Karl

Thomas Gesmond
Qui a un texte ?
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4 min readMay 17, 2022

Cette nouvelle a remporté le premier prix du concours de nouvelles 2022 de l’université de Rouen Normandie.

La Pendule, Paris, 1957 © 1988 Atelier Robert Doisneau

Avez-vous déjà remarqué, quand vous étiez enfants, à l’école, qu’un cours passe plus lentement lorsque vous vous asseyez au dernier rang plutôt qu’au premier ?

En 1887, au Luitpold Gymnasium de Munich, un élève de 8 ans ne s’est pas contenté de le remarquer. Il l’a démontré.

Le jeune Albert est assis au pupitre en bois vieilli du dernier rang de la salle de classe. Il est idéalement situé à côté de la grosse horloge en cuivre accrochée au mur du fond. Sa position lui permet d’englober l’ensemble de ses camarades dans son champ de vision.

Le cours de grec enseigné par Mr Witzweg est connu pour provoquer le plus grand différentiel d’attention parmi les élèves du Gymnasium et constitue ainsi le parfait environnement expérimental. Dès que l’un de ses camarades montre un geste d’ennui, Albert se saisit de son ardoise. Il note à la craie jaune les coordonnées spatiales de la personne et à la craie rouge l’heure à laquelle le geste a été réalisé.

Au premier rang est assis l’élève Marcel von Osten. Marcel a déjà révisé l’ensemble du programme de grec de l’année mais écoute Mr Witzweg avec attention. Durant les 60 premières minutes du cours, Albert n’observe pas un seul affaissement de Marcel au fond de sa chaise, pas un seul mouvement de pied parasite, pas un seul dodelinement de la tête.

À la droite d’Albert, assis au même pupitre du fond de la classe, Karl, le copain d’Albert, tente désespérément de rester éveillé. Il ouvre grand les paupières afin de ne pas recevoir de nouvelle punition pour endormissement en classe.

Albert remplit sur son ardoise les gestes d’ennui de Karl et l’heure à laquelle ils ont lieu.

À l’heure de la récréation, il court s’asseoir au pied du vieux chêne du coin de la cour. Il sort discrètement de son cartable quelques-unes des feuilles de papier qu’il a dérobées dans la salle des professeurs. Les statistiques calculées au crayon de bois confirment ses modélisations : les élèves du dernier rang ont en moyenne 1,36 fois plus de gestes d’ennui que ceux du premier.

Mais la validation empirique ne paraît pas assez probante pour que ses copains le croient et ne le traitent pas de menteur.

Albert utilise le reste de la pause pour développer un nouveau protocole de recherche et découper sa gomme en petits morceaux. À son retour dans la classe de Mr Witzweg, il prétexte ne plus bien voir ce qui est écrit au tableau pour avoir l’autorisation de changer de place et ainsi s’asseoir à égale distance de Marcel et de Karl. Dès que le professeur a le dos tourné, Albert en profite pour sortir de son plumier un bout de gomme. Il fait signe à Marcel von Osten. Celui-ci se retourne. Albert lui lance aussitôt la gomme dessus. Marcel parvient à esquiver. Albert réitère l’expérience avec Karl. Celui-ci réagit plus lentement et se la prend dans l’œil.

Trois jours plus tard, Albert présente son exposé. Il prend soin d’écrire le titre de sa « théorie de la dilatation du temps en classe » avec des craies de couleurs différentes. Il connaît son sujet par cœur et assure la présentation sans le soutien d’aucune note manuscrite. Mais le conseil de discipline n’est pas enthousiaste. La démonstration ne permet pas d’emporter la délibération face à la fureur de Mr Witzweg. Le jury exclut Albert du Luitpold Gymnasium.

Karl n’est pas plus convaincant et se frotte les yeux durant toute la réunion. Mr Witzweg l’accuse de dormir en classe et indique avoir retrouvé les feuilles de papier de la salle des professeurs dans son pupitre. Le motif de vol est retenu et le conseil de discipline renvoie également le jeune Karl.

À partir de ce jour, le chemin des deux copains divergea. Albert partit étudier à l’école cantonale d’Aarau en Suisse, où il put continuer à tester sa théorie sur de nouveaux échantillons de camarades de classe. Il rentra ensuite à l’École polytechnique fédérale de Zurich.

Karl n’eut pas cette chance. Il n’obtint jamais de diplôme et vécut une vie misérable avant de mourir d’un cancer à l’âge de 43 ans. Il fut inhumé le 10 décembre 1922 au cimetière de Stadelheimer Straße. Seules deux personnes étaient présentes à son enterrement. Le pasteur prononça quelques mots avant que le fossoyeur ne mette son corps en terre.

Ce même 10 décembre 1922, Albert discourait à Stockholm devant plus de 1300 personnes de relativité restreinte et générale et des raisons pour lesquelles le temps semble passer plus lentement pour un astronaute éloigné du centre de la Terre que pour une personne habitant à sa surface. Albert Einstein venait de recevoir le prix Nobel de physique.

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