Ballon rouge

Raphaelle Beguinel
Qui a un texte ?
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3 min readJan 18, 2021

Par Raphaëlle Béguinel

Cette nouvelle a remporté le premier prix des Trophées Brandon 2018, catégorie Roman, organisé par Brandon & Compagnie.

Enjoy ;)

Trophées Brandon 2018 photo par Caroline Brandon

L’allée des Bruissants est fidèle à elle-même, toujours aussi silencieuse et rocailleuse, encaissée dans la colline de mon enfance. Cela fait vingt ans que je ne suis pas revenu au village à flanc de montagne, fait de terre et de pierres, assommé d’avril à octobre par le soleil.

À dix ans, je passais mes journées dans les ruelles. Étroites et désertes, elles étaient un formidable terrain de jeu pour un gamin solitaire comme moi. Tantôt dédale dont je devais m’échapper, tantôt cimes à gravir, j’allais d’un bout à l’autre du village sans un regard pour les fenêtres aveugles, pour les portes fermées, pour les perrons envahis d’herbes folles. On ne s’inquiétait pas pour moi : ni les habitants ni mes parents. Les uns travaillaient dans la grosse bourgade en contrebas, les autres s’occupaient à tenir la maison et à veiller sur mes petites sœurs jumelles qui, à mon grand désespoir, venaient de naître. J’étais jaloux : de l’attention qu’on leur vouait, des soins qu’elles recevaient, de l’ignorance dans laquelle elles étaient de la solitude. Elles étaient deux et j’étais seul, les soirs et les fins de semaine. Alors, je partais en conquérant dans les ruelles du village.

À l’époque, il me restait encore tout un pan du village à explorer. J’y ai découvert, au détour d’une muraille sortie de nulle part, l’allée des Bruissants. Plus qu’ailleurs, terre rousse et pierres sèches étaient écrasées de soleil. En guise d’allée, c’était un cul-de-sac, une voie sans issue qui grimpait jusqu’à une porte aux gonds rouillés. Je me souviens que j’étais resté un long moment immobile, à l’affût d’un bruit, d’un signe de vie. En vain. Au moment où j’allais revenir sur mes pas, une voix. Je tendis l’oreille : une fille de mon âge appelait ; elle réclamait son ballon rouge. Par trois fois, elle me supplia de le lui renvoyer par-dessus le mur. Par trois fois, je lui répondis qu’il n’y avait nulle part de ballon, rouge ou pas. Je m’étais éloigné pour vérifier un peu plus bas, puis un peu plus haut : il n’y avait rien que terre et pierres. À mon retour, la voix s’était tue. Je rentrais chez moi.

Jusqu’au jour où j’ai quitté le village pour la bourgade en contrebas, je me suis rendu chaque soir au pied de la muraille, j’ai collé mon oreille à la lourde porte close. Rien. Pas un bruit, pas un souffle. C’était ma balade quotidienne, mon secret, mon fantôme espiègle qui me réconciliait avec la solitude, qui serait un jour une belle jeune fille que j’aimerais et qui m’aimerait. Une amoureuse comme dans les contes, qu’on sauve et qu’on effleure d’un baiser pour la rendre à la vie. Puis j’ai grandi, je suis parti, j’ai oublié.

Aujourd’hui, de retour au village, marié, bientôt père, en visite chez les parents pour leur trente-cinquième anniversaire de mariage, en compagnie de toute la smala — mes sœurs jumelles, leurs maris et leurs paires d’enfants — , je fais le pèlerinage de mon enfance et retrouve le chemin jusqu’à l’allée des Bruissants. Vingt ans se sont écoulés depuis la dernière fois que je l’ai parcourue.

Vingt ans sont passés, mais rien n’a changé. Ni la terre, ni les pierres. Ni le soleil de plomb, ni mes rêves d’enfant.

Je vais jusqu’à la porte aux gonds toujours aussi rouillés. Je colle mon oreille et entends le même silence que par le passé. Puis des pas attirent mon attention. En bas, à la sortie de l’allée des Bruissants, une vieille villageoise avance péniblement. Je la rejoins.

– Pardon de vous déranger, Madame.

Et je lui demande si elle sait ce qu’il y a, là-bas, dans l’allée des Bruissants.

– Cherchez pas, mon garçon ! C’est le vieux cimetière.

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Raphaelle Beguinel
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Fiction writer and founder of www.jesuisauteur.com. 1st novel soon to be published. 1st publication accessible here https://bit.ly/39IW6W8 (& Head of Marketing)