Tout est parti d’un rêve

Maxime Lebufnoir
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11 min readMar 15, 2020

11 octobre 2038, Paris, France

Tout est parti d’un rêve.

F. se tenait face à moi, dans le jardin de mon enfance. Il portait une casquette à l’envers trouée sur le côté. Son corps semblait fatigué par la vie. D’une voix à peine audible, F. m’annonça qu’il s’apprêtait à quitter Paris. “Je veux recréer une vie sous une autre identité”. À plusieurs reprises, je lui ai demandé pour quelles raisons. Il resta figé, silencieux. Derrière lui, mon fils jouait avec une balle en mousse dans une jolie marinière. En allant le retrouver, mon épaule a heurté le corps de F.. Il se mit soudainement à trembler, pris de convulsions. Puis, au bout de quelques secondes, son corps finit par s’éclater par terre. Je me suis penché pour lui demander si ça allait. Son regard me glaça. Ses yeux ne disaient plus rien. Comme si un feu, ailleurs, s’était éteint.

Tout est parti de ce rêve.

*

Depuis cette nuit, je me demande dans quel monde F. se trouve aujourd’hui. Dans la rue, il m’arrive de repenser à ces images. Ce jardin, cette casquette, cette volonté de disparaitre. Et surtout, je repensais à F., que je n’avais pas revu depuis une vingtaine d’années. F. appartenait à cette catégorie de personnes qu’on rencontre à l’université et avec qui on lie une amitié de passage. En cours, il nous arrivait de nous assoir à côté, histoire de passer le temps. En dehors, on se voyait rarement. Puis, la vie était passée par là et avait séparé nos destins. Je suis parti suivre ma femme à Milan pour fonder une famille. Lui, est resté à Paris. C’est comme ça que nous nous sommes perdus de vue.

Une question demeurait. Pourquoi vingt ans plus tard, mes rêves avaient-ils décidé de ré-afficher son visage dans mon présent ? Pourquoi ce retour en arrière, subitement ? En vérité, j’ai une intuition. Je crois que la mémoire est une joueuse qui, la nuit, s’amuse avec nous. Une fois que nos esprits se reposent, elle vient jeter au hasard et sans raison des fragments de nos souvenirs. Son jeu dure une, deux secondes ; juste le temps de brouiller les pistes. Et, le lendemain au petit matin, c’est un effondrement. Ces secondes sont devenues des mondes à parts entières. D’immenses géographies oubliées dans lesquelles nous devons naviguer afin d’en inventer le langage.

*

Sur l’écran, on ne voyait que ça : son large sourire. Derrière lui, le ciel noir de la nuit et des silhouettes de dos un peu floues. Seuls quelques lampadaires illuminaient son visage, un peu creusé. Ses cheveux ébouriffés, ses sourcils garnis. C’était la seule photo disponible de lui en ligne. Sa page Facebook était restée silencieuse toutes ces années. Ses dernières connexions remontaient à plus de dix ans. Tout laissait penser qu’il s’était évaporé. En observant le détail de cette photo, un indice me revint soudainement en tête. Lors d’une discussion survenue sur le parvis de la Sorbonne, F. avait prononcé une phrase qui m’avait marqué : “J’ai toujours habité rue Duphot”.

C’était un de ces après-midi d’hiver. Un de ceux qui impose sa loi et contraint les gens à se couvrir chaudement. Je me dirigeais en direction de cette fameuse rue Duphot. Des hommes en costume et au pas pressé slalomaient pour me contourner. Notre rapport au temps n’était plus le même. Des réunions allaient avoir lieu dans une heure ou deux. Elles évoqueront des plans stratégiques à mettre en place dans les mois à venir. Des produits financiers à vendre à une culture lointaine, des cours du pétrole à surveiller sur des marchés situés à quelques océans d’ici. Mon objectif à moi, c’était d’atterrir dans la vie de F. pour reconstituer un passé qui ne m’appartenait pas.

Devant l’immeuble haussmannien, l’interphone affichait une liste de noms. Delannoy. Grippon. Laurent. Larit. Cuveau. Morlot. Tout ça ne me disait rien. J’ai finalement sonné à la loge dans l’espoir de récolter des informations auprès de la concierge. En attendant une réponse, j’ai observé les moulures du plafond qui formaient des cercles concentriques. Au bout de quelques secondes, j’ai compris que personne ne répondrait et me suis dit que je reviendrai un autre jour.

En faisant demi-tour dans le hall, j’ai croisé un homme. Ou plutôt, un regard. L’homme portait un long manteau, une écharpe remontée jusqu’au nez et un chapeau qui ne laissaient entrevoir qu’une infime partie de sa peau. “Cherchez pas, il n’y a plus de gardienne depuis quinze ans”. Il s’approcha de moi. “Vous cherchez quelqu’un en particulier ?”. Sa grande taille m’obligeait à lever la tête pour le regarder. “Je suis à la recherche d’un certain F.. Il a habité cet immeuble je crois, il y a une vingtaine d’années.”. Ses yeux ont regardé vers la gauche, puis vers le ciel comme s’il sondait sa mémoire. Il finit par faire un signe d’étonnement. “Non, je ne vois pas, désolé. Bonne journée”. Il ouvrit la porte et se fit aspirer par un petit ascenseur d’où il disparut.

*

Le lendemain, j’ai exploré à nouveau le compte Facebook de F. Cette fois-ci, je me suis mis à la recherche des membres de sa famille. J’ai rédigé une liste sur laquelle j’ai inscrit chaque nom. Père, mère, frères, cousins. Sur une feuille de papier j’ai dessiné l’ébauche d’un arbre généalogique. Rien ne me permettait d’avoir la moindre certitude. Pourtant, en faisant ça, j’avais le sentiment de me rapprocher de lui.

*

Les jours suivants, son souvenir se mit à m’obséder. Et lorsqu’on a un visage en tête, on le rencontre à chaque coin de rue. Les passants lui ressemblaient ; ils affichaient cette même corpulence menue, ce brun noirci des cheveux et ce sourire… ineffaçable.

Partout, je croisais son parfum. F. avait l’odeur des familles aisées de la rive gauche. Celle au linge parfaitement entretenu, toujours bien repassé. Celui dont on devine une mère attentionnée ranger chaque pièce dans une buanderie de lavande. Sa mère, je me souviens, dirigeait une boutique d’art contemporain dans le 8e arrondissement. L’image que je me faisais d’elle est restée intacte. Dans mon imagination, elle marchait dans les rues le regard haut, avec la grâce et l’élégance des femmes parisiennes d’une cinquantaine d’années. C’était une femme que j’avais désirée comme mère et comme amante. D’ailleurs F. m’en parlait toujours comme d’une amoureuse interdite.

Un soir, j’avais voulu retrouver un vieil ami de l’université qui avait bien connu F.. Nous avions rendez-vous au café de la Paix. Une fois les formules de politesses effectuées, j’en suis rapidement venu aux raisons qui m’avaient poussé à le contacter. “Je suis à la recherche de F.. Tu ne saurais pas ce qu’il est devenu par hasard ?”. Il semblait décontenancé par ma question, comme si je mettais en doute la précision de sa mémoire. “Je me souviens très bien de F., mais je ne l’ai pas revu depuis une éternité.”. Il avala une gorgée de son café et reprit. “Je crois qu’il est parti étudié à Berkeley après l’université, mais je suis pas sûr à 100%.”. Lorsqu’il prononça ces mots, un souvenir refit surface. Les États-Unis fascinait F.. Il aurait tout fait pour y vivre un jour. Je lui ai demandé s’il connaissait une personne susceptible d’avoir gardé contact avec lui. “Franchement, je n’en ai aucune idée. Tu te souviens, c’était quelqu’un d’assez solitaire.”. Il marqua une pause. Peut-être, M. ?”. C’était une bonne idée. M. et F. avaient une relation pendant deux ou trois ans. À la fin de notre rendez-vous, je l’ai remercié à plusieurs reprises, puis je me suis engouffré dans le froid. Sur le boulevard Sebastopol, des points de lumières artificielles éclairaient le grand axe comme pour indiquer un chemin à suivre, une voie à prendre. Les voitures ne roulaient plus, la ville était immobile. Une fois chez moi, j’ai envoyé un message à M..

Ce soir-là, avant de m’endormir, j’ai fermé les yeux pendant une dizaine de minutes en pensant à F. de toutes mes forces. J’espérais faire réapparaître des morceaux de lui dans la nuit. Ceux restés coincés derrière les portes de ma mémoire depuis l’éternité.

*

Le lendemain, je me suis remis à mon arbre généalogique. En tapant son nom de famille sur Google, j’ai retrouvé la trace de son père dans une coupure d’article d’un magazine en ligne spécialisé. La date indiquait 14 septembre 2032. “R. est nommé directeur général de la banque B. après le licenciement de l’ancien directeur poursuivi pour conflits d’intérêts. Six ans s’étaient écoulés entre aujourd’hui et cette publication. Au niveau de l’en-tête, une photo de lui illustrait sa prise de fonction. On le voyait sourire en serrant des mains. La ressemblance était frappante : son père avait cette même joie de vivre, cette sérénité dans les yeux. Pourtant, j’avais le sentiment que ce sourire pouvait se fissurer. En grattant, il révélerait d’autres vérités. Je me suis dit qu’il fallait que je le retrouve.

La semaine d’après, 34 boulevard des Italiens, vers 19 heures. Je me suis posté au Gramont, le café qui se trouvait juste en face de la banque. Je scrutais avec attention chaque employé s’enfuyant du bâtiment. Je n’avais aucune garantie de croiser le père de F. ici. J’y suis bien resté une heure et demi et, par chance, peu avant 20 heures, je reconnus un visage fidèle à la photo. C’était un grand type d’une soixantaine d’années, très propre sur lui et au physique réconfortant. Aussitôt, je me suis précipité à sa rencontre. “Monsieur, je suis désolé de vous déranger mais j’aimerais m’entretenir avec vous un court instant sur un sujet important”. Au moment où il a entendu ma voix, il se retourna. J’ai remarqué sur sa joue gauche une immense cicatrice. D’un signe de main calme, il me répondit. “Je ne parle pas aux journalistes, je suis navré”. Puis, il se réfugia dans son taxi. Cette phrase était sortie de sa bouche avec un mépris qui n’allait pas avec son personnage. La portière claqua et la voiture s’est engagée sur le boulevard en se mélangeant à toutes les autres.

*

Deux semaines passèrent sans que je ne retrouve la moindre trace de F.. Cette quête m’apparut largement plus complexe que prévu. Mes recherches avaient toutes abouti au même résultat : le vide, l’absence. Initialement, je croyais être à la recherche de F., mais plus les jours passaient, plus j’avais le sentiment que c’était lui qui me poursuivait. Sa présence envahissait chaque pensée, chaque espace. Dans la rue, il m’arrivait de me retourner brusquement, l’imaginant débouler d’un magasin ou d’un restaurant. Un matin, sur l’avenue de l’Opéra, j’avais cru voir sa silhouette sur le trottoir d’en face. J’avais pris l’individu en filature mais avais perdu sa trace au bout d’une cinquantaine de mètres lorsqu’il s’engouffra dans un parking sous-terrain.

D’ordinaire, le quotidien a tendance à suivre une trajectoire rectiligne. Quelques secousses se ressentent ça et là, lors des grands événements qui viennent jalonner la vie : une naissance, un anniversaire, un décès. Le reste n’est qu’une lente dérivation vers une issue que l’on finit tous par accepter.

Depuis ce rêve, quelque chose s’était grippé. Tant que je ne mettrais pas la main sur F., un bruit étranger continuerait de résonner en moi.

*

10 novembre 2038, Paris

Rue Saint-Honoré. Vendredi. 11 heures. Ce matin, le quartier ne m’inspirait rien d’agréable. Les rues étroites et les sacs des touristes me faisaient danser sur le rebord des trottoirs. Je manquais de me faire renverser par des scooters lancés à toute vitesse. Dans de ce vacarme, l’Église Saint-Roch trônait là, triomphante sur la place. À ses pieds, ses marches commençaient à se faire dévorer par le lichen. En observant l’Église, j’imaginais des jeunes mariés en sortir, la foule rendant hommage à l’amour. Puis, j’ai également imaginé d’autres scénarios. J’ai pensé à toutes les mines abattues qui y entraient à reculons pour enterrer leurs morts.

Je me suis attablé au café du Navy situé juste en face. Les cloches sonnaient midi. M. devait arriver d’une minute à l’autre. Quelques silhouettes sortaient de l’Église. Des hommes et des femmes d’un certain âge sans doute venus se confesser. Une des silhouettes retint mon attention. Celle d’un homme plutôt grand dont la démarche rassurante me semblait familière. J’ai décidé de maintenir mon regard sur lui. Après avoir embrassé ses amis, il s’engagea dans la rue du café où je me trouvais. La distance qui nous séparait se réduisait. Bientôt, il atteindrait la baie vitrée. Au moment où son corps passa devant moi, ce fut comme une stupéfaction. La cicatrice sur la joue ! C’était lui, c’était sûr. Je me suis empressé de sortir du café. Je ne pouvais pas rater cette occasion. Dehors, la rue était bondée. J’ai bousculé les passants, percuté l’épaule d’un type à vélo, fait tomber une pauvre dame. Après une longue minute de recherches, j’ai perdu sa trace. Comment avait-il pu s’évaporer ? J’ai alors décidé d’abandonner. En revenant au café, mon téléphone a vibré dans ma poche. C’était M.. “Je suis navrée, ma fille est malade. Je ne pourrai pas me rendre à notre rendez-vous. On se rappelle vite”.

*

Dans l’Église, les rayons du soleil transpercent les vitraux et viennent éclairer les bancs en bois. Un couple de touristes chinois s’émerveillent. Des vieilles dames aux robes à carreaux prient. Cette Église représentait mon dernier recours. Au loin, j’aperçois le prêtre et vais à sa rencontre. “Mon Père, bonjour. Je suis à la recherche d’un individu qui se trouvait ici il y a une dizaine de minutes”. Il me regarde par-dessus ses lunettes sans un geste, puis répond. “Beaucoup de gens se rendent en Église Saint-Roch. Je ne me souviens pas de tout le monde et encore moins de tous les noms.”. Je sors mon téléphone et lui montre la photo du père de F. “Regardez-le bien. Aujourd’hui, il a une large cicatrice au niveau de la joue. Vous devez forcément le reconnaître”. Le prêtre se désintéresse toujours à ce que je lui raconte. “Je suis à la recherche de son fils. Je ne l’ai pas revu depuis une vingtaine d’années et j’aimerais savoir ce qu’il est devenu.”. Sans expliquer pourquoi, le prêtre a daigné regarder la photo. “Faites-moi voir”. À l’instant où ses yeux se sont posés sur l’écran, son corps s’est figé. Dans son signe de tête, j’ai compris qu’il me demandait de le suivre.

Sa loge dégage une odeur forte qui envahit mon nez. Dans l’encensoir, il ne reste plus qu’une poussière de cendres fragiles de la messe précédente. En les regardant, je pense à tous ces corps réduits en un amas de molécules, prisonniers dans des cercueils fermés à double-tour. Ces existences oubliées qui gardent en elles tant souvenirs.

Le prêtre me tourne le dos. Il cherche un papier dans un classeur épais et mal rangé. Pendant cinq minutes, il ne prononça aucun mot. Une feuille jaunie par le temps s’échappe et finit sa course sur le sol.

Finalement, il se retourne vers moi et me tend un carton en papier. Une sorte de faire-part.

Dans son attitude, il avait la prestance froide des Dieux.

*

La famille R.,

Ses parents

Ses frères,

Ses grand-parents,

Ses oncles et tantes,

Et ses cousins,

ont l’immense douleur de vous faire part du décès de :

F.

décédé à Berkeley (Californie), le 10 novembre 2013 à l’âge de vingt et un ans.

La cérémonie religieuse sera célébrée le jeudi 21 novembre 2013 à 10h30 en l’Église Saint-Roch.

*

Derrière les fenêtres des immeubles se cachent d’autres mondes. Certains se croisent, d’autres s’éloignent. Rien n’est décidé d’avance, et à la fois tout est déjà écrit. J’ai repensé à tous ces chemins que je n’ai pas pris. À tous ces destins que j’ai évités. Tous ces futurs qui ont glissés sur moi sans jamais me percuter. La vie mène à des situations indéterminées.

Une à une, les années s’écoulent et restent silencieuses. Les cicatrices voient le jour, les rides se forment et les couleurs perdent de leur éclat.

Chaque jour, le temps s’enfuit, et chaque jour, je me dis qu’il a une raison.

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Maxime Lebufnoir
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I’m Max, based in Paris, France. I love writing, reading and drinking coffee. I’m working in the tech industry.