Stubed

Renée Zachariou
Qui a un texte ?
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5 min readFeb 18, 2021

« Stubeude, stubeude » crachotait la grenouille en peluche. Elle faisait le double de la taille d’une grenouille normale, et elle avait des cils roses collés au bord de la paupière. Anna était à peu près sûre que les grenouilles n’ont pas de cils. Ni de fourrure bleu électrique.

« C’est toi qui l’a faite ? » demanda-t-elle à Jacky.

Le petit garçon rayonna, comme seuls les enfants savent le faire. Anna n’aurait pas été étonnée de voir ses joues s’enflammer. Il venait de lui présenter l’objet, les bras tendus. S’il n’avait pas prononcé le mot « grenouille », Anna l’aurait identifié comme un drôle de monstre, un cauchemar sur roues.

« Oui. Regarde, elle roule aussi », dit-il en appuyant sur le dos de la grenouille. Elle se fracassa contre le mur.

« Oups. Je l’ai faite avec ma voiture et aussi avec la poupée d’Hélène. J’ai collé, tu vois ?

- C’est pour ça qu’elle a des cils ? Les grenouilles n’ont pas de cils, tu sais.

- Si, elles en ont. »

Anna était fatiguée. On était vendredi soir, et elle ne savait pas faire la conversation avec les enfants. Sa sœur l’avait appelée en panique cet après-midi parce que la baby-sitter était malade. Il restait une heure avant le moment du coucher.

« D’accord. Et pourquoi elle dit « Stubeude ? »

- Parce que c’est la grenouille de la création. »

Il ramassa la peluche et caressa sa fourrure râpée. L’armature en fer de la voiture avait été bourrée de coton pour donner une forme arrondie, mais les fils de fer avaient percé le tissu. Des yeux de poupée étaient collés des deux côtés. On avait l’impression qu’ils vous suivaient.

« La grenouille de la création ? »

Au moins cela faisait un sujet de conversation.

« Oui. C’est elle qui a créé le monde, tu savais pas ?

- Non, ça ne me dit rien. Tu veux me raconter l’histoire ?

- D’accord. Assieds toi et ferme les yeux.

- Pas de bêtises, hein ?

- Ferme les yeux ! »

Anna s’allongea sur la moquette et fit comme demandé. Elle sentait la poussière confortable de la chambre d’enfant. Elle était étendue sur son lit, les yeux fermés, quand Juliette lui avait dit : « Je pense qu’on ferait mieux d’arrêter ». Elle sentit sa mâchoire se serrer.

« Avant, il n’existait rien. Ni la mer, ni le ciel, ni la terre. Tout était noir. Mais on ne peut pas dire que c’était vraiment noir, parce que le noir n’existait pas non plus. Il n’y avait pas de temps. Donc on ne sait pas combien de temps c’était. Puis la grenouille est apparue. Elle flottait dans l’espace. Elle a créé l’eau pour nager, la terre pour marcher, et l’air pour sauter. »

Anna n’avait jamais remarqué que Jacky avait une voix si grave. Juliette aussi avait la voix grave. Elle faisait une thèse en anthropologie comparée, et elles vivaient ensemble depuis six mois.

« Alors la grenouille a vu son reflet dans l’eau, son poids sur la terre et son souffle dans l’air. Mais les vagues ne lui répondaient pas quand elle leur demandait si elles allaient quelque part à force de revenir sans cesse. Les cailloux ne lui disaient rien quand elle les faisait rouler sous ses pieds. Et elle ne comprenait pas ce que disait la pluie en tombant. »

Le corps d’Anna était lourd sur la moquette. La voix lui parvenait de plus en plus loin. L’université de Juliette était au Brésil, et elle passait souvent des coups de fil tard dans la nuit. Anna s’endormait en l’entendant parler au téléphone. Elle avait regretté d’habiter un si petit appartement.

« La grenouille de la création s’ennuyait. L’alternance du jour et de la nuit, de la pluie et du soleil, ne lui suffisait plus. Elle avait tout inventé, et elle découvrait la solitude. Seule le matin, seule le soir. »

Les larmes coulaient des yeux d’Anna comme la pluie du premier ciel. Les gouttes tissaient un marais salé sur ses pommettes et la grenouille sautait de ruisseau en ruisseau, sur ses grosses roues crantées. Délicatement propulsée par Jacky, qui continuait son histoire.

« La pluie tombait toujours sur la grenouille. Et une goutte lui entra dans l’œil. C’était l’eau de la connaissance. La grenouille y vit tout ce qu’elle allait créer. Les poissons, les fleurs, les pinces à linge, les avions de ligne, les coquillages, la bombe atomiques, les milliards de mots de toutes les langues, un chat blanc aux yeux violets. Tout arriva en même temps.»

Elles s’étaient rencontrées à une soirée, et tout était allé très vite. Trop vite. Les baisers avaient laissé place aux disputes, sans qu’Anna saisisse le moment de bascule. Tout était arrivé en même temps.

« Et le tout premier mot qu’elle dit. Qui résonna au plus haut des montagnes et au plus profond des océans. « Stubèd ». Elle disait « Stubèd » et les dinosaures marchaient entre les gratte-ciels. Elle disait « Stubèd » et les palmiers prenaient feu sous le ciel rose. Elle disait « Stubèd et des enfants humains mangeaient des bébés tortues. Elle disait « Stubèd » et elle mettait le temps dans une goutte d’eau. »

Il n’y avait plus de limites entre son corps et les poils de la moquette, entre son cerveau et le ciel.

«La grenouille disait « Stubèd » et c’est l’inverse de « début ». C’est vrai, mais c’est faux, comme toute chose créée par la grenouille est vraie et fausse, fausse et vraie. On ne peut lire que dans deux sens. L’avant et l’envers. C’est pareil pour le temps. On pense qu’il va seulement du passé vers le futur. Parfois on voudrait qu’il aille dans l’autre sens. »

Anna sentit le corps de Juliette se glisser à côté d’elle, essayant de ne pas la réveiller. Elle ne savait plus qui lui parlait.

« C’est vrai pour nous mais c’est faux pour le monde. Le temps n’a pas de direction. Il est dans la goutte. La goutte est toujours ronde. Comme le temps. Tout se touche en permanence. Les dinosaures marchent encore entre les gratte-ciels. Il n’y a ni début, ni fin. Ni fin, ni début.»

Anna ne savait pas combien de temps avait passé. Elle devinait le plafonnier derrière ses paupières translucides. Un œil au plafond qui la regardait toute entière, étendue sur la moquette. Pleurant un vendredi soir. Parce qu’un petit garçon lui racontait une histoire sur sa grenouille en peluche. Parce qu’une grenouille en peluche lui racontait l’histoire du monde. Des débuts qui étaient des fins. Des fins qui étaient des débuts.

Son téléphone vibra. C’était un SMS de Juliette qui lui demandait quand elle pourrait passer chercher ses affaires. Anna se leva sur les coudes. Sans lui laisser le temps de réfléchir, ses pouces pianotèrent sur le petit écran. « Laisse moi recommencer». Essuyant ses joues encore humides, elle se tourna vers Jacky. Il avait laissé la grenouille à côté d’elle et jouait avec ses briques de construction.

« L’histoire est finie ?

- Oui, l’histoire est finie. »

Il ne la regardait pas. Sérieux comme les enfants qui jouent.

« Tu m’en racontes une autre ?

- Non, à ton tour. »

Le petit garçon laissa ses briques et lui tendit la tortue, comme on passe un micro. Ou un objet magique. Elle la prit et la caressa, imitant les gestes de Jacky. Solennelle. Elle entendit sa voix, plus grave que d’habitude.

« C’est le début d’une histoire d’amour… »

Il lui sembla que la grenouille avait cligné des yeux.

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