LAS VEDAS (TER) : PORTRAIT

Mathilde Jean
Qui a un texte ?
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5 min readNov 2, 2021

Au centre du village on compte une cinquantaine de vieilles maisons et quelques ruelles tortueuses d’où s’échappent des coups de vents au parfum de pierre humide. Personne n’y passe jamais, car on ne peut s’y garer. Autour de la place de l’église, trois petits commerces se serrent les uns contre les autres : le salon “belle pour moi” et sa façade défraîchie, un centre pour cours d’anglais où les enseignants du collège arrondissent leur fins de mois, et une pizzeria dont le rideau métallique est toujours baissé.

Le « cœur de ville », comme la maire aime l’appeler, avait été bien vite étouffé il y a trente ans de cela par la poussée soudaine et ordonnée des quartiers pavillonnaires qui constituent à présent l’essentiel de Las Védas. Ces ensembles, bien qu’envahissants, ont toutefois le bon goût d’être thématiques. On y trouve donc un lotissement dédié à la chanson française où la rue Bobby Lapointe côtoie l’impasse Charles Trenet. Un peu plus loin, les villas se regroupent autour de Marguerite Duras et de Simone de Beauvoir.

Las Védas, quel drôle de nom pensent sans doute les rares touristes de passage ici. Plus que les néons de la Babylone américaine, les lotissements proprets se font l’écho de ces suburbs qui poussent sous le soleil, avec leurs gazons verdoyant, leur macadam rutilant, leurs couleurs pastel, leurs centres commerciaux où tout est possible. Confusément, le visiteur perçoit que ce rêve est passé lui-aussi par Las Védas, ce rêve qui berce les banlieues bourgeoises du monde occidental, et dans lequel on vit les yeux mi-clos.

Lorsque nous étions enfants, des terrains vagues séparaient encore les quartiers, et les herbes y étaient si hautes qu’elles abritaient des sauterelles et même des petits chats, quand arrivait le printemps. Les plus belles maisons du village s’élevaient alors au milieu de champs bordés d’amandiers et tentaient, sans grand succès, de se faire passer pour des maisons d’architecte. Bien vite, le décor minimaliste se retrouvait encombré de vélos, d’animaux gonflables aux couleurs vives, d’une table de ping-pong bancale où les plantes s’accrochaient car il ne venait à l’idée de personne de la ranger. Il faisait toujours beau à Las Védas. Les nouveaux propriétaires finissaient par céder à la torpeur qui fait jaunir les gazons et grandir les enfants. Les soirs d’été, il flottait dans les lotissements des odeurs de barbecue, de monoï et de chlore, et on se baignait dans les piscines, illuminées comme par magie, jusqu’à tard. C’était une sorte d’équilibre fragile entre l’ancien et le nouveau, comme l’instant précédent l’aube où la nuit a cessé d’être noire et hésite entre le gris et le bleu, menaçant à chaque fois de disparaitre dans un éclat de lumière.

Quelques années plus tard, notre tour était venu et nous nous retrouvions emprisonnés dans un nouveau cercle de béton, comme le vieux village avant nous. Urbs aeterna, Las Védas vivait sa troisième mue. Dans les boites aux lettres, les petits mots des agents immobiliers n’étaient plus jetés immédiatement aux ordures. On en discutait le soir, pendant le dîner. Et surtout on parlait d’eux, ces nouveaux arrivants, ceux qui s’apprêtaient à s’installer dans des “cages à lapins” et qu’on plaignait autant qu’on les détestait. On avait envie de partir car rien n’était plus pareil, et pourtant on restait car au fond rien n’avait vraiment changé.

Mais même avant cette dernière poussée de croissance, les Védasiens n’étaient pas un peuple homogène, car ils venaient pour la plupart d’ailleurs. Ce qui ne les empêchaient pas de se trouver des points communs : tennis le dimanche au club bordé de cyprès, école de musique le samedi pour les enfants, aquagym le mercredi soir, toro-piscine au mois de juin. Leurs journées se ressemblaient si bien qu’ils avaient l’impression de les passer ensemble. Le matin ils partaient travailler en voiture et revenaient en fin d’après-midi après avoir fait les courses dans l’hypermarché tout proche, le même qui avait déclenché la poussée de nos lotissements, il y a trente ans de cela. Au rayon glace on y retrouvait souvent les parents des élèves qui avaient bien grandi et les vieux professeurs de collège qui avaient tout oublié, et cela faisait un bon sujet de discussions une fois rentrés à la maison.

Toutefois, le point commun le plus remarquable des Védasiens est qu’ils avaient oublié d’où ils venaient. Quand un nouveau voisin s’installait il était par défaut parisien, et au bout d’un certain temps il devenait celui de la maison derrière. Quand on habitait Las Védas, on était Védasien, et le monde extérieur s’effaçait presque devant la qualité de vie que vantaient les panneaux publicitaires qui commençaient à s’accumuler aux abords de la ville sans que personne n’y prête trop attention. Et malgré les réticences, avec le temps, les habitants de troisième génération, ceux des cages aux lapins, allaient aussi oublier et se faire oublier. Peut être était-ce d’ailleurs ce qu’ils étaient venus chercher ici.

Las Védas avait oublié d’où elle venait, elle aussi. Sa terre de naissance était sableuse, rocailleuse, celle des sarments noueux, celle de l’amandier, du genêt et des coquelicots. Entre le massif de la Gardiole et la voie rapide s’étendaient auparavant quantité de domaines entourés de pins et de platanes. Le vieux village était alors entouré de champs de vignes et de blé qui filaient jusqu’à la mer. Ils rencontraient sur leur route quelque autres villages de vignerons qui se construisaient tout en longueur pour mieux se laisser traverser.

Les pentes douces et sèches de garrigue et de campagne avaient pour la plupart cédées la place aux lotissements de crépi rose, et là où autrefois coulait un maigre ruisseau clapotaient à présent d’imposantes piscines. Les routes s’étaient agrandies pour aller plus vite à la ville, aux grandes surfaces, à la mer. Les rues du village ne menaient plus aux champs et les murets de pierre se terminaient dans de tristes éboulis, ou bien avaient été coulés dans du ciment. Las Védas, urbaine et abondante s’étaient répandue de toute son aise, avec ses habitants pressés et ses rues propres et neuves.

Avec le temps, les chemins avaient été oubliés, car ils n’allaient nulle part. Pourtant, ils sont encore là, pour celui qui sait regarder. Las Védas, dans sa splendeur minérale et bétonnée, est transpercée à son insu d’éclats de nature. Les vieilles vignes sont restées, moins nombreuses, dispersées. Les ruisseaux amenuisés abreuvent toujours un chêne, un figuier, une couleuvre. Une buse vole haut dans le ciel sans nuage, et siffle le promeneur qu’elle ne reconnait pas. Dans ces endroits rares et oubliés, seul le bruit constant de la voie rapide rappelle le temps écoulé. Ici, sous un soleil qui fait crépiter les insectes, un petit chemin bordé de pierres et de chardons sommeille.

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