Où aller quand Venise sombrera ?

Son dernier jour était arrivé, enfin. Vendredi à 16h45 Ornello Casanova avait soigneusement rangé son bureau aux murs gorgés d’eau, d’où suintait, sous la forme de trainées noirâtres le rappel incessant que Venise sombrait.

Vingt ans qu’il était directeur du “Museo degli innamorati”, le musée des amoureux, situé au sein de la ville la plus romantique du monde. Cette enfilades de pièces humides et roses avait été la dernière pierre qui avait achevé de figer sa ville natale dans un sarcophage clinquant, sorte de parc d’attraction désuet où les touristes du monde entier venaient se prendre en photo en train de s’embrasser sur la lagune. Ornello Casanova les observait depuis son bureau qui donnait sur le grand Canal. Une fois les téléphones rangés, leurs lèvres se séparaient et leur air enjoué disparaissait. On ne dit jamais à quel point on s’ennuie sur une gondole. Et le froid ! Enfin… Il se frotta les tempes, mélancolique. Vingt ans à raconter les histoires d’amour les plus folles : libertinage, polyamour, la Guerre de Troie, les folies des hommes et des Dieux et même celle son ancêtre (comme il aimait le penser) Giovanni Casanova et de sa fuite du palais des Doges. Mais quoi de plus déprimant que de raconter la liberté d’aimer à des couples venus la perdre à Venise ?

Les diamants brillaient aux annulaires, les sourires étaient béats, et Ornello Casanova attendait que Venise sombre et revienne enfin à son faste d’antan, dont l’humidité et la saleté ne faisait que relever l’éclat. Que Venise sombre et retrouve ses fêtes endiablées, et ses amours d’Atlantide baroque et libre.

Sur le grand Canal, il vit son vaporetto approcher. Il était temps de prendre ses valises et de dévaler les marches jusqu’au trottoir bordé d’eau. Un dernier soupir, un dernier regard embrassant la brume avant de vérifier une nouvelle fois l’heure sur son billet d’avion. Il partait dès l’aube, prendre son nouveau poste, direction Las Vegas.