Une photo au Caire

Philippe Wen
Qui a un texte ?
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5 min readMar 28, 2020
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#Fiction#

La semaine dernière, ma voisine m’a demandé si j’avais de la famille en Égypte.

Je venais d’arriver au Caire pour y travailler pendant deux ans ; et avec un nom breton comme le mien, Kermadec, c’était bien la dernière question qu’on aurait pu me poser ici. Mais Nour insistait : « As-tu des oncles ou des cousins en Égypte ? »

Un instant j’ai cru à un quiproquo, au suivant à une plaisanterie. Mais à son visage sérieux, Nour me signifiait que sa question l’était tout autant.

Alors voilà l’invraisemblable : ma voisine Nour, une ingénieure polyglotte cairote, a une tante concierge dans un immeuble du Caire khédivial construit sous le règne du roi Fouad. Et aux dires de sa tante, une famille Kermadec y avait longtemps habité. Pourtant, mes parents, mes grands-parents, toute ma famille vient du Morbihan. En traversant la Méditerranée pour rejoindre le Moyen-Orient, il était absolument certain que j’étais le premier à m’éloigner autant et pour aussi longtemps de Lorient. Je me remémore l’extrait du livret de famille que j’avais dû scanner il y a peu : ma mère vient de Quiberon et mon père de Vannes ; leurs familles respectives aussi.

Ce matin, j’accompagne donc Nour qui m’a proposé de rendre visite à sa tante. Dans le taxi, Nour m’explique que sa tante continue de recevoir du courrier au nom de Kermadec et qu’elle ne jette rien. « On se demande parfois si, en prenant de l’âge, elle ne virerait pas au syndrome de Diogène », me souffle-t-elle.

Le taxi s’arrête. Nous payons et nous descendons. Aujourd’hui clairement décati, l’immeuble de quatre étages qui nous fait face aurait pu avoir sa place sur un front de mer de la Riviera. Devant une porte cochère, une vieille femme voûtée et vêtue de blanc nous attend. Elle salue Nour puis me dévisage : « Est-ce donc lui, ton nouveau voisin qui s’intéresse aux Français du dernier étage ? » demande-t-elle à Nour, en français, en plissant les yeux et en révélant un sourire édenté.

Nous suivons tante Asma jusqu’à son petit appartement de concierge du rez-de-chaussée, débordant de prospectus, de livres et d’objets en tous genres. Elle nous invite à nous asseoir, bien que tous les fauteuils du séjour soient occupés par des abats-jours ou des piles de journaux.

Autour d’un thé et de biscuits, la discussion mêle français et arabe égyptien. Interrogée par Nour à ce sujet, tante Asma s’écrie : « Les Kermadec ? Cette famille habitait au quatrième étage. Tous blonds, ça étonnait toujours des passants quand ils se promenaient. La mère travaillait comme traductrice mais quand le petit dernier est arrivé, elle est restée à la maison pour s’occuper car il boitait. »

Alors que je suivais la conversation d’une oreille inattentive jusqu’ici, je sens mon ouïe s’aiguiser. Mon père, Lucas, s’est toujours déplacé avec une canne en raison d’une fragilité congénitale à la hanche.

« Ce garçon qui boitait, demandé-je, comment s’appelait-il ?

— Je ne me rappelle plus, je me souviens juste qu’ils étaient petits et qu’ils faisaient beaucoup de bruit. Mais, vous, parlez-moi de vous, » répond-t-elle en plissant les yeux.

Avant que je ne puisse me présenter plus avant, Nour reprend la parole : « C’est Léo, tante Asma, mon nouveau voisin dont je t’ai parlé. Il est Français et son nom de famille est aussi Kermadec. Quelle coïncidence, n’est-ce pas ? »

Ni tante Asma ni moi ne répondons à sa question. Mes cheveux noirs contrecarrent le raisonnement que tente de construire Nour.

Tante Asma se redresse : « L’appartement des Kermadec est inoccupé depuis leur départ. J’ai la clé et j’y monte de temps en temps. Je laisse le courrier qu’ils continuent de recevoir. Ils sont partis d’un coup, en laissant toutes leurs affaires ; c’est à peine s’ils ont eu le temps de me prévenir. La mère m’avait dit qu’ils allaient revenir, mais qu’ils ne savaient pas quand. En attendant, je garde tout. On peut y monter si vous le voulez. »

Nous suivons tante Asma jusqu’au quatrième étage, devant une porte qu’elle ouvre avec une clé portant une pastille verte. Verte, tout comme les murs de tout l’appartement, où tout était encore sur place, des chaises en rotin jusqu’au petit tricycle d’enfant dans le salon.

Tante Asma s’approche d’un mur où sont accrochées plusieurs photos jaunies. Fronçant les sourcils, elle désigne du doigt une famille prenant la pose devant la porte Bal al-Futuh : « Regardez ! on voit ici le père, les deux grands garçons, et la mère qui tient le petit dernier. »

À mon tour je m’approche. Plus que le benjamin, je remarque la chevelure de la femme et le visage des deux aînés. Je me rappelle alors n’avoir jamais vu de photos d’enfance de mon père ou de mes oncles.

« Vous m’aviez parlé de courrier que vous mettiez de côté. Est-ce indiscret si j’y jette un œil ?

— Pas du tout. Tout est posé sur la table de la cuisine depuis 1978 ! »

Et elle me montre une grande boîte en fer blanc. « Je n’ai rien ouvert, mais vous pouvez ouvrir les plis : si les Kermadec reviennent, je leur expliquerai. »

J’ouvre la boîte. Les plis les plus anciens sont au fond. Pêle-mêle, j’aperçois des enveloppes portant le logo de la Société égyptienne d’électricité, d’autres l’en-tête du Consulat général de France au Caire. Une enveloppe plus petite, sans timbre mais avec un dessin carré, et à l’écriture enfantine retient mon attention :

À Lucas Kermadec

J’ouvre l’enveloppe et lis la lettre silencieusement :

Cher Lucas,

On ne te voit plus à l’école. La maîtresse a dit que tu es reparti en Bretagne mais elle n’a pas voulu nous dire pourquoi. La concierge de ton immeuble Asma n’a rien voulu me dire non plus. On n’a pas ton adresse en Bretagne, donc je vais donner la lettre à Asma. Envoie-nous des nouvelles !

Joseph

Cette écriture ronde et appliquée, bien qu’elle ait évolué à travers les années, je la retrouve sur plus d’une cinquantaine de courriers. Le dernier a été affranchi en 2017 à Beyrouth d’après son timbre.

Un autre courrier m’intéresse : j’y lis les noms de tous les membres de la famille : les parents, Léonard et Louise, les enfants, Ludovic, Laurent et Lucas. Je reconnais les prénoms de mes grands-parents, celui de mon oncle Laurent et celui mon père. Mais le nom de Ludovic m’est inconnu.

Revenant à la lettre d’enfant signée Joseph, je la photographie. En redescendant au rez-de-chaussée dans l’appartement encombré de tante Asma, j’envoie la photo par messagerie instantanée à mon père.

Quelques minutes plus tard, autour d’un deuxième thé, mon téléphone vibre. C’est mon père.

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