Winston Churchill a grandi à l’ombre d’un père despotique

Le personnage flamboyant dont l’existence confine au mythe cache un petit garçon triste et rebelle dont le rêve était d’attirer l’attention d‘un père absent. C’est ce que relate l’écrivain Frédéric Ferney.

Guillaume Henchoz
Quelle histoire !
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6 min readFeb 5, 2016

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La scène se déroule en 1947, au manoir de Chartwell, dans le Kent. Winston Churchill peint une toile lorsque le fantôme de son père lui rend visite. Il lui demande des nouvelles du présent. Son fils lui explique que les socialistes sont dorénavant au pouvoir, que deux guerres mondiales ont tué plusieurs dizaines de millions de personnes, et que l’Angleterre est en passe de perdre son empire colonial. Le paternel ne peut s’empêcher de lui administrer quelques remontrances: «Et je te vois là, mon petit Winston, à 70 ans passés, en train de barbouiller des toiles qui ne vont jamais se vendre! Je me demande bien pourquoi tu n’as pas fait de politique. Tu aurais au moins pu être utile à quelque chose et peut-être te faire un nom.» Puis le spectre disparaît comme il est venu. «J’avais laissé mon cigare s’éteindre et ses cendres recouvraient la toile», écrit dans ses mémoires Churchill, qui a imaginé cette rencontre improbable.

Lord Randolph Churchill, père de Winston, ©DR

Dans la série des grands personnages qui ont marqué le XXe siècle, Winston Churchill mérite certainement une place sur le podium. Cet aristocrate désargenté — il appartient à une branche cadette de la famille Marlborough — ne doute de rien et mène une carrière éclectique: il sera tout à tour un officier à l’héroïsme suicidaire, un journaliste troquant volontiers la plume pour le revolver, un politicien parfois libéral, parfois conservateur, un responsable des Finances incompétent et un ministre de la guerre avisé. Son apothéose, il la connaît au cours de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il est le premier ministre d’un pays qui résiste farouchement à l’Allemagne. Mais cet amoureux de la guerre et des belles phrases a aussi une part d’ombre, que dévoile l’écrivain Frédéric Ferney dans un essai consacré à la relation compliquée que l’homme entretenait avec son père. Rapidement placé en pensionnat, le jeune Winston se morfond. Sa mère, Jennie Churchill, accumule les amants — on lui prête même une relation avec le prince de Galles — pendant que son père, Lord Randolph, s’essaie à la politique sur le banc des conservateurs. «Ses talents d’orateurs sont indéniables, note Frédéric Ferney. Il brille par son éloquence, s’enchante de sa suprématie, profite de son charme. Mais il se montre aussi susceptible. Comme la Chambre refuse de voter sa proposition de budget, il démissionne sur un coup de tête; il ne s’en remettra jamais.» De son côté, Winston, élève médiocre, adresse des lettres à ses parents qui restent la plupart du temps sans réponse. Et c’est peutêtre mieux ainsi car quand le paternel daigne prendre la plume, elle est plutôt cinglante: «Ce que tu écris, mon pauvre Winston, est stupide. Je te renverrai ta lettre pour que tu puisses de temps à autre revoir ton style pédant d’écolier attardé.» Pas étonnant, donc, que le jeune homme n’ait pas persévéré dans la voie des études supérieures. A peine majeur, il rejoint l’Académie militaire de Sandhurst, après avoir échoué plusieurs fois à l’examen d’entrée. Deux ans plus tard, en février 1895, il reçoit sa première affectation en tant que sous-officier. Il est enfin devenu un homme. Mais son père n’est plus là. Il est décédé le mois précédent. Rongé par la syphilis, Lord Randolph est mort à 46 ans, après une lente agonie entrecoupée de crise paranoïaques et d’hallucinations. Ce n’est plus un père absent mais un fantôme auquel Winston Churchill est dorénavant confronté. Tout le reste de sa vie, il ne pourra s’empêcher de penser qu’il a loupé un rendez-vous avec son père: «J’ai grandi dans la poche de son gilet, oublié comme un penny», écrira-t-il encore dans ses mémoires.

Rien de tel qu’une bonne guerre pour se faire un nom. Le jeune officier anglais a le goût du danger. Il tire ses premiers coups de feu en Afghanistan. Il participe même à la dernière charge de la cavalerie anglaise au Soudan. En Afrique du Sud, lors de la guerre des Boers, il pose l’uniforme de soldat pour jouer au reporter mais ne rechigne pas à utiliser son revolver quand le train à bord duquel il se trouve est attaqué. Fait prisonnier par le régime de Pretoria, il parvient à s’échapper peu avant sa libération. Le récit de son évasion et ses articles sur la guerre passionnent les Anglais. L’élève rétif se découvre une passion pour l’écriture.

Sa renommée grandit et le voilà bientôt à la place de son défunt père: Winston Churchill est devenu un député, d’abord conservateur, puis libéral. L’occasion fait le larron, disent ses détracteurs. En fait, les Churchill père et fils se sont toujours situés à l’aile gauche du parti conservateur. Pas étonnant donc que Winston passe un moment du côté des libéraux, véritables centristes de l’échiquier politique anglais au début du XXe siècle. C’est d’ailleurs sous l’étiquette libérale qu’il deviendra ministre de l’Intérieur puis premier Lord de l’Amirauté. Sous son égide, la marine anglaise se modernise. En 1914, Winston Churchill semble tout excité à l’idée de se trouver à un poste clé alors que la Première Guerre mondiale est sur le point d’éclater. Mais on lui impute l’échec de l’expédition sur les Dardanelles, et il est contraint de démissionner. Il a maintenant 40 ans et connaît un de ses premiers grands passages à vide. Il traîne en peignoir, consume cigare sur cigare en veillant à bien rester imbibé toute la journée. Les descendants de la famille Malborough souffrent régulièrement de profonds épisodes dépressifs. Il ne fait pas exception et se laisse gagner par ce qu’il appelle son «black dog».

Mais il existe un remède: la guerre, encore et toujours. Il obtient le commandement d’une unité d’infanterie sur le front. L’adjudant Andrew Gibb se souvient d’un Churchill rayonnant et heureux, qui avait vite gagné la confiance de ses hommes en arpentant les tranchées boueuses en première ligne, cigare aux lèvres: «Je haïssais la guerre. Lui, il jubilait.» Et c’est la guerre, encore elle, qui va le conduire au summum de sa carrière politique. En 1940, il est nommé premier ministre après une longue traversée du désert politique. Il devient un symbole: celui de la résistance contre l’Allemagne nazie. «Si la Seconde Guerre mondiale n’avait pas éclaté, écrit Frédéric Ferney,Winston n’aurait peut-être été devant le jugement de la postérité qu’un raté mondain comme le prédisait son père, un aristocrate mélancolique sous l’emprise de la dépression et de l’alcool, un enfant gâté, un vieillard capricieux, un arriviste déçu, un stratège incertain, un politicien en disgrâce, un fumeur de havanes, un cabot. Hitler détrôna l’ennemi intérieur de Winston. Un monstre a pris la place d’un monstre. Pour Churchill, le mauvais fils, il était temps, il était l’heure, the readiness is all…» Hanté jusqu’au bout par la figure de son père, Winston décède le 24 janvier 1965. 70 ans, jour pour jour après la mort de Randolph.

La peinture l’empêchait de sombrer

Lors de son séjour au front comme officier, Churchill avait pris ses pinceaux et se chevalet. (1916)

La peinture a pris Winston Churchill assez tard. C’est pendant l’entre-deux-guerres qu’il commence à s’asseoir régulièrement derrière un chevalet. Pour Winston, peindre semblait avoir une dimension thérapeutique. C’était une manière, avec l’alcool, de soigner son «black dog», comme il appelait ses accès de dépression. Entre 1914 et 1965, il aurait peint quelque 537 oeuvres. Churchill, qui craignait que sa signature n’influence les critiques, présentait ses toiles dans des concours sous un pseudonyme. Ses tableaux ont été quelquefois retenus pour des expositions, comme celle qui se tient à la galerie Druet, à Paris, en 1921, où il vendra six toiles. Ses sujets de prédilection étaient des paysages et son style s’approchait de celui des impressionnistes français. Mais il a peint aussi d’étranges natures mortes sur lesquelles figurent des bouteilles de cognac et de champagne. Sa production ralentit alors qu’il est premier ministre pendant la Seconde Guerre mondiale. Cela ne l’empêche toutefois pas de réaliser une oeuvre au Maroc, qu’il donnera au président Roosevelt lors de la conférence de Casablanca en 1943. Cette toile a trouvé un nouveau propriétaire il y a peu pour la modique somme de 1,4 million d’euros. Certains de ses tableaux ont été achetés plusieurs centaines de milliers de dollars lors de ventes aux enchères. Pas sûr que le principal intéressé aurait approuvé: «Quand j’arriverai au paradis, je passerai mon premier million d’années à peindre pour m’améliorer», aimait-il répéter à ceux qui le complimentaient sur son art.

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