Witold Pilecki, un déporté volontaire à Auschwitz

Le « Rapport Pilecki » écrit en 1945, deux après l’évasion du sous-lieutenant de cavalerie, vient d’être traduit en français. Il relate les premières années de la fureur exterminatrice des nazis dans les camps polonais.

cliologue
Quelle histoire !
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6 min readFeb 5, 2016

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Varsovie, 19 septembre 1940. Six heures du matin. Dans la rue Felińskiego, les SS raflent des habitants pour les conduire au camp de concentration d’Auschwitz. Le sous-lieutenant de cavalerie Witold Pilecki se glisse discrètement dans les rangs. Ce résistant de la première heure, officier de l’Armia Krajowa — l’Armée de l’Intérieur qui continue de se battre contre l’occupation allemande — s’est porté volontaire pour se faire interner dans le camp afin d’y créer des cellules de résistance. Tout a été méticuleusement préparé. Pilecki bénéficie d’une fausse identité. C’est un militaire courageux et chevronné qui a déjà connu le feu pendant la guerre et qui a participé à la création des premiers réseaux de résistance en Pologne dès l’annonce de la défaite. Alarmé par des comptes-rendus sur les conditions de détention des prisonniers placés à Auschwitz, il est parvenu à convaincre sa hiérarchie d’intervenir. Il arrive sur les lieux la nuit du 21 septembre. Il s’évadera au mois d’août 1943. Il tire de son expérience concentrationnaire un rapport adressé à ses supérieurs qui vient d’être traduit et publié par la journaliste Urszula Hyzy et l’historien Patrice Godfard.

Dès son entrée dans le camp, Pilecki a conscience d’évoluer dans un monde différent de tout ce qu’il avait pu connaitre auparavant. Certains prisonniers sélectionnés au hasard sont exécutés, les SS lâchent les chiens sur les cadavres en riant. «C’est le moment où j’eus l’impression de quitter la Terre, de rentrer dans un autre monde. Je ne dis pas cela pour faire littéraire. Au contraire, pour décrire ce monde, je n’aurais pas besoin d’employer des mots superflus. Non seulement les SS nous frappaient sur la tête avec les crosses des fusils, mais toutes nos idées, nos concepts sur la vie, la société sur Terre, par exemple le droit, tout cela s’effondrait aussi de façon brutale. Ils essayaient de nous atteindre de façon plus radicale, de nous briser mentalement.»

Le prisonnier 4859 s’adapte vite. Son instinct de survie lui permet de comprendre rapidement les règles qui encadrent le camp. Il a tôt fait de se trouver des occupations dans des kommandos où il ne risque pas de mourir d’épuisement en quelques semaines. Doté d’une bonne constitution physique, le sous-lieutenant parvient à intégrer un groupe de travail spécialisé en menuiserie. Il apprend sur le tas et passe souvent sous le radar des kapos, ces prisonniers de droit communs qui dirigeaient les différents groupes de travail. L’exercice de métiers manuels était une condition sine qua non pour espérer survivre dans les camps. Les intellectuels ne faisaient pas long feu. «Quel c… d’intellectuel était la pire insulte du camp», note Pilecki.

L’officier polonais commence rapidement à monter des cellules de résistance. Il constitue des unités de cinq individus qui sont à leur tour chargés de recruter d’autres personnes. En cloisonnant au maximum les relations entre les différents membres du réseau, il cherche à éviter les fuites si un des membres est pris et se met à parler. Dans son rapport, Pilecki évoque peu les noms de ses camarades, il leur préfère des numéros. Ce procédé permet de cacher leur identité. Car les résistants qui n’avaient pas le bon goût d’être communistes risquaient gros dans la Pologne de l’immédiat après-guerre. Les missions que se fixe ce réseau sont diverses. Il y a d’abord la rédaction de rapports sur les activités du camp qui s’agrandit rapidement et qu’il faut communiquer à l’extérieur. Des messages sont confiés à des détenus qui s’évadent ou qui sont parfois libérés. Mais Pilecki insiste sur la dimension combattante d’un réseau qui comptera jusqu’à 800 hommes en 1942 et qui doit pouvoir prendre rapidement le contrôle du camp s’il en reçoit l’ordre. Les résistants parviennent à monter une radio émettrice clandestine pendant un certain temps, ils élèvent des poux porteurs de typhus dans le but de contaminer les SS. Certains organisent même une évasion rocambolesque : déguisés en SS, ils sortent par la grande porte en empruntant la voiture du commandant.

Mais la véritable force du Rapport Pilecki est sa valeur documentaire. Il éclaire d’abord les visées des nazis qui se sont employés à détruire la classe dirigeante polonaise. Si le nom d’Auschwitz nous renvoie immanquablement à la Shoah, ce texte rappelle que le camp avait d’abord été conçu pour accueillir des prisonniers polonais. 75’000 y laisseront leur vie. Ensuite, Pilecki est un témoin privilégié et essentiel des exécutions de masse qui commencent à se dérouler dans les camps. Auschwitz devient un complexe industriel produisant des morts en quantité tout aussi industrielle. A Auschwitz I, le premier camp où se trouve Pilecki, viennent s’ajouter Auschwitz-Birkenau, puis encore Monowitz. Pilecki est directement confronté aux premiers essais de gazage sur des soldats russes. «A ce moment-là, dans notre partie du camp, il y eut une sorte de répit. La liquidation fut moins intense: toute la fureur et la force nécessaires au meurtre étaient concentrées du côté des prisonniers soviétiques», note Pilecki sans ironie.

Son rapport s’arrête longuement sur la vie quotidienne du camp. Il brosse différents portraits de dirigeants, de SS, de kapos et de détenus. A sa manière, il permet de saisir la complexité des relations qui se tissent entre les victimes et les bourreaux, deux statuts aux frontières parfois floues. L’écrivain Primo Lévi, qui avait été lui aussi interné à Monowitz, a élaboré un concept que l’on retrouve dans le rapport Pilecki: celui de «zone grise». Les nazis ont développé une hiérarchie parmi les différents déportés opposant certains groupes à d’autres. Des détenus passent la ligne et se placent du côté des bourreaux à l’instar des kapos. Mais ils sont nombreux à y résister: «Nous étions refaçonnés intérieurement. Le camp jaugeait chacun d’entre nous, testait le caractère de chacun : certains ont glissé dans un égout moral, d’autres ont vu leur personnalité étinceler comme du cristal. Nous étions refaçonnés par des instruments tranchants. Les coups, les blessures endolorissaient nos corps, mais, dans nos âmes, ils trouvaient un champ à labourer. Nous sommes tous passés par cette transformation.» Pilecki a conscience de témoigner pour ces hommes et ces femmes qui n’ont pas renoncé à leur condition d’être humain.

A partir du mois d’avril 1943, Pilecki commence à organiser son évasion : «Je suis à Auschwitz depuis deux ans et sept mois, confie-t-il à un membre de son réseau. J’ai rempli ma mission ici: créer un réseau d’entraide, d’information et d’action. Mais je n’ai plus reçu d’instructions depuis un certain temps. Je pense que rester ici pour moi, a perdu de son sens, par conséquent, je vais partir». Une partie importante de l’organisation a été éliminée ou déportée dans un autre camp. Pilecki n’a toujours pas reçu l’ordre qu’il espérait tant: le signal du soulèvement général du camp. Il pense pouvoir plaider cette option en personne auprès de sa hiérarchie militaire. Au mois d’août, il prend la poudre d’escampette avec deux camarades. Le récit de son évasion tient le lecteur en haleine. Il manque d’être attrapé mais parvient au final à rejoindre la résistance. Pilecki passera de nombreux mois caché dans la région d’Auschwitz attendant un ordre qui ne viendra jamais: celui d’attaquer le camp de concentration. L’Armée de l’Intérieur juge qu’elle n’a pas les moyens de mener cette offensive. C’est sur Varsovie que se portera l’insurrection. Pilecki participe au soulèvement avorté de la capitale polonaise qui commence en août 1944.

En 1945, on le retrouve capitaine en Italie où stationne le 2ème corps de l’armée polonaise. C’est là qu’il dicte rapidement le rapport qui vient d’être publié. Il est pressé par le temps. Il doit partir en mission en Pologne afin de lutter contre le régime communiste qui se met en place. En 1947, il est fait prisonnier par les soviétiques. Il est jugé et condamné à mort l’année suivante. Witold Pilecki, qui disait de lui-même que sa «vie a été contraire au bon sens», meurt fusillé par des compatriotes le 25 mai 1948, il y a tout juste soixante-six ans. Son témoignage passe à la trappe jusqu’à la chute du régime communiste.

Pour aller plus loin:

Witold Pilecki, Le Rapport Pilecki, Champ Vallon, 2014

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