Randonnée

Mathilde Jean
Qui a un texte ?
Published in
5 min readJan 12, 2021

Sous les pins l’air brûlant sent le renfermé, si bien que l’on doit prendre de petites inspirations pour que cela soit supportable. Lui marche devant, conquérant, plusieurs litres d’eau sur le dos. Sans se retourner, jamais. Elle, ne porte rien. Seulement son portable, inutile car sans réseau téléphonique, un livre qu’elle a déjà lu et de la crème solaire qu’elle a honte de sortir. Elle ne suit pas le rythme et il est déjà loin, elle pourrait se retrouver seule sur ce chemin de randonnée. Sans eau. Elle a envie de crier qu’elle a soif pour qu’il s’arrête et qu’il lui tende la bouteille en plastique, qu’elle puisse s’assurer de son existence, en palper les parois incurvées et craquantes. A t-elle vraiment soif ? Elle ne sait pas, alors elle ne crie pas.

La nuque devant elle est luisante de sueur, de la même couleur que le chemin parsemé d’épines. Il s’arrête de temps en temps pour vérifier le chemin, parle tout seul en italien. Elle lui a suggéré de regarder google maps pour s’assurer de la route, mais il a ri, brisant le silence de la montagne. C’est son pays, son île. Google maps et puis quoi encore. A gauche, on plonge directement dans la mer. Au fond de l’eau, les roches et les algues font varier le bleu incandescent de l’eau. Des taches marine, des taches d’or. Le brin de romarin qu’elle arrache sur son passage sent le citron, elle l’effrite entre ses doigts. Tout est si sec. La pinède crépite de chaleur. A droite, c’est la désolation d’une garrigue sans vie, des plantes obstinées encastrées dans la roche et parfois un lézard qui tire la langue. Une étincelle, et le feu dévorerait tout, en une minute. La sève de pin s’enflammerait, explosive, et les buissons ardents dévaleraient la falaise, s’évaporeraient dans l’eau. Elle a un briquet dans sa poche.

Mais pourquoi pense t-elle à cela ? Elle n’a aucune envie de mettre le feu, et encore moins d’ajouter de la chaleur à cette fournaise. Mortifiée, elle secoue sa tête comme on bouge une jambe engourdie. Parfois elle pense à se genre de choses, à la mort. Au moment où tout peut basculer, mais où rien ne bascule jamais. Elle se demande si c’est normal, et si lui devant y pense aussi. Tout à l’heure, en passant sur une crête escarpée elle a risqué un regard vers le vide, ce vide de mer tacheté d’ombres et de soleil. C’était vraiment très haut. Cela lui a fait penser à cette femme qui est morte en randonnée il y a plusieurs années, tombée au fond d’un ravin devant sa famille. Bêtement. Elle y pense souvent en marchant, surtout depuis qu’elle est avec lui. Il aime randonner, être au grand air. Alors elle suit, et elle pense à la mort, à la vie qui bascule. Ca lui brouille le paysage parfois. Tout à l’heure d’ailleurs, elle a trébuché et est tombée par terre. Bêtement. Il s’est arrêté cette fois-ci, elle était plutôt contente. Elle avait espéré qu’il s’inquiète, après tout ça pouvait être grave, elle aurait pu se casser le bassin par exemple. Ca aurait été embêtant, sans réseau ni rien. Il avait eu l’air raisonnablement inquiet mais l’avait tout de suite relevée. Allez, andiamo. Elle avait hésité à en rajouter un peu, mais après un rapide examen elle n’aurait qu’un gros bleu sur la fesse.

Pendant le reste de la randonnée il avait été très gentil avec elle, si bien qu’elle avait presque regretté d’avoir pensé à le pousser d’une falaise un peu plus tôt. Pour prendre une photo il s’était avancé si près du bord qu’il n’aurait suffit que d’un geste, tout doux, pour le pousser dans le vide. Personne n’aurait su, personne à des kilomètres. C’était parfait. Elle n’avait pas vraiment envie de le pousser bien sûr, mais elle y avait pensé. Avec la chaleur, le peu de mots dans leurs bouches asséchées, les pensées étaient comme de minuscules insectes qui s’introduisaient dans ses oreilles et lui chuchotaient des idées morbides. Elle ne sait pas pourquoi, cela ne lui fait pas trop peur, elle y est habituée. Et la chaleur fait faire des folies aux hommes, c’est bien connu. Meursault, etc. Pourquoi pas à elle ? Oui, c’est bizarre mais qui ne l’est pas ? Sans doute lui, parfait dans son équipement de randonnée flambant neuf, la nuque si brune et si brillante. Tout chez lui respire le sain. Chaque matin, il lui presse une orange avant de partir travailler, sans qu’elle ne le lui demande, et leur appartement est toujours bien rangé. Parfois elle ne le remercie pas, juste pour voir s’il va arrêter de le faire. Mais tous les matins, elle entend le bruit du pressoir électrique. Non, il ne pense surement jamais à la pousser d’une falaise. Peut être seulement quand il s’agace car elle marche trop lentement, comme maintenant ?

Il a toujours la bouteille en plastique avec lui. Il est près de midi, et sous le soleil au zénith elle a de plus en plus conscience de son corps composé d’eau, de sueur. Parfois elle se dit que si elle se coupait, ce serait de l’eau qui suinterait de la plaie. Comme une source entre deux roches. De timides brises apportent l’odeur des algues jusqu’au sentier. Le dos, devant elle, ne cesse de s’éloigner.

Que sait on vraiment de l’autre ? Elle sait qu’il ne pense pas à lui tendre de l’eau s’il n’a pas soif en premier. Mais est-ce bien grave ? Il porte tout sur son dos après tout. Elle sait bien qu’il ne met jamais de crème solaire, et qu’il ne lui en mettra pas dans le dos comme les autres couples font souvent à la plage. Sauf si elle le lui demande, suppliante, comme devant un dieu méditerranéen. Elle sait qu’il la remet toujours debout, même lorsqu’elle a envie de se laisser aller à une paresse mortifère. Elle sait qu’il lui parle sans cesse de beauté, que c’est beau, que c’est beau, et que cela l’ancre dans le réel. Elle ne sait pas s’il a parfois envie de la pousser d’une falaise. Elle sait qu’elle, ne le fera pas.

A travers les pins, on distingue enfin la crique. Que c’est beau ! N’est-ce pas que c’est beau ? Il n’y a personne, les galets noirs luisent au soleil, le bleu de l’eau déborde dans tous les sens et mousse entre les rochers. Leurs pas s’accélèrent et quelques cailloux roulent dans de discrets nuages de poussière. Très beau. Le plus beau ! Leurs mains se frôlent, bientôt ils plongeront dans la mer. Elle peut déjà goûter le sel sur ses lèvres et elle sent son vague à l’âme s’évaporer à mesure qu’ils s’approchent de la plage. C’est une belle randonnée n’est-ce pas ? Tu veux de l’eau ? Oui, elle prendra un peu d’eau, merci. C’est une très belle randonnée.

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