Préface retrouvée.

Romain Pellé
Qui a un texte ?
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29 min readMar 28, 2020

Préface retrouvée.

Longtemps ce ne furent que des histoires, jusqu’à ce soir là. Je n’avais pas encore onze ans, la nuit tombante assombrissait déjà les sous-bois et alors que je pressais le pas pour rentrer chez moi, je fis la rencontre la plus extraordinaire qu’un enfant puisse imaginer. Cette rencontre scellerait ma vocation, me ferait spécialiste, très vraisemblablement le dernier, d’une civilisation alors déclinante, aujourd’hui disparue. Le long ouvrage que je terminai d’écrire hier soir jusqu’au petit matin, et auquel ce texte constitue une introduction, n’a pas la prétention de survivre aux dernières preuves de l’existence de ce monde passé, preuves que l’on peut toujours trouver gravées dans le granit, sous les chênes centenaires, de temples endormis. Je place cependant en lui l’espoir qu’il ravive les histoires, les contes que les anciens des villages déclamaient, en fumant la pipe assis tout contre le feu dans la cheminée, les soirs où la tempête grondait, et que le jeune public dont j’étais, écoutait transis : fables enfantines de façade, secrètement emplies de vérités dissimulées.

En ce temps, la Bretagne dans laquelle je vivais avait une géographie très différente de celle qu’on lui connaît aujourd’hui, en ce qu’épargnée par la modernité et les véhicules mécaniques qui rapprochent tant les points d’une carte pour notre perception, la notion de distances n’avait pas alors la même signification : les lieux dits, les bourgs et les villages étaient mille fois plus éloignés les un des autres qu’ils ne le sont aujourd’hui. Et puisque tous ces points que l’on voit sur une carte étaient d’autant plus distants les uns des autres, les espaces entre chacun d’entre eux, les vallées et les forêts, s’étendaient sur de bien plus grandes surfaces, propices aux êtres des contes et légende. Ces étirements spatiaux en constituent, je crois, leur habitat naturel. Allant de pair avec cette déformation de l’espace, c’était l’écoulement même du temps qui était lui aussi dilaté, si bien que je suis convaincu qu’une montre d’aujourd’hui et d’alors, mise face à face n’accompliraient pas le tour de leur cadran dans les même 60 secondes. Le cours de l’histoire ne portait pas encore les deux profondes balafres que le XXeme siècle allait lui infliger. Ces dernières, actant l’entrée dans la modernité, finiraient de rapprocher les villes autrefois distantes, comprimeraient d’autant pour notre perception les vastes espaces dont je parlais à l’instant, les compresseraient si fort que les folklores qui y habitaient finiraient par y mourir étouffés. Déjà les plus éduqués d’entre nous percevaient les signes avant-coureurs des guerres à venir aussi clairement que moi, ce fameux soir d’automne, à la teinte bleu sombre des nuages au travers des branches entremêlées, je pressentais l’orage à s’abattre d’un instant à l’autre.

Tout commença en vérité quelques jours plus tôt, alors qu’en faisant le trajet de la ferme parentale à l’école, je coupais à travers bois comme j’en avais pris l’habitude depuis la rentrée des classes. C’était le début de l’automne, j’en étais réjoui: non seulement le retour en classe signifiait la fin du travail dans les champs, surtout, je me grisais, alors que les premiers arbres rougissaient, du retour du voile mystérieux qui se dépose sur le monde une fois passé la mi-septembre, un voile tissé de brouillards matinaux, cousu de feuilles multicolores fraîchement tombées des grands feuillus que les bourrasques encore tièdes de l’été soulèvent en tourbillonnant dans les sentiers bordés de haut talus, et transportée par elles, l’odeur du bois brûlé des premières flambées dans les cheminées. C’est à cette odeur caractéristiques qu’en chaque fin d’été je prenais conscience de ce voile de mystères au travers duquel l’imagination porte plus loin, enveloppant comme une couverture chaude le soir, quand la pluie tombe à mousson. Justement, cela faisait trois jours qu’il pleuvait dru, non pas le crachin habituel mais un déluge ininterrompu. Ce matin là, finalement, le ciel s’était vaguement dégagé les dernières averses cessées. Pour ne rien arranger, c’était la période des grandes marée si bien que les rivières et les cours d’eau côtiers, plus hauts que la normale car grossis du reflux d’eau salée, étaient tous sortis de leur lit, avaient englouti les ponts, avaient englouti les chemins aussi, et je le devinais, détruit l’ancien barrage de Toul Ar Groas car je trouvais la vallée en contrebas inondée. A travers une trouée entre les arbres j’apercevais à quelques distances le reflet du clocher rongé de lichens dans les eaux stagnantes qui encerclaient maintenant la petite chapelle Owen. Elle trônait au sommet d’une petite colline, à présent devenue île, dans une mer de troncs de châtaigniers, d’hêtres et de chênes noyés : les bois et les bocages alentours, tous sous plus d’un mètre d’eau.

J’avançais péniblement, mes sabots s’enfonçaient dans la boue, dans les flaques, dans toute l’eau que la terre n’avais pas encore réussi à dégorger et qui ruisselait vers la vallée.Alors que je parvenais au sommet de la petite dépression rocheuse à mi-parcours, mon regard fut attiré par une curieuse série de trace imprimées profondément dans la boue, des traces de sabots, ceux d’un bouc de prime abord, un petit alors, âgé de moins d’un an au jugé de la taille des empreintes. La piste remontait depuis la vallée noyée, traversait le semblant de sentier que je suivais, pour remonter plus haut à travers les arbres vers les vieilles pierres dressées. Le petit animal, effrayé par la montée des eaux avait ainsi dû réussir à forcer l’enclos et courir vers les hauteurs pour trouver refuge. Du moins c’était là le scénario que je m’étais imaginé jusqu’à ce que, m’attardant plus longuement sur l’objet de ma curiosité, je prenais pleine conscience de son étrangeté. Depuis mes 8 ans, mon père m’emmenait souvent avec lui en fin de semaine, m’apprenais à chasser, à pister les chevreuils, à les débusquer. Mais ce jour là ce n’étais pas à un chevreuil que j’étais confronté, ce n’était pas à un bouc, pas à un cerf, ce n’était rien de ce que je connaissais ni même de ce que j’eus pu connaître. Peut-être un citadin, un trop jeune enfant, quelqu’un de distrait, ou n’y connaissant rien au gibier, oui, quelqu’un de ce type là aurait pu se laisser abuser. Mais pas moi, mon œil avait été suffisamment entraîné, il voyait bien que quelque chose n’allait pas : de par la rareté des traces sur le sol, de par leur disposition aussi, sans compter leur espacement respectif, la créature, car je ne pouvais plus la désigner qu’ainsi, ne pouvait se tenir que sur 2 pattes et non sur 4. Obéissant à ma curiosité d’un coup piquée au vif, je me mis à suivre les traces, m’écartant du sentier, plus loin, dans les bois. Quel que fût ce monstre, je ne pouvais être certain de rien sauf qu’il était petit, à sabot de bouc et marchait comme un homme marcherait : debout. Un petit diable cornu, un monstre invoqué, un enfant démoniaque: mon corps obéissait à ma curiosité, certes, mais mon imagination elle ne répondait qu’à l’angoisse qui s’emparait peu à peu de moi : elle imaginait les pires abominations tapies derrière chaque buisson. Il était encore tôt ce matin là, le soleil n’était levé que depuis peu, ses rayons ne parvenaient qu’assombris dans les bois, filtrés par les feuillages et il faisait sombre, sombre et plus sombre encore à mesure que j’avançais. La boue aussi était plus profonde, trop pour mes sabots, l’eau froide me saisissait. Je marchais depuis 5 bonnes minute quand enjambant la grosse racine d’un chêne, mon pied glissa sur l’écorce humide et je basculais tête la première. Par réflexe, je mis une main en avant, contre terre, pour me rattraper. Je ne me relevais pas tout de suite, comme tétanisé, on aurait pu danser une gavotte sur la pulsation que mon cœur battait. Mais c’est n’est qu’en me redressant que je la vis : tout à côté de la trace de main que je venais d’imprimer dans la boue, se trouvait une autre trace, d’une autre main, d’une plus petite main, de la taille de celle d’un enfant mais, oh, de la taille seulement car son aspect était de ceux qu’aucun homme n’eut pu laisser. Car il n’y avait pas tracés dans la terre cinq doigts mais seulement quatre, quatre longs et maigres sillons joints ensemble par l’empreinte d’une paume biscornue me laissant deviner une main osseuse, celle d’un petit diable. J’observais encore un instant nos deux empreintes de mains côte à côte, la mienne et puis l’autre. La chimère que je suivais avait dû glisser comme je venais de le faire, je compris alors à quel point je répétais son itinéraire: comme moi elle avait amorti sa chute avec sa main droite, comme moi elle avait dû alors se relever sur ces deux pattes, et je baissais la tête, regardais à mes pieds, juste contre mon sabot de bois, la preuve qu’un tout autre sabot était passé par là. Levant lentement les yeux, je trouvais l’empreinte suivante, puis celle d’après, je les suivais filer entre les fougères, je les suivais mais du regard seulement, monter plus haut dans la végétation dense, monter plus haut sur la colline, monter et disparaître entre les branches. Je croyais l’apercevoir, jambes de bouc et tronc humain, visage malingre, visage méchant, percés : deux petits yeux cruels rivés sur moi depuis la forêt du petit matin tachetée d’obscurités. C’était assez pour ma curiosité, elle rendit les armes et la peur me pilota hors des bois, je tremblais à chaque bruit, craquement d’arbre ou cris d’oiseau. Je connaissais pourtant bien cette chanson que joue la forêt et qui d’ordinaire me ravit, mais à ce moment là, chaque note me terrifiait et m’obligeait à me retourner. Ce n’était plus le vent, ou le craquement qu’un renard fait en posant la patte sur une vieille branche que j’entendais, mais un poursuivant furtif qui chaque fois que je me retournais, s’immobilisait derrière un arbre et attendait. Dans ces moments là, je ne vous apprends pas que l’esprit devenant hyper sensible à son environnement, il prend conscience de la multitude de bruit qu’il ignore le reste du temps. Le silence habituel fait alors place à une cacophonie monstrueuse, dissonante et martelant : Il y a quelque chose dans les bois, et il est juste derrière toi. Je pressais le pas et finalement atteignis le sentier, essoufflé.

J’arrivai à l’école un peu plus tard que les autres élèves, m’excusai et m’asseyai à ma place, absorbé par ma découverte. Ce jour là je n’écoutais pas les leçons, les professeurs, pas même mes amis. Chacune à leur tour en revanche, me revenait en mémoire les histoires que l’on se racontaient près de l’âtre, les longues soirées d’hiver. La Basse-Bretagne a toujours été un terreau fertile pour les folklores et légendes, moi comme les autres avait grandi avec l’Ankou, avec la ville engloutie d’Ys et les spectres qui vivent près des lavoirs passé minuit. Cependant ces fables commençaient à se mélanger dans mon esprit à mesure que mon intérêt pour elles s’effilochait, car j’arrivais à un âge où je commençais à comprendre qu’elle n’étaient peut être pas aussi “véritables” que j’avais jusqu’alors pensé. Encore une année ou deux auparavant, elles étaient dans mon esprit chacune très nette, possédaient pour elles une forte individualité qui les isolait clairement des autres et faisait rayonner mon imagination d’une nuance qui leur était toute spécifique. Mais ces teintes de couleurs avaient commencé à délaver les une sur les autres et dans mon imagination, à se superposer: je commençais à les confondre en essayant de les raconter. Je constatais le même processus chez mes camarades : lentement, les histoires de l’enfance se sédimentaient dans mon esprit. Je comprendrais des années après qu’elles survivaient finalement chez l’enfant devenu adulte, mais sous d’autres formes: car tout cet imaginaire en se décomposant se transformait et c’était de cet humus que germeraient les superstitions et les religions. Du moins, une fois devenu adulte c’est ce que j’observais chez les autres, et il est probable que pour moi aussi, ces légendes auraient continuer leur lente fermentation si jamais la rencontre à venir ne s’était pas produite pour les réanimer.

L’école, devenue obligatoire quelques années auparavant, n’améliorait pas les choses car entre ses murs régnait la raison nouvelle : bag ar noz, karrigel an ankou, oberour ar maro, aucun de ces termes n’avait vraiment sa place entre l’histoire naturelle et les équations. Bientôt il faudrait y parler français et non breton et alors tous ces mots sonneraient encore plus faux, plus obsolète. Ainsi, on ne parlerait plus du mois de novembre ni comme du “misdu” breton, encore moins comme du “mois noir”, traduit en français, et l’expression finirait par se perdre. Traduire les folklores est aussi délicat que de sortir un animal de son habitat naturel pour l’introduire dans un autre, il se peut qu’il s’y plaise, se reproduise et le colonise, mais le plus souvent il parvient à peine à y respirer, et très vite disparaît. S’il survit néanmoins, c’est au prix de profonds changements, de lourdes pertes de matières intraduisibles, et qui devront de nouveau germer mais différemment, en obéissant aux contraintes de leur nouvel environnement. C’est pour cela que j’écris ce texte en français et non dans la langue de mes parents, vouée à disparaître : qu’une partie du patrimoine accumulé dans ma langue maternelle ait une chance de lui survivre, qu’il puisse peupler de nouveaux espaces.

Ce midi là, je ne mangeai presque pas, mes réflexions m’en avaient coupée l’envie. Mes amis étaient étonnés, un peu inquiet, et par mon mutisme et par mon manque d’appétit. Le reste des classes, assis à mon bureau d’écolier contre la fenêtre je perdais mon regard dans les eaux de la rivière qu’on voyait d’ici : la route principale du village qui aboutissait dans la cour de récréation, passait entre quelques maisonnettes et décrivait dès la sortie du bourg une pente prononcée pour disparaître sous les eaux montées jusqu’à l’entrée du village, elles étaient peu profondes car j’arrivais en estimant le trajet de cette route à la suivre jusqu’à retrouver sous les courants boueux, la silhouette sombre du vieux pont que les élèves empruntent habituellement. J’inspectais chaque minute le niveau de la rivière, espérant le voir baisser et qu’on me rendrait mon sentier habituel, que je pourrais rentrer par l’itinéraire classique. J’arrivais à me persuader entre deux vérifications successives que l’eau avait très légèrement décrue, subtilement, par moment même j’arrivais à maintenir cette illusion plusieurs minutes en scrutant le détail de tel bout de bois à demi immergé dont un morceau d’écorce était maintenant au sec, de tel rocher qui donnait l’impression de pointer un centimètre de plus hors de la surface et sur ces détails je dessinais déjà l’image mentale du cours d’eau reflué, de la vallée à moitié émergée. Mais les heures passant, bientôt déjà sonnerait la cloche, avec elle la fin de la journée et il faudrait alors se résigner : la rivière était à l’étal, ce soir aussi, il me faudrait passer par le chemin que j’avais emprunté le matin, et j’imaginais que trop bien, une éventuelle rencontre avec la chose qui y vivait.

Je partais seul et pensif, longeant les parcelles de terrain englouties, et la contemplation du paysage transfiguré par le barrage détruis, me permit de momentanément oublier vers où je me dirigeais. Je suivais mon reflet dans les eaux boueuses et regardais ce qu’elles avaient jusqu’ici transportés : les branches arrachées, les vieilles souches déracinées. Par endroit la rivière était nappé du foin des moissons de la semaine passée: les meules s’étaient défaites, rependues en marée ocre à la surface, par endroit elle prenait une couleur plus foncée car le tout commençait à pourrir. A mesure que je marchais, la zone inondée s’étendait de plus en plus au delà du lit ordinaire, me repoussais toujours plus loin du sentier naturel, me repoussait contre la colline boisée.

Je me rapprochais de la chapelle Owen mais maintenant que je l’apercevais depuis un angle différent de celui qui m’avait été offert à l’allée, cette perspective nouvelle guidait différemment le flux de mes pensées. Une petite annexe du port des goémoniers plus en aval était amarrée à l’enclos en pierre enserrant le bâtiment, et qui maintenant jouxtait le rivage de la nouvelle île. Assis à califourchon sur ce muret, je reconnaissais le vieil Hoel fumant la pipe. C’était lui qui avait dû conduire le prêtre jusqu’à la chapelle depuis le port. Le prêtre, je le voyais aussi, appuyé contre l’ossuaire à chercher parmi ses clefs laquelle utiliser pour constater les dégâts. C’était une drôle de gargouille : Il avait sur son visage et sculptée par les années, la même expression de résignation lasse, de vague tristesse, et ce, même lorsqu’il essayait d’en déformer le masque pour essayer d’y communiquer ses joies. A cette distance je n’avais donc aucune difficulté à imaginer sa mine grave à l’idée de retrouver son temple en prise à des forces qui le dépassaient. Et de par l’angle qu’il me présentait, l’édifice lui même me paraissait aussi seul et désemparé que son prieur : il n’y avait pas un village à vue, et maintenant plus de champs, de routes ni de croix pour baliser le chemins des pèlerins. Le monde de croyances par dessus lequel il avait été bâti, comme les contes préexistants par dessus lesquels la religion avait été écrite, ce monde immatériel domestiqué, avait momentanément disparu de sa vue. Un hasard climatique l’avait submergé sous un reflux de matières plus anciennes et dans ce paysage renouvelé, de petits diables déambulaient. Ainsi au pied de sa cathédrale à demie noyée, je voyais l’homme en robe couleur feuille mortes faire des grands gestes éplorés, et à quelques pas de lui, le vieil Hoel se retourner entre deux bouffées de tabac pour observer les lamentations du prêtre. Je devinais sur son visage, le sourire narquois dont il avait le secret, un sourire en coin, moqueur d’apparence mais que je ne savais jamais vraiment lire. Et aussitôt Hoel se retournait vers la vallée pour expirer la fumée de sa pipe par dessus le muret, calme, il l’était toujours, et je le voyais méditatif, bercé par le bruit de l’annexe qui cogne contre l’enclos, au rythme des vaguelettes sur l’eau. Le chemin se faisait plus pentu, et à gravir le dénivelé, je me trouvais rapidement bien plus haut que la chapelle. Le sentier en plus de monter bifurqua, et en le suivant, je ne vis bientôt plus, ni chapelle, ni prêtre, ni Hoel. On devinait encore la rivière en contrebas, mais déjà les grands arbres assombrissaient la lueur pâle du jour déclinant, et simultanément, le malaise que j’avais réussi à oublier sur le trajet se raviva car j’y étais à présent : c’était ici le lieu de ma rencontre manquée. La chose, peut être toujours dans les environs, je l’imaginais en train de me guetter. Et en ralentissant le pas, de nouveau je devins conscient de chaque bruissement venu de la forêt, que cinq minutes avant encore j’ignorais. La situation avait beaucoup évolué.

La piste de trace de ce matin était toujours là, rendue moins nette par l’eau qui en continuant de ruisseler l’avait abîmée. Mais je vis aussi une autre piste d’empreinte, laissée par la même créature, cela je pouvais en être sûr : la forme du sabot était similaire, une autre piste donc mais plus fraîche et juste à côté de l’autre, refaisait le même chemin mais en sens inverse. Je ne la suivais pas cette fois ci, me contentais de la regarder dévaler en contre bas : Ainsi “ça” avait fait demi tour. Mais il y avait plus à constater. Quelques mètres plus loin couraient des dizaines de traces de sabots, se chevauchant les unes les autres, des empreintes de petites mains aussi et de toute taille, de toute forme, toutes dirigées vers les hauteurs du bois. J’estimais rapidement le nombre de monstres à une quarantaine. J’avais à faire non pas à un démon isolé mais à toute une colonie. La panique me prit de nouveau mais à un degré différent de celle qui m’avait reconduit hors des bois ce matin, d’une intensité et d’une soudaineté tel qu’au lieu de me faire fuir, à l’inverse elle interdisait à mon corps tout mouvement. Mon esprit, lui, désespéré de comprendre, travaillait à résoudre cette énigme, évaluait tous les scénarios possibles, envisageait toutes les menaces potentielles. Il me fallut quelques instant avant de pouvoir de nouveau respirer normalement, mais alors que mon souffle ralentissait, alors, je compris. D’avoir ressassé toutes ces légendes pendant la journée, et de voir devant moi la preuve de l’existence non pas d’une créature mystérieuse mais de toute une tribu, l’intuition que j’avais quant à la nature des coupables s’acheva de se cristalliser. Je savais à quels êtres j’avais à faire. J’avais à cet âge là, abandonnée l’idée que ces choses eurent jamais existé, mais les preuves ne pointaient que trop dans leur direction. Je tentais donc de construire le scénario probable des phénomènes de cette journée, là, dans les bosquets, alors que déjà l’obscurité gagnait. Si vraiment “Ils” existaient, gast, alors ils devaient peupler la vallée, du moins jusqu’à ce que le barrage ai rompu. La piste d’empreintes de pas de ce matin, je l’imaginais être celle d’un éclaireur : monté depuis les rives du nouveau bassin vers les hauteurs émergées, le voilà qui trouve quelques rochers entassés les uns sur les autres comme “Ils” les aiment. L’individu est satisfait du refuge, peut être même serait ce là leur nouveau foyer. Alors la petite engeance sylvestre refait le même chemin en sens opposé, et quelques temps plus tard le voilà qui conduit le reste de ses gens à travers les sous-bois et au travers de mon sentier, plus haut, là où le cours d’eau les épargnera. Le soleil était couché à présent, ma peur, elle, était retombée.

Comment vous les présenter? Comment communiquer toute la magie qu’évoque chez ceux à avoir grandi avec leur discrète présence, leur simple nom? Commençons peut être par le donner, ce nom. Ainsi, on les appelait “Korrigans”. J’avais grandi en entendant ce mot, alors comment avais-je pu ne pas penser à eux ce matin là? C’est qu’ils étaient tant associés à l’idée de communauté qu’il m’avait fallu devoir imaginer mes diables se déplaçant en groupe pour comprendre et ainsi pouvoir les nommer. Les histoires les concernant, commençaient le plus souvent ainsi : “Au sommet d’une colline était un bois et dans ce bois était un village de korrigans. Oh, c’était une modeste communauté, un bourg de cinq foyers tout au plus, discrètement sculptés dans le creux des troncs, creusés entre les racines et les rochers, cachés sous les fougères. C’était un hameau paisible, invisible aux humains qui passaient dans les parages la journée, sauf aux enfants suffisamment petits pour que leur regard croise les maisonnées cachées, sauf peut être aux vieillards pour qui l’échine courbée force le regard en direction du sol. Mais chaque nuit de pleine lune, pour fêter l’astre de nouveau complet, ils ripaillaient jusqu’aux aurores, car derrière les traits dur de leur visage de besogneux se cachaient un peuple de joyeux drilles: tout en s’enivrant par lampées généreuses d’un alcool de châtaigne dont ils raffolaient, ils dansaient en grand cercle autour des menhirs près desquels ils ne manquaient jamais d’installer leur village. Et tous chantaient en cœur dans une langue inintelligible et avec tant de vigueur que leur curieuses harmonies étaient audibles depuis les fermes reculées.”

De cette base commune, les contes se séparaient les uns des autres pour aller explorer différents aspects de ces curieux êtres. Il pouvait y avoir de l’or, tout un trésor même, enterré sous ce menhir au milieu du village. Mais les korrigans n’accueilleraient que tièdement les imprudents qui viendraient profaner leur pierres pour le dérober, car c’était bien là un trait caractéristique de leur mentalité : ils s’attachaient vite, s’enracinaient même sur la terre qu’ils occupaient, troubler la terre c’étaient les troubler eux et leur sentences étaient terribles. Aux chants des nuits de pleine lune, se mêlaient parfois de terribles hurlements. D’autres fables narraient l’installation d’un nouveau de leur villages secrets près de la ferme d’un certain le Bihan, d’un certain Kerdoncuff, à côté de la ferme du vieux Fanch. A côté de celle de n’importe quel diminutif suffisamment commun pour contribuer à l’effet de réel du récit. On découvrait alors les korrigans bien plus à leur aises avec la terre des autres que l’inverse : il était question de trace de sabots dans les prés, de potagers vandalisés, de vêtements dérobés, et si un malheureux dans l’audience mentionnait à celui qui narrait l’histoire, que ces poules évaporées, c’était vraisemblablement l’œuvre d’un renard, le conteur de lui rire au nez : Non pas un goupil, mais un korrigan! A ces taxes, il valait mieux réagir avec philosophie, car privé de leur escapades dans les gardes mangers des alentours, on disait le petit peuple tout au moins “taquin”. Et malgré les ressources qu’ils tiraient de ces terres nouvelles où ils allaient subsister — ne parlons-nous pas entre spécialistes de “Diaspora Korrigane”?- on leur prêtait un chauvinisme féroce, certains diraient même un peu ridicule. D’autres histoires enfin, plus sombres, rapportent que dans certaines régions, des déclinaisons plus macabres de ces petits êtres, les nuits les plus noires, qu’il n’y ait pas de lune ou que les nuages soit trop épais, les nuit les plus noires pour cacher leur approche, s’introduisaient dans les chaumières par les cheminées, par les fenêtres que l’on avait oubliées entre-ouvertes, dans les chambres s’introduisaient et sans que nul ne sache pourquoi venaient enlever les nouveaux nés. Et les disparus n’étaient plus jamais ré-aperçus.

Je parvins finalement à la ferme parentale, l’heure était déjà avancée. Je cachai du mieux que je pus mes découvertes aux parents, éludai leur questions quand ils me demandèrent ce qui me tracassait. Seul à mon grand père je confiai les événements à s’être produit autour de moi. En s’approchant du terme de sa vie, avaient ressurgi chez lui les pans les plus rêveurs de son âme, ceux que les années de labeurs lui avait contraint de retenir derrière une digue, et que maintenant qu’il le pouvait, il laissait couler librement. Maintenant qu’il en avait presque fini, devenu trop faible pour aider à la besogne, il avait tout loisir de contempler le temps défiler. S’il avait été plus en forme physiquement, je n’aurais eu aucune difficultés à l’imaginer à la place d’Hoel sur son muret, le regard perdu dans les reflets des eaux troubles autour de lui. Cette sensibilité retrouvée rapprochait le vieil homme de l’enfant que j’étais plus peut être que mes parents : à ces derniers, jamais je n’aurais osé raconter mes tribulations car je ne savais que trop quel jugement m’aurait alors été réservé. A mon grand père, en revanche je décrivis tout ce que j’avais vu, j’allais même jusqu’à timidement formuler mes conclusions. Je craignais qu’il se vexa estimant que je me jouais de lui, pire, je craignais qu’il me prit pour un fou. Aussi, je guettais sur ce visage impénétrable, l’expression d’un doute, d’un signe d’incrédulité, de colère, de moquerie. Il ne parut pas un instant surpris. Une fois que j’eus finis, il se contenta à l’inverse d’un sourire simple, d’un sourire qui ressemblait d’ailleurs à celui que j’avais prêté à Hoel plus tôt dans la journée, et comme pour ce dernier je ne savais trop comment le comprendre. Légèrement moqueur de prime d’abord, rapidement je décidais d’y voir plutôt un témoignage de notre complicité encore renforcée. Croyait-il en ce que je disais, prenait-il l’affaire comme un jeu entre nous ou alors avait-il décidé de m’encourager dans mes rêveries? Pendant un long moment, je dû me contenter de ce sourire comme unique réponse. C’était un sourire profondément bienveillant, cela au moins était certain. Enfin, il se décida à communiquer autrement que non verbalement. Il confirma mes théories, et il le fit sans emphase superfétatoire, sans envolée lyrique, mais sur le ton banal avec lequel on papote du quotidien. Il y avait de toute évidence des déplacements important chez les korrigans de la vallée. Mais, en ce cas, cela voudrait dire qu’il y en a toujours eu à habiter près de chez nous ? Il y a toujours eu à habiter près de chez nous, en effet. Mais si tel est le cas pourquoi n’en n’ai-je jamais croisé avant aujourd’hui? Ils se trouvent que ces petites choses aspirent à la discrétion, et ils ont pour cela un talent tout particulier, si bien qu’on ne peut les trouver à moins d’expressément les chercher. Soit, j’accepte l’idée, mais comment se fait-il alors, grand père, que jusqu’à aujourd’hui il me soit rester invisible alors qu’en une seule journée, par deux fois je me suis trouvé à croisé leur route? Oh, tu me l’a pourtant toi même dis, les événements de la nuit passée, ce barrage, tous ces phénomènes n’ont pas été pour eux sans conséquences. Mais il serait faux de donner trop d’importance à quelques gouttes de pluie et à du vieux ciment, erroné d’y voir là le nœuds de leurs soucis. Mon cher enfant, tout au plus est-ce là un symptôme portant en lumière de plus lourds problèmes, et dans notre terre changeante, si un arbre est emportée par grande marée, ce n’est pas l’eau qu’il faut blâmer, c’est juste là le signe que ses racines ne sont plus assez profondes. Et au climat du monde, je me dis, mon enfant, que c’est un bien triste temps pour être korrigan. J’étais subjugué par l’aisance avec laquelle on me révélait l’existence de ce petit univers vivant superposé au nôtre. Il y avait de la magie en ce monde, et non pas dans de lointaines contrées ou à des époques reculée mais entre les arbres derrière le chemin qui mènent à l’école, dans les talus des champs que j’allais bientôt aider à labourer. Car les folklores bretons ne consistaient pas comme les récits nordiques en légendes épiques de valeureux héros affrontant de terribles dragons : toutes les peuplades fantastiques qui les composaient n’étaient jamais guidées par un roi glorieux, il n’y avait pas de champion trahis par les dieux. Aucun des sujets n’étaient même nommé, tous étaient des anonymes. Si bien que ces histoires ne consistaient pas dans le parcours héroïque ou tragique d’un individu. Non, Le charme qu’ils distillaient provenait de la proximité avec laquelle il rendait ce monde parallèle au nôtre : tangible. Car je ne parvenais pas à trouver le sommeil, tard cette nuit là, je décidais de pousser la lourde porte en chêne de mon lit-clos et de me porter jusqu’à la fenêtre la plus proche. C’était une nuit comme les autres, pas une nuit de pleine lune, pas une nuit de grosse tempête, juste une banale obscurité, et cependant, la fenêtre une fois ouverte pour sentir l’air frais contre mon visage, je crus entendre mêlées au bruit du vent, les mélodies de chants comme venus du lointain.

Je tenais à ouvrir cette longue étude ethnographique par cette histoire venue de mon enfance. De bien des manières, cette rencontre décida pour moi du sens que prendrait ma vie, voyez y la genèse de cet ouvrage. j’ai jusqu’à présent été évasif sur la nature même des korrigans, c’est que je me suis efforcé de vous les faire percevoir aussi indistinctement qu’ils l’étaient pour moi à cet âge là. Je vous décrirai cependant beaucoup plus longuement dans les chapitres à venir mes théories quant à leur mode de vie avéré,leur organisation sociale, leur structures familiale et politique. Nous nous attarderons sur des sujets aussi variés que leur spiritualité, que leur croyances, que leur histoire, jusqu’au fonctionnement entre leur différentes ethnies d’une proto-économie. Je me dois cependant de confesser que malgré tous mes efforts, mes théories sont le résultat d’observations et déductions faites au travers du prisme de ma propre langue, la leur m’étant toujours impénétrable. Et peut-on se montrer définitif en quoi que ce soit concernant une population étrangère sans être en intimité avec leur dialecte? Malheureusement, mis à part quelques bases de leur grammaires et expressions récurrentes que j’ai parvenu ponctuellement à isoler, là demeure le plus grand mystère, mon plus grand échec, et privé de ce pont vers eux, je dois me résoudre à vous dire : tout n’est que supposition.

Dans les jours qui suivirent, le tempo de mon quotidien finit pour épouser celui de l’école, une pulsation régulière et rassurante qui avait calmé les rêveries korriganes des jours passées. Les routines qui s’était imposées sur mes réflexions, sur mes heures de sommeil et sur les sujets de mes discussions avaient toutes travaillées de concert à saper la vision des royaumes fantastiques que le rythme chaotique de mes vacances d’été avait contribué à faire émerger. Les images qui maintenaient mon esprit alerte quelques temps auparavant me faisait maintenant penser à un songe éveillé, à ce que l’on décrit aujourd’hui comme des souvenirs auto-suggérés. Finalement, je consentis à la routine de les oublier. Et alors que je m’étais disposé à l’oubli, ce fut le hasard qui plaça sur mon chemin un dernier avertissement. Ce message je le reçu durant la soirée orageuse que j’évoquais en débutant ce récit, et il est maintenant temps pour moi de conclure cette déjà bien trop longue préface en vous narrant l’apparition dont je fus témoin cette nuit décisive.

C’était quelques jours après le début de l’inondation, la décrue étaient lente. J’avais quitté l’école bien plus tard que d’ordinaire et l’itinéraire champêtre était changé alors en une chose bien plus inquiétante. L’obscurité n’en était qu’un aspect : Les dernières belles journées d’été avait été étouffées brutalement par un air froid venu de l’est, et pour en sonner le glas, dès le début de cette soirée là, l’on pouvait entendre au loin le tonnerre rouler. Quelques jours avaient suffit à faire tourner la saison : les arbres s’étaient déplumés : à la vue de leur parures embrasées de début d’automne avait succédé celle de leur branches mise à nu, de leur squelette tordu. Les feuilles mortes en s’accumulant formaient maintenant dans les chemins, de sombres tapis humides et glissant. Le brouillard n’était plus fin et délicat comme le voile d’une mariée, suggérant les formes, les silhouettes, laissant à l’imagination le soin de compléter. Au contraire, il était maintenant lourd et humide, il ne glissait plus sur le corps mais collait comme du tissu mouillé. Ainsi, la saison avait tourné, à la magie mystérieuse du début septembre avait succédé l’humidité lugubre qui annonce le mois noir.

La pluie s’était mise à tomber. J’atteignais au deuxième tiers de ma traversée, un creux endormi entre deux collines lorsque les premiers éclairs commencèrent à lézarder le ciel. Le chemin en cet endroit était de la largeur d’une étroite charrette, bordé par deux hauts remparts rassurant : deux talus plus élevés que moi et qui obstruant complètement la vue sur ce qui pouvait exister derrière, m’empêchait ainsi d’y scruter les ténèbres pour y peindre les silhouettes spectrales de mes cauchemars, m’astreignant donc à regarder droit devant moi, droit devant moi et à presser le pas. Mais à mesure que je progressais le long de la ribine, le sol devint de plus en plus boueux, si bien que j’eus beau essayer de me poster de chacun des côtés des deux ornières, avancer devenait de plus en plus pénible. Quand le sentier devint franchement impraticable je me résolus à escalader le talus à ma gauche. C’était à dire : grimper un mur terreux et glissant car il pleuvait maintenant à grande eaux, avec pour seul lumière celle ponctuelle de l’orage à éclater tout près, attraper les pierres saillantes tout en évitant les ronces et poser avec précaution le sabot incommode sur la racine d’un châtaignier à avoir eu l’intelligence de pousser là. Heureusement que ce même châtaignier me proposa une de ces branches à attraper, sans quoi j’aurai basculé en arrière sur ma dernière enjambée. Mais parvenu au sommet, je me tenais maintenant au tronc de l’arbre, je ne pu que constater mon erreur : je ne pourrais longer ce talus de par son autre versant, plus marécageux encore que celui que je venais de quitter. Face à moi, un champs depuis longtemps laissé à l’abandon, et moins praticable encore que ma route. Un espace laissé en friche, mais dont les contours et certains de ses attributs passés subsistaient. Un espace étrange car plus qu’en transition entre deux états, il me donnait l’impression d’en être la superposition, deux époques d’une curieuse façon assemblées. La surface du sol était plane, elle n’avait pas encore été déformée par les plantes, par les racines, et la végétation à le recouvrir était moins haute que celle d’un sous bois et plus ordonnée, presque comme si le champ n’avait été que laissé en jachère pour un ou deux hivers. Mais en réalité, cela faisait bien plus longtemps qu’aucune charrue n’avait labouré cette terre, car partout de grands arbres y avait poussé. Les yeux tournés vers le sol, c’était une jeune friche qui attendait d’être labourée, mais le regard pointé vers le ciel, un sous bois depuis longtemps oublié, une transition invisible avec la forêt dense à vivre derrière. Un tel lieu abandonné par les paysans était du temps de mon enfance encore rare, c’était un précurseur des cultures abandonnées que l’on connaît aujourd’hui. Ce n’avait jamais dû être un bon terrain ceci dit, car il était parsemé ça et là de lourds blocs de roches inamovibles, et ce devait être pour cela que son propriétaire l’avait laissé oublié.

Alors que je m’apprêtais à me retourner pour des-escalader, le ciel s’illumina droit devant moi, et sa silhouette noire se découpant de l’arrière plan rendu un instant blanc, à quelques distance de moi, oui, je le vis distinctement, un korrigan! Il se tenait posté contre un petit chêne rabougris d’avoir poussé entre deux granits, au beau milieu du champs fantomatique. Je n’osais plus faire un geste, tétanisé, surexcité. J’attendais. C’est à la lumière d’un autre éclair que je pu de nouveau le voir, et je compris que lui aussi m’avait vu, ses petits yeux noirs étaient plongés dans les miens, lui tout aussi immobile que moi. Il était de prime abord ce que j’imaginais d’un korrigan : une petite forme enfantine aux jambes bouquetées, des oreilles en pointes, un visage aux reflets d’humanité. Je devinais que lui aussi m’étudiait. C’était un veilleur : il faisait le guet. La lumière s’évanouit et de nouveau je fis face aux ténèbres les plus perplexes. Aucun autre son ne me parvenait du champs si ce n’était celui de la pluie. Comptait-il me poursuivre? Appeler ses congénères et lancer contre moi la chasse? Je sentais qu’en ce moment, nous étions tous deux dans l’attente du prochain éclair pour mieux estimer les intentions du possible adversaire. De longues secondes s’écoulèrent où mes yeux éblouis par la la blancheur de l’orage ne percevaient que les silhouettes noires des arbres sur fond gris très sombre. Il était hors de question de bouger, au contraire : estimer la position de l’Autre pour mieux se décider. Finalement, les nuages s’embrasèrent plus vivement encore, et je pu constater plus nettement de quoi était fait ce korrigan, car il était toujours au même endroit, toujours à me fixer. La créature n’avait ni le sublime que l’on prêterait à une divinité sylvestre, ni le terrible d’un démon voleur d’enfant. Ses habits étaient en haillons, me faisaient l’effet d’une voile déchirée battant au vent et qui laisseraient entrevoir des côtes saillantes, un corps amaigri, un visage émacié. Ce n’était pas un diable, c’était un réfugié. Plusieurs éclairs s’abattirent de rang, maintenant un peu plus longtemps la Bretagne illuminée, prolongeant ainsi l’échange de nos regards, et ce paysage devenu lumineux comme en plein jour, je le pris pour l’illustration de ma pleine compréhension. Ce n’étais pas un unique village à avoir été déplacé, mais toute la population de la vallée à avoir été contrainte à l’exil par un aléas du climat combiné à la maçonnerie douteuse d’un barrage. Ils avaient été chassé de leur terre comme leur nom était chassé de notre langue parlée, si bien qu’on ne trouverait bientôt plus d’espace, dans tout les sens que peut prendre ce mot, pour eux où exister. Ce regard et cet attitude que j’avais pris pour une menace, en cet instant seulement je les voyais vraiment, c’était une peur panique qu’il fallait y lire. Ce petit corps appuyé sur son chêne était aussi figé et indécis que le miens, accroché à son châtaigner. Il attendit une illumination supplémentaire avant de se décider, et alors attrapa ce qui me sembla être un morceau de bois sculpté, mais portant à ses lèvres une des extrémités de la corne, l’instrument résonna dans les environs : le voilà qui donnait l’alerte. Un éclair découpa le ciel et alors que sa clarté s’évanouissait, j’aperçus le korrigan sauter en arrière vers les obscurités boisées. Sans trop savoir pourquoi, je sautais de mon talus dans sa direction. Mes sabots ne heurtèrent pas une surface stable, au contraire s’enfoncèrent lourdement dans une profonde flaque: ce n’était pas une friche qu’il me fallait traverser, ce n’était pas une forêt non plus, c’était un marécage. Et à la lumière d’un ultime éclair, je vis sa silhouette disparaître silencieusement entre deux fougères. Ce n’était déjà plus qu’une ombre que je poursuivais en m’enfonçant au travers des arbres. Et pressant le pas, un de mes sabots s’égara dans une flaque plus profonde que je ne l’avais imaginée. Je chutais en avant, dans l’eau terreuse et glacé, mais aussitôt je me relevais, décidé comme jamais je ne l’avais été. Je parvenais finalement, ruisselant de boue et tremblant de froid aux deux blocs contigus où trônait le petit chêne biscornu : le poste de garde, et puisqu’il était maintenant vide je continuais plus loin ma course effrénée, plus loin dans les bois.

J’avançais à l’aveugle entre les arbres pendant plusieurs minutes et dans la plus profonde obscurité car l’orage s’était calmé et ne m’offrait plus ses lumières. Je n’avais pas la moindre idée de la direction qu’avait pu prendre le korrigan dans sa fuite. Puisque j’avais quitté la friche et les sous bois, c’était dans une forêt ancienne que j’évoluais, la végétation au sol était telle qu’il serait plus dur pour lui de se cacher. Pourtant je ne voyais rien. Découragé, je compris un instant dans quelle situation j’étais, seul et grelottant dans le noir. Alors, l’orage se réveilla soudainement et poussa un terrible hurlement, et comme si c’était son écho, j’entendis tout près de moi le son aigu de la corne du petit veilleur. Dans quel but sonnait-il une deuxième fois? Je l’ignorais mais finalement peut importe, l’important étant que de nouveau j’avais une direction. Quelques pas à peine plus tard je découvrais une minuscule clairière, plutôt une trouée entre les arbres denses, et trônant en son centre, quelques menhirs rongés de mousse. Si j’avais pu voir ces mégalithes à la lumière rasante d’un soleil bas sur l’horizon, j’aurai vu qu’il était couvert de minuscules inscriptions soigneusement gravées dans la pierre. Mais à cette heure là, ce n’étaient que des rochers dressés comme tant d’autres. J’avais pourtant l’intuition que c’était ici. Ça ne pouvait être qu’ici, et je me décidais à inspecter les lieux. Rapidement je débusquai les restes de minuscules feux de camps, disons plutôt des feux de brindilles allumés contre les blocs penchés pour qu’ils soient à l’abri de la pluie, et que l’on avait étouffés consciencieusement, ils étaient encore un peu fumants. Contre le menhir le moins imposant, je trouvais soigneusement empilés, des petits stocks de glands, de champignons, et de carottes coupées en tout petits dés. Et entre les derniers coups de tonnerre maintenant lointain, me parvenait une foule de bruissements, de ceux que l’on ignore d’habitude. Des brindilles craquaient sous des petits sabots. Des mains glissaient contre l’écorce humides de troncs que l’on escaladait, et le bruit du vent dans les branches dissimulait les murmures de langues inconnues. Tout autour de moi, on s’organisait pour se cacher. Était-ce prémonitoire? Qu’ils disparaissent de ma vue discrètement et sereinement, ainsi qu’allait s’éteindre leur civilisation? Les seuls chocs que l’on entendait cette nuit là, étaient ceux d’un orage maintenant au loin. Et tout autour de moi, mille yeux invisibles m’observaient, depuis les cimes des arbres, depuis les trous dans les troncs, les terriers de lapins abandonnés. A cet exact instant, ils semblèrent si proche de moi, tous, que j’eus le sentiment de pouvoir tenir l’un d’entre eux debout sur la paume de ma main, le porter face à moi et, incliner doucement la tête pour lui présenter mes respects. Devais-je les appeler? Leur adresser un “Bonsoir”, un “Enchanté”? Je n’osais pas et mes lèvres restèrent closes, mais alors que je m’éfforcai d’essayer de parler, je réalisai que la forêt était maintenant devenue parfaitement silencieuse. Comment ne pas penser alors qu’ils étaient destinés à l’oubli? Ils étaient à présent si bien dissimulés, que le fond sonore, couvert par les fracas distants de la tempête à s’éloigner, le siècle nouveau à commencer, était indifférenciable de celui d’une banale forêt. Et le monde tout entier était à ce moment, comme s’ils n’avaient jamais existé.

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Romain Pellé
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