabore des plans d’invasion. Les tensions entre les deux hommes sont toujours plus palpables jusqu’à cette explosion de colère en janvier 1809.

Retraite forcée

Dans les années qui suivent, si Talleyrand a perdu la complicité qu’il partageait avec celui qui est dorénavant empereur, il n’en reste pas moins quelqu’un d’important et d’écouté qui garde tous ses privilèges. Signe de cette relation compliquée et ambivalente, Napoléon hésite à l’emprisonner avant de partir en Russie en 1812 afin d’assurer ses arrières. Cela ne l’empêche pas de lui proposer à nouveau le poste des Relations extérieures quelques mois plus tard, une charge que Talleyrand refuse. En fait, le diplomate prépare déjà la suite. Il entretient une correspondance secrète avec Louis XVIII et s’emploie à penser le prochain gouvernement tout en s’arrangeant pour y jouer un rôle important. Talleyrand reste dans la course. Même s’il n’apprécie pas particulièrement son nouveau roi, qu’il juge trop conservateur et borné, il accepte plus que volontiers de défendre les intérêts de la France lors du Congrès de Vienne qui redessine les frontières de la vieille Europe et dont on commémore le bicentenaire cette année. Il y fait des étincelles, s’appuyant sur les petites nations pour freiner l’appétit des grandes tout en parvenant à défendre les intérêts de son pays. Au roi qui s’inquiète de l’avancée des discussions, il répond: «Sire, j’ai plus besoin de cuisiniers que de diplomates.» Mais cet inépuisable homme d’Etat finit par prendre une première retraite forcée. Ses vues ne s’accordent pas avec celles des nouveaux rois de France. Il se retire donc dans sa propriété de Valençay, dans le Berry, l’une des plus grandes de France, mène une vie de mondain et commence la rédaction de ses mémoires. Il jouera encore un dernier acte lors de la Monarchie de Juillet. En 1830, alors qu’il est déjà âgé de 76 ans, Louis-Philippe lui propose le poste qu’il a toujours occupé: les Affaires étrangères. Il refuse mais accepte celui d’ambassadeur en Angleterre. Talleyrand devient «Old Talley» et finit sa carrière en beauté. A son enterrement en 1838, le général Pozzo di Borgo, diplomate au service des tsars, ne peut s’empêcher de s’exclamer: «A présent qu’il est en enfer, le diable doit lui dire: Mon cher ami, vous avez outrepassé mes instructions!»

Un investisseur chevronné pas toujours avisé

L’argent a toujours été une préoccupation majeure de Talleyrand. Ses détracteurs insistent beaucoup sur cet aspect: Talleyrand n’aurait été au service que de lui-même et aurait usé de ses positions à seule fin de s’enrichir personnellement. Issu d’une famille de la haute noblesse mais sans argent, il a toujours eu le souci de vivre dans une certaine opulence, n’hésitant pas à profiter de ses fonctions pour réaliser de juteuses affaires. Il avait pour réputation d’être corruptible et était très sensible à ce que lui-même appelait les «douceurs diplomatiques». Mais c’était aussi un investisseur chevronné qui regardait tant du côté de l’Amérique que de l’Inde. Il a plusieurs fois fait fortune et s’est retrouvé à diverses reprises près de la banqueroute. Quand il fallait toutefois trancher entre ses intérêts personnels et ceux de l’Etat, Talleyrand optait sans hésiter pour les premiers. Comme le rappel David Lawday dans sa biographie: «Son unique souci, c’est le pouvoir.»

A lire :

David Lawday «Talleyrand — Le maître de Napoléon», Albin Michel, 490 p.

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