La fille de la mer

Béline Falzon
Qui a un texte ?
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19 min readMar 8, 2020

C’était un de ces matins où la pluie a lavé le ciel, quand l’air frais dans l’effort a un goût de fer. Grizel s’arrêta de courir, reprenant son souffle face au soleil émergeant de la mer. Les vagues léchaient ses orteils mais le froid ne la gênait pas. Cette nuit encore le sommeil l’avait fui et, au réveil, il ne lui était resté de ses rêves agités qu’une mélancolie profonde, inexplicable, qui l’avait empêchée de se rendormir. Il était trop tôt pour aller bosser à la bibliothèque universitaire, si tôt que même les goélands dormaient encore, la tête sous l’aile. Grizel s’était glissée hors de sa chambre, le long des couloirs silencieux de la cité U. À la porte elle avait salué d’un sourire le surveillant, qui connaissait bien ses errances nocturnes maintenant. Légère dans ses baskets, elle avait traversé le campus désert en direction de la mer. Abandonnant ses chaussures au sec dans un recoin de rocher, elle avait couru jusqu’à ce que le souffle lui manque, chassant la vague nostalgie que lui avait laissé son rêve fugueur.

Les pieds plantés dans le sable, elle se tenait désormais face à la mer, le regard perdu sur son étendue d’acier, laissant ses pensées vagabonder. Le ciel dégagé et le vent constant promettaient une belle journée sur l’eau. Lentement, Grizel s’étira, tentée soudain d’aller nager, bien qu’en ce mois de novembre il n’y avait eût plus que quelques grands-mères irréductibles pour oser cette folie. De toutes façons, il y avait entraînement ce jour-là : elle serait ce soir sur son optimist, au plus près possible de l’eau sans y tremper. Prête à rentrer prendre une douche et se préparer pour les cours de la journée, Grizel se dirigeait vers le rocher abritant ses baskets lorsqu’un mouvement attira son œil. Là, derrière le groupe suivant de rochers, une jeune femme brune était allongée, nue, sur le sable. Grizel cligna des yeux, fit un pas dans cette direction mais l’inconnue avait disparu. Intriguée, l’étudiante s’approcha de plus près et rit de sa méprise : il y avait là un groupe de phoques qui, profitant eux-aussi du calme matinal, avait reconquis la plage avant que ne viennent s’y promener les étudiants. Après les avoir observés se dandiner un moment, Grizel décida de leur accorder un peu plus longtemps cette tranquillité et se retira sur la pointe des pieds.

-Préparez-vous à virer de bord !

Grizel renforça sa prise sur la barre de son voilier monoplace et rentra la tête, se préparant au moment où la baume passerait de bâbord à tribord. Yannick, le capitaine, sur un geste de l’entraîneur, effectua le premier une manœuvre impeccable autour de la bouée. Les autres coquilles de noix suivirent de manière quasi parfaite, en un ballet gracieux de voiles blanches. Ce n’était pas pour rien après tout que l’équipe de voile avait gagné toutes les compétitions locales et nationales depuis plusieurs années. C’était même une des raisons qui avaient poussées Grizel à choisir cette université plutôt qu’une autre.

-Regroupement !

Les étudiants pressèrent leurs optimists auprès de la barque pneumatique de l’entraîneur, comme des canetons diligents, se tenant au voilier du voisin pour éviter les collisions.

-J’ai vu de beaux efforts de groupe aujourd’hui ! Je vous laisse donc quartier libre pour une heure. Au coucher du soleil je veux que vous soyez tous amarrés, et votre matériel rangé. Le debrief commencera à 19h30.

Souriant aux hourras de ces coéquipiers, Grizel refusa cependant poliment leur propositions de régates amicales. Elle avait envie de retourner du côté de la plage de ce matin, pour essayer de découvrir où les phoques passaient leur journée. Les falaises abruptes recelaient de petites criques secrètes bordées de plages miniatures, d’arches creusées dans la pierre et même de grottes accessibles bien souvent que par la mer. Épuisée par ses insomnies, Grizel avait aussi besoin de calme, de la quiétude de la coque glissant sur l’eau dans un murmures iodé qui bercerait sa fatigue. Seule maître à bord, Grizel se plongeait alors dans un état mêlant une attention extrême à son environnement et une absence de pensée. C’était un genre de méditation où ne comptait plus que le vent dans la voile, la vitesse sur l’eau, le bois poli de la barre et la corde rêche des bouts sur ses paumes. Là, plus besoin de penser aux examens tout proche, à la prochaine compétition, à Yannick pour qui elle en pinçait. Là, entre ciel et mer, elle abandonnait ses problèmes et se laissait porter par les flots et le vent.

C’est dans cet état de veille que Grizel aperçut des phoques qui jouaient entre les vagues, près de la falaise. Sans même réfléchir, elle guida son optimist dans cette direction, la clarté de l’eau peu profonde lui permettant d’éviter les obstacles, bancs de sable et écueils affleurants. Elle s’arrêta derrière un rocher un peu plus gros que les autres, qui avait l’avantage de la cacher et auquel, une fois la voile baissée, elle s’accrocha, empêchant la coque de racler la pierre.

Elle observa les animaux s’amuser un moment. Ils se poussaient les uns les autres, roulant dans l’écume et parfois, portés par la brise, lui parvenaient leurs cris, presque des aboiements. Malgré leur corpulence, les phoques faisaient preuve d’une grâce bonhomme qui fascinait Grizel. Elle aurait voulu rester plus longtemps mais déjà les nuages viraient au rosé. Elle s’apprêtait à hisser la voile pour repartir lorsqu’un mouvement près de la falaise attira son attention. Oui, là, qui s’avançait dans les flots depuis une anfractuosité du rocher ! C’était la jeune femme de ce matin, une brune dont les cheveux cascadaient jusqu’aux hanches, nue comme au premier jour. À son bras, incongru, pendait un panier en osier, comme ceux que l’on emporte pour faire son marché. La jeune femme, de l’eau jusqu’à mi-cuisse, apparemment pas dérangée par le froid, mit la main dans son panier et en sortit poisson après poisson qu’elle jeta aux phoques rassemblés autour d’elle. Elle les regarda se chamailler en riant, tête renversée, libre, sans peur. Qui était donc cette femme ? se demandait Grizel. Une étudiante un peu dérangée qui s’était prise d’affection pour les animaux ? Une enfant sauvage élevée par les phoques ? Les hypothèses les plus improbables lui passaient par la tête tandis que la jeune femme finissait de distribuer le poisson. Une fois le panier vide, l’inconnue retourna dans la petite grotte d’où elle était sortie et en ressortit un moment plus tard, les épaules drapées d’un genre de cape qui ressemblait à s’y méprendre à une peau de phoque. Une chasseuse alors ?! Une rafale fit danser les longs cheveux noirs de l’inconnue ainsi que la peau de phoque qu’elle saisit à deux mains. Une seconde plus tard, elle avait disparu et un phoque de plus avait rejoint le groupe, qui nagea alors hors de la crique et, par chance, dans la direction opposée à là où se tenaient Grizel et son optimiste. L’étudiante se frotta les yeux. Était-ce la fatigue qui lui jouait des tours ? Avait-elle vraiment vu cette femme se transformer en phoque ?! Un rayon de soleil orangé la rappela à l’ordre : il était plus que temps de rentrer au club de voile.

Ce soir-là, comme souvent, Grizel avait du mal à dormir. Mais cette fois-ci, les pensées qui la tenaient éveillée étaient bien différentes de celles qui la hantaient d’ordinaire. Après s’être faite remonter les bretelles par l’entraîneur, puis avoir tenté sans succès d’avancer dans ses révisions de biologie, elle avait fini par céder et avait cherché sur internet quel être mythologique aurait bien pu être la jeune femme. « Phoque-garou » n’avait donné aucun résultat probant sur Google. Au final, le terme de « selkie » avait attiré son attention et, désormais allongée dans son lit, des gravures folkloriques dansaient sous ses paupières. Aucun des dessins n’avaient ressemblé à la réalité de ce qu’elle avait vu, à l’incroyable énergie et liberté que dégageait la jeune femme, mais à défaut d’un meilleur mot, Grizel appelait désormais l’inconnue « selkie. » Elle avait évité de taper « insomnie » dans son moteur de recherche, car elle en connaissait déjà pertinemment les symptômes : évanouissement, hallucinations, confusion… Il était 4h passées quand elle trouva enfin le sommeil.

Cela faisait déjà trois jours que Grizel avait vu la selkie nourrir les phoques et, malgré des promenades matinales sur la plage et des détours en optimist du côté de la crique, elle n’avait pas revu la jeune femme, et à peine l’ombre de quelques phoques. Avaient-ils vu son optimist et, effrayés, se cachaient ? Plus grave, avait-elle rêvé la journée entière ? Ses problèmes d’insomnie n’avaient encore jamais atteint cette gravité, mais elle avait rarement aussi peu dormi sur une période aussi longue. De plus, sa formation de biologiste entrait en contradiction complète avec l’idée qu’un organisme vivant puisse se transformer aussi complètement en quelques secondes. Même les métamorphoses les plus impressionnantes du règne animal, comme celle du papillon ou de la grenouille, prenaient plusieurs semaines, plusieurs jours au minimum.

Grizel avait presque réussi à se convaincre d’avoir imaginé la selkie lorsqu’elle décida de se rendre au marché de la ville proche pour acheter du potiron, légume que la petite supérette du campus ne vendait pas. Noyée de sons et de couleurs, elle déambulait entre les étals dans une brume de fatigue proche de cet état second de méditation que lui procurait la voile quand une chevelure brune attira son attention. Avant même d’avoir complètement identifié la selkie, Grizel avait modifié sa trajectoire, louvoyant entre la foule de petits vieux et de familles en direction du poissonnier. Faisant mine de s’intéresser aux fruits de l’étal voisin, Grizel s’approcha le plus possible de la selkie, qui portait des bottes et un ciré jaune immense par-dessus une robe bien trop légère pour la saison. Le poissonnier pesait pour elle un sac de sardines.

- 3kg 2, petite demoiselle. Ça fera 24€

La selkie sortit de sa poche un petit porte-monnaie usé et en vida le contenu dans sa paume, comptant attentivement les pièces et billets qui s’y trouvaient. Elle fit la grimace : il lui manquait apparemment de quoi payer. Un sourire gêné mais charmeur aux lèvres, elle demanda :

- Je peux faire l’appoint plus tard ?

Le poissonnier plissa les yeux, son expression calculatrice :

- Tu veux dire comme la dernière fois ?

Une vague de dégoût passa sur le visage de la selkie et elle se récria à voix basse :

- Non ! Je vais travailler, la semaine prochaine j’aurai l’argent mais pas… pas comme ça.

- Dommage. Je ne vais pas pouvoir te donner le poisson alors.

Et il posa le sac sur le comptoir, à portée de main, tentateur.

- Mais… Donnez-en moi pour — la selkie regarda sa paume — j’ai 16€73.

Une lueur cruelle dans l’œil, l’homme rétorqua :

- C’est tout ou rien ma belle.

Indignée, la jeune femme s’apprêtait à répondre lorsque l’homme la coupa, ajoutant à voix basse quelques mots qui firent pâlir la selkie et s’agrandir son sourire prédateur.

- Je ne demande qu’un peu de tendresse, ajouta l’homme.

Révoltée par ce qu’elle devinait de la situation, Grizel se décida à intervenir. Affichant une expression qu’elle espérait candide, elle marcha jusqu’à la selkie :

- Ah, tu es là ! Tu as fini tes courses ? dit-elle puis, faisant mine d’aviser la main tendue pour payer, elle ajouta : Tiens, pendant que j’y pense, je te dois des sous pour le ciné.

Grizel sortit alors de son propre porte-monnaie un billet de 10€ qu’elle ajouta à l’argent reposant dans la paume de la brune.

Sans un mot, la selkie déposa l’ensemble dans la coupelle destinée à cet effet sur le comptoir, saisit le sac de sardines et tourna les talons. Grizel la suivit un moment en silence puis, comprenant que la selkie ne parlerait pas la première, murmura :

- Je ne pouvais pas supporter ce qu’il insinuait.

Finalement, la selkie s’arrêta. Elles avaient quitté le marché et se trouvaient dans une petite rue pavée déserte, entre deux rangées de maisons basses en pierre aux volets et portes bleus. Se tournant vers Grizel, la selkie cracha :

- Je n’ai pas besoin de ton aide !

La selkie parti en courant et Grizel n’eut que le temps de crier “je sais ce que tu es !” avant qu’elle ne disparaisse au coin de la rue. Grizel, un moment gelée sur place, poussa un gros soupir avant de se laisser tomber sur le rebord du trottoir, la tête dans les mains, la fatigue de retour qui lui faisait une sensation de lourdeur jusque dans les os.

- Mais quelle idiote…

Encore une fois, Grizel avait mal dormi, ses pensées tournant autour d’un moyen de s’excuser auprès de la selkie. Vers 4h du matin, elle avait abandonné tout espoir et s’était mise à son bureau pour rédiger le rapport sur son dernier labo de bio. Deux heures plus tard, un peu plus calme à défaut d’être reposée, elle décida d’aller courir, espérant que la fatigue physique et la contemplation du soleil levant lui apporteraient quelques heures de sommeil dans la matinée, avant son premier cours de la journée à 14h30.

Le campus était désert et la plage également, baignée de la pénombre qui précède l’aube. Trouvant un rythme dans l’effort, ses pieds nus frappant le sable mouillé, Grizel se perdit dans la course. Concentrée sur sa respiration, elle lâcha prise, laissant ses pensée tumultueuses flotter dans son esprit tel le varech dans la houle. Lorsqu’elle s’arrêta, près de 40 minutes plus tard, deux grands-mères en maillots et bonnets de bain venaient de sortir de l’eau et se séchaient vigoureusement, leurs haleines une vapeur blanche dans la lumière du matin. Grizel les voyaient de temps à autres. Qu’il pleuve, vente ou fasse horriblement froid, elles allaient nager deux fois par semaine. L’étudiante avait discuté avec elles plusieurs fois : elles croyaient dur comme fer aux vertus de l’exercice et des bains de mer pour préserver leur santé et, à les voir nager, elle était tentée de les croire. Elle s’approcha et parla de la pluie et du beau temps pendant qu’elles se rhabillaient, enfilant d’affreux survêtements roses assortis par-dessus leurs maillots. Avisant un panier duquel dépassait une baguette, elle leur demanda :

-Vous allez pique-nique pour le petit-déjeuner ?

Marguerite se récria :

-Pique-niquer au petit-déjeuner, à notre âge ! Non ma petite, c’est pour l’autel de la fille de la mer.

-Marguerite… commença son amie, mais Grizel la coupa :

-La fille de la mer ?!

Les vieilles dames échangèrent un regard, puis Pierrette reprit :

-Tu sais, ici nous n’avons pas toujours été chrétiens, alors il y a des traditions qui restent.

-Mais… Vous la connaissez ? Vous l’avez déjà rencontrée ?

Marguerite soupira :

-C’était toute une famille avant mais… on aperçoit encore la jeune fille parfois.

-La plupart des gens ont oublié, ajouta Pierrette, mais on apporte encore de petites offrandes quand on peut.

Un poids énorme s’envola des épaules de Grizel. Elle n’était pas folle, la selkie existait bel et bien ! Elle expliqua rapidement aux vielles dames ce qui s’était passé au cours de la semaine.

-Mais hier… Hier je crois que je l’ai offensée. Je voudrais… Je veux lui demander pardon, mais je ne sais pas comment.

Marguerite et Pierrette soupirèrent en cœur.

-Ça ne va pas être facile ma petite. Les gens de la mer sont des êtres susceptibles.

-Et fiers.

-Juste ma veine, grommela Grizel.

Les grands-mères acceptèrent de lui montrer l’autel. On y accédait par quelques marches creusées à même la falaise. Là, dans un repli de la roche formant une petite cavité naturelle, une pierre sculptée de symboles était le seul signe de ce culte ancien. Les vieilles dames déposèrent leurs offrandes : une baguette, un pot de confiture et un far breton. Elles s’en allèrent ensuite, saluant chaleureusement Grizel.

Après un long moment de réflexion, et ne voulant pas chasser la selkie par sa présence, Grizel rentra dans sa chambre à la cité U. Elle avait un plan et cela lui apporta la tranquillité d’esprit nécessaire à une petite sieste avant ses cours de l’après-midi.

-Grizel !

La jeune femme s’immobilisa en plein milieu du couloir et se retourna, le cœur battant. C’était Yannick qui venait de l’appeler, elle reconnaissait sa voix. Avait-il enfin réalisé qu’elle lui faisait les yeux doux depuis septembre ?

-Ça va ? demanda-t-il.

-Bien, et toi ?

-Moi ? Oh, oui. Tu as l’air fatigué ces jours-ci, tu es sûre que ça va ?

Oh. Grizel était scotchée. Ah ça oui, il avait remarqué ses yeux, enfin surtout les cernes en dessous. Traitant son cœur traître d’idiot, Grizel se cacha derrière un geste vague :

-J’ai un peu de mal à dormir avec les examens qui arrivent. Rien de grave.

“Un peu de mal à dormir,” ajouta-t-elle intérieurement, tu parles d’un euphémisme.

-Je… Essaie de te reposer, d’accord ? Si tu veux je peux t’excuser auprès de Coach.

Grizel se traita d’idiote. Non seulement le joli garçon n’avait-il toujours rien remarqué, mais en plus il ne lui parlait qu’en tant que capitaine de l’équipe de voile, même pas en ami.

-Je vais bien, Yannick. Je serai là à l’entraînement.

Le jeune homme soupira, une expression mécontente sur le visage :

-Ok. Je te vois cette après-midi alors, lâcha-t-il finalement avant de s’en aller.

Grizel poussa un gros soupir et, le cœur lourd, rentra s’enfermer dans sa chambre avec du papier et son stylo-plume. Là, elle rédigea une longue lettre à la selkie, s’excusant de l’avoir offensée et finissant sur son espoir de la revoir bientôt. Elle alla la déposer sur l’autel avant son cours de voile, assortie de 2kg3 de sardines.

Grizel était calme, apaisée par sa décision de laisser la lettre pour la selkie. Elle avait mieux dormi que les jours précédents, 6 heures de suite ! Elle s’était réveillée à une heure décente du matin et avait pris le petit-déjeuner avec ces camarades de dortoir, ce qui s’était révélé une bonne expérience, même si Luke l’avait taquinée à propos de Yannick (certains n’étaient pas aveugles, contrairement à l’intéressé).

Elle avait même accepté la proposition d’Emma de réviser la bio-chimie ensemble.

Bien-sûr elle était toujours épuisée et vers midi les odeurs de la cafétéria lui avaient retourné l’estomac plutôt que lui donner envie de manger, mais elle s’accrochait à la perspective d’une sortie en solo avec son optimist, souhait que lui avait accordé l’entraîneur la veille.

Elle faisait des ronds dans l’eau, cherchant à approcher un groupe de phoques sans les faire fuir quand un gros coup de barre la saisit. Elle n’avait pas vraiment déjeuné, grignotant un paquet de biscuits secs à la place, et elle le regretta amèrement. D’une main tremblante elle fouilla dans son sac, ne lâchant pas la barre de l’autre. Elle en sortit une demi barre de céréales qu’elle machona, sans grand succès : le monde tournait toujours un peu trop vite autour d’elle. Le club était à 20 bonnes minutes de trajet et elle ne pouvait de toute façon pas risquer qu’on la voit dans cet état, sous peine d’être virée de l’équipe.

En dernier recours, elle s’approcha de la petite plage qu’il y avait là, au fond d’une crique à la forme familière. Usant de ses dernières forces, elle glissa du bateau dans l’eau peu profonde et, bénissant le fait que la marée soit haute, tira l’optimist au sec avant de s’écrouler.

C’est une chatouille sur la joue, suivie d’un contact doux, humide et remuant qui tira Grizel de son évanouissement. Pendant un instant elle eût la tentation de se retourner et de se rendormir, mais la sensation du sable s’incimissant entre ses vêtements et sa peau lui rappela où elle était. Elle s’assit et ouvrit les yeux d’un coup, déclenchant une série de petits grognements effarouchés : elle était entourée de plusieurs phoques, dont l’un, un peu plus curieux, était venu y voir de plus près.

-Ne t’inquiète pas, ils ne sont pas méchants.

Reconnaissant immédiatement la voix chantante, à l’accent léger et impossible à placer, Grizel se retourna. Assise sur un rocher non loin, la selkie était sous forme humaine, sa peau de phoque drapée en étole sur ses épaules.

-Toi ! Tu… Tu as lu ma lettre ?

La selkie hocha lentement la tête.

-Tu sais, mon peuple n’est généralement pas lettré.

-Oh…

Grizel n’y avait pas pensé. Après tout, la selkie avait parlé français et elle avait semblé savoir se comporter au milieu des humains. Elle gratouilla la tête du phoque curieux, qui s’était approché à nouveau, et garda le silence. La selkie fit un timide sourire.

-J’ai été élevée par un pêcheur alors je suis allée à l’école, un peu, expliqua-t-elle.

-Oh !

-Tu es moins bavarde que la dernière fois.

Grizel se sentit rougir. Elle se sentait encore un peu faible, mais voir les phoques se relaxer sur la plage et son optimist en bon état la rassurait.

-Comment tu t’appelles ? demanda-t-elle enfin après un moment de silence.

-Skye. Et toi ?

-Grizel

-C’est joli.

-C’est écossais.

-Comme moi, répondit la selkie avec un sourire timide. Papa trouvait que ça collait mieux avec l’histoire de mon peuple que Marie. Marie c’était mon nom pour les papiers et l’école.

Grizel sourit en retour, juste avant que son estomac se manifeste en gargouillant bruyamment. Skye sourit plus largement :

-Aller, on va te ramener à bon port, je crois que tu as besoin de te reposer et de manger.

Ne croyant pas tout à fait qu’elle s’était réveillée, Grizel caressa une dernière fois le phoque puis se leva. Elle remit son optimist à l’eau et embarqua. La selkie se transforma partiellement, humaine jusqu’à la taille et phoque pour le reste, comme une sirène, guidant Grizel entre les rochers pour sortir de la crique, nageant autour du voilier avec les quelques phoques qui avaient décidés de les accompagner. La navigation se fit tranquillement, Grizel se réjouissant du calme bruissant des vagues, de la sensation du vent sur son visage qui la réveilla totalement et des petits cris de ses compagnons de voyage. Elle sentait un peu le poisson après avoir caressé les phoques, mais c’était une odeur presque réconfortante qui l’ancrait solidement dans le moment présent.

Lorsqu’ils arrivèrent en vue du club de voile, Skye lui promit qu’elles se reverraient bientôt et lui fit au revoir de la main avant de se transformer totalement en phoque. Grizel lui rendit son geste et observa ses amis marins disparaître au large avant de parcourir les derniers mètres avant la plage. Elle ferla la voile, tira son optimist au sec et le rangea près des autres sur la plage. Elle n’avait qu’une idée en tête : prendre une bonne douche au club pour chasser l’odeur de poisson, rentrer chez elle, manger le reste de pâtes qui traînait au frigo et dormir. Elle sifflotait une chanson lorsqu’elle passa le pas de la porte pour immédiatement se faire bondir dessus par un Yannick a l’air très inquiet.

-Grizel, ça va ?! Qu’est-ce qui s’est passé ?

La jeune femme réalisa alors que ses vêtements chiffonnés étaient encore couverts de sable et partiellement mouillés.

-Euh… J’ai fait une sieste sur la plage ?

Yannick fronça les sourcils :

-Tu te rends compte que tu étais sensée rentrer de ta session solo il y a une heure ?

Et voilà ! pensa Grizel. Encore une fois Yannick, en bon petit capitaine, s’inquiétait pour le matériel et le respect des temps de navigation de chaque équipier.

-Désolée d’avoir monopolisé un des douze optimists du club, je en savais pas que tu en avais absolument besoin cette après-midi, ironisa-t-elle.

Le jeune homme poussa un gros soupir, enleva ses lunettes d’une main et se passa l’autre sur le visage.

-Ce n’est pas ce que je voulais dire et tu le sais parfaitement, dit-il à voix basse en remettant ses lunettes.

-Bah non, justement, je ne sais pas.

Cette fois-ci, il leva les yeux au ciel avant de la regarder.

-Grizel, ça fait plusieurs semaines que tu ignores l’équipe, que tu refuses d’aller en soirée avec nous. Tu viens en cours, tu viens à l’entraînement et le reste du temps tu disparais dans la nature. Sans compter que tu a l’air tellement fatiguée que j’ai toujours l’impression que tu es au bord de l’évanouissement.

L’étudiante se sentit rougir furieusement. Heureusement qu’il ne savait pas ce qui s’était passé plus tôt…

-Ça va, t’es ma mère non plus, lâcha-t-elle avant de se morigéner intérieurement.

Apparemment elle ne pouvait pas soutenir deux minutes de conversation avec l’objet de ses affections sans dire l’opposé total de ce qu’elle pensait vraiment. Car savoir que Yannick s’inquiétait sincèrement pour elle, au moins en ami, lui donnait des petits guillis dans le ventre. Le jeune homme poussa un second soupir :

-Je ne suis peut-être pas ta mère mais j’aimerais bien être plus proche de toi. Grizel, tout le monde sait que j’en pince pour toi et quand je te vois aussi fermée et fatiguée, j’ai envie de…

Il finit sa phrase sur un geste vague, ouvrant ses bras comme pour l’y accueillir, le rouge lui montant également aux joues. Me protéger, pensa Grizel. Il en pince pour moi et veux me protéger. Et me serrer dans ses bras. Avant de pouvoir s’en empêcher, elle fit deux pas en avant et glissa ses propres bras autour de la taille de Yannick. Pas trop sûre de la procédure à suivre, elle décida finalement de poser la tête sur son épaule.

-Moi aussi je crois que j’aimerais bien que tu sois plus proche de moi.

C’était la déclaration d’amour la plus tarabiscotée du monde mais Yannick y répondit en la serrant fort contre lui. Ils restèrent ainsi un moment, profitant de la présence de l’autre et du fait qu’ils soient, pour une fois, sur la même longueur d’onde.

-Tu te vexes si je te dis que tu sens le poisson ? murmura finalement Yannick.

Grizel se dégagea de son étreinte en riant.

-J’étais sur le chemin de la douche. Et ensuite, j’avais prévu un délicieux dîner de coquillettes au fromage et une séance de câlins avec ma couette.

-S’il y a assez de coquillettes pour deux, je peux amener le dessert. Quand aux câlins… si ta couette n’est pas trop jalouse, je veux bien participer.

-Oh, je suis sûre qu’elle sera ravie de partager, répondit Grizel, le cœur battant.

-20h dans la cuisine de ton dortoir ?

-20h dans la cuisine de mon dortoir, confirma la jeune femme.

Et le cœur soudain très léger, elle sifflota sur le chemin de la douche.

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