Goyave

Mathilde Jean
Qui a un texte ?
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3 min readFeb 29, 2020

J’ai depuis longtemps une théorie comme quoi toutes les îles sont sœurs. Morceaux de continents glissant à la surface des mers et des Océans, planètes à la dérive, désaxées, formant des galaxies qui ne sont jamais répertoriées sur les cartes du ciel. Leurs secrets demeurent pour la plupart sur la face cachée de la terre, à l’ombre des mers de papier glacé.

Au lieu de rentrer au pays-rêvé, je fais donc des voyages placebos à recherche de cette sensation indéfinissable de revenir à un chez-soi où l’on n’a jamais vécu. Je parcours les autres archipels du monde, voyageuse intergalactique des outre-mer, éternelle décalée-horaire de ce système solaire insulaire.

Me glissant dans l’eau tiède d’un autre Océan comme dans un souvenir, je m’extasie devant des découvertes qui n’en sont pas vraiment, hermétique à celles qui pourraient en être. Car le nostalgique est un consommateur, un être égoïste, qui ne voit qu’à travers le prisme de ses fantasmes et de la ruine du réel.

Je le confesse, je suis addict aux Madeleines de Proust, versions Caraïbes.

La plus puissante d’entre elles est un petit fruit vert et rond qui porte à elle-seule les 400 tonnes d’un 747 Paris-Orly vers l’aéroport du Lamentin. Quand je croque dedans, je laisse le jus couler au coin de mes lèvres. Mes mains sont sucrées, mes dents rongent sa peau amère pour dévoiler la chair du fruit, rose, poudrée, comme un sorbet qui ne fondrait jamais au soleil.

Plus que le goût, c’est le parfum qui m’enivre. Une senteur spéciale, un peu rance, qui libère ces sensations familières, toujours un peu étrangères, et qui font vivre une île qui est mienne sans l’être vraiment. Existe-t-elle seulement ?

Alors, je vois la nuit se retirer des mornes et glisser avec les nuages vers des lieux inconnus. L’ombre fantomatique, osseuse, d’un flamboyant, qui accroche les derniers morceaux de lune. Des petits mangos se balancent aux branches chez les voisins comme des boucles d’oreille. Au loin, le vol majestueux et angoissé d’une frégate et celui, incendie, d’un colibri. La mer fonce, le ciel s’éclaire, et cet inversement des couleurs annonce le début du jour, jour qui reste mien pour quelques secondes encore.

J’entends la soudaineté de la pluie du matin contre les arbres, je sens le parfum de la terre qui s’échappe. Et, les alizées qui font gonfler ma chemise de nuit, ce vent tiède béni des dieux, juste là entre mes omoplates !

Il revient, ce désir lancinant de rejoindre les rires qui résonnent dans la cour de récréation, non loin de l’oisiveté de mon jardin, car moi, je suis en vacances.

Sur mes lèvres, je goûte à nouveau la brûlure du piment et du rhum à laquelle je ne suis plus habituée, la texture souple et lactée de la crème solaire, le goût des sandwiches à la morue que l’on mange sur le sable et qui croquent sous la dent, car on y a glissé par inadvertance un bout de plage.

Sous mes doigts mes talons, attendris par la sédentarité parisienne, sont à nouveau couverts d’une couche de sable éternelle, ma seconde peau. Celle qui remplace l’autre, qui me trahit et qui me fait partir puis revenir, sans cesse.

Mon souffle est court. Quand je respire ce n’est plus de l’oxygène, c’est le parfum du sel, de la roche, de l’humidité de la forêt tropicale, des bords de route infestés de moustiques. Celui des fleurs de frangipaniers qui tombent dans le jardin d’à côté, tandis que l’on rêve, la nuit. Le parfum des cannes à sucre le long des routes au crépuscule. Et surpassant tout cela, puissante capsule spatio-temporelle, l’odeur âcre et sucrée de la goyave.

Car chez moi, goyave se prononce comme voyage.

A tous ceux qui ont été touristes malgré-eux, visiteurs en leur pays, arrête-t-on un jour de faire attention à chaque oiseau qui passe ? Parlez-vous désormais avec des mots plutôt qu’avec des souvenirs ? Est-ce qu’à ce moment-là nous ne sommes plus des exilés ?

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