La toile “Le Triomphe du Peuple Conquérant” par Mikhaïl Khmelko, 1949.

Culte, mythe et État-providence en URSS après 1945.

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La Seconde Guerre mondiale, telle que nous la connaissons ici en Amérique du Nord, est un évènement majeur et relativement commémoré en substance, quoique distant géographiquement et historiquement. Cette perception n’est toutefois pas partagée par tous les États alliés ayant participé à ce conflit majeur et destructeur. Bien que la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis aient souffert de ce conflit tant au niveau matériel qu’humain, le cas de l’Union soviétique se retrouve à une tout autre échelle. Les pertes évoquent une destruction quasi apocalyptique d’un pays qui, en 1941, se relevait d’une révolution politique en 1917, et industrielle dans les années 1930, d’une guerre civile dans les années 1920, ainsi que d’une période de terreur sociale et politique vers la fin des années 1930. Dans la mesure où l’URSS a vaincu l’Allemagne à fort prix, la perception de ce conflit tant du haut que du bas fut loin d’être constante et linéaire entre 1945 et 1991. Comment se fait-il qu’à l’occasion du 9 mai, les Russes célèbrent toujours en 2021 le jour de la Victoire en grande pompe militaire sur la place Rouge ? Le présent article tente d’expliquer la manière dont les soviétiques ont fait sens de cet évènement sombre, mais formateur de leur histoire, et où l’ont-ils situé. Trois points distincts seront analysés, soit la dimension idéologique du conflit, la création du culte de la Grande Guerre patriotique, et la création d’un État-providence comme symbole de la victoire, en URSS après 1945. Nous tenterons de démontrer, par l’entremise de l’historiographie, l’existence d’un héritage bipolaire, soit un legs concret, puis un legs mythique.

Situer la Grande Guerre patriotique.

À partir du milieu des années 1990, des soviétologues appartenant au post-révisionnisme , dont la plupart avaient pour alma mater l’Université Columbia et l’Université Stanford[1] , introduisent l’idéologie de manière proéminente dans leurs approches. Ces historiens ont par ailleurs dénoncé le courant révisionniste des années 1960–1970 qui embrassait une histoire sociale du bas, en l’accusant d’avoir « désidéologisé » le fonctionnement du système soviétique, expliquant sa durabilité en fonction des intérêts des groupes de la société identifiés comme ses bénéficiaires[2].

Une des grandes problématiques entourant l’analyse de la guerre de 1941–1945 est de situer cet évènement dans le temps. Bien que répondre à cette question pourrait relever du travail d’une vie, cet article se veut vulgarisateur et pédagogique. L’eschatologie marxiste, présentée par l’historien Igal Halfin, se situe en filigrane du présent article. Halfin expose une chronologie de l’histoire, empruntée à la conception chrétienne de fin du monde, comme quoi le début du récit représente le paradis, et la fin, le communisme. Entre les deux périodes se situe le péché capitaliste. Le messie est quant à lui interprété par le mariage entre le prolétariat et l’intelligentsia. Il énonce la manière dont le millénarisme[3] vient soutenir la rédemption, et que cette dernière peut être par la suite précipitée par une intervention collective des hommes au cours de l’histoire[4]. Certes, Halfin inscrit son ouvrage autour de la révolution d’Octobre de 1917, si l’on observe l’objet qui se trouve devant nous, soit la guerre, cette intervention repose dans la mobilisation du peuple, puis dans la victoire soviétique. Les travaux d’Amir Weiner soutiennent que les chercheurs occidentaux ont longtemps donné à la guerre le statut de simple évènement s’inscrivant dans la longue durée. La révolution d’Octobre, telle qu’elle a été vécue par les contemporains, les membres de l’élite politique et les citoyens ordinaires, était une entreprise en progression continue, avec l’imposition d’une évolution linéaire vers le but ultime, le communisme. La route vers le communisme a été ponctuée par une série d’événements traumatisants qui ont à la fois façonné, et qui ont été eux-mêmes façonné par le projet révolutionnaire. Dans cette chaîne de cataclysmes, la guerre était universellement perçue comme l’Armageddon de la Révolution, le choc ultime redouté, mais attendu par la première génération à vivre dans une société socialiste[5].

Le culte de la Grande Guerre patriotique.

Après l’avènement au pouvoir de Krouchtchev en 1953, le régime prit part à une bouleversante réforme qui ne manqua pas d’écorcher les politiques de Staline[6]. La célébration publique de la guerre ne fut pas non plus épargnée par ces changements politiques. Cependant, la génération du successeur de Krouchtchev, Leonid Brejnev, était celle qui a en fait le plus profité des purges et de la Grande Terreur de 1937–1938. Ce sont eux-mêmes qui ont pris la place des purgés et dont les carrières ont profité des retombées de la Grande Guerre patriotique. En plus de la stagnation, et d’une course insoutenable à l’armement, le régime de Brejnev est aussi marqué par le culte de la Grande Guerre patriotique. L’historienne Nina Tumarkin avance que les autorités soviétiques étaient conscientes que la révolution de 1917 devenait un lointain souvenir dont la célébration du cinquantième anniversaire en 1967 n’était rien d’autre que le chant du cygne. Mais encore, le culte de Lénine n’était en fait qu’une coquille vide qui s’était visiblement effondrée après le centenaire jubilaire de sa naissance en 1970, ce qui poussa les autorités à se retourner sur la guerre[7]. Sous sa forme idéalisée, la guerre avait tout; de la violence, du drame, des martyres, du succès et un statut mondain à l’international[8]. L’historiographie nous présente une définition en quoi à partir de l’accession au pouvoir de Leonid Brejnev en tant que Secrétaire général du Parti en 1964 jusqu’à la fin des années 1980 avec l’effondrement dramatique du système qu’il avait hérité de Staline, le Parti communiste n’a créé rien de moins qu’un véritable culte de la Grande Guerre patriotique.

Pour la Britannique Christel Lane, outre ces rituels à orientation patriotique prédominante, il existe des rituels apparentés qui mettent davantage l’accent sur l’aspect militaire de cette tradition. Des efforts sont faits pour impliquer de larges sections de la population soviétique en quoi « l’armée et le peuple ne font qu’un »[9]. Tumarkin et Lane s’entendent sur le fait que le culte de la guerre n’était que l’accumulation d’une panoplie de saints, de reliques sacrées, et d’un métarécit dominant de la guerre. Le rapport entre l’individu et le régime est aussi à un tournant majeur au moment où Brejnev prend le pouvoir. Mark Edele souligne que les vétérans de l’Armée rouge participent à l’avènement d’un nouveau groupe social et d’une force politique dans la société soviétique. En dépit du fait que les promesses faites par le gouvernement sur les mesures de couverture sociales ne furent en aucun cas tenues dans les premières années d’après-guerre, les années Brejnev procurent aux vétérans un formidable bon en avant pour leurs conditions[10].

Dans son très pertinent ouvrage sur la culture stalinienne en URSS, The Soviet Novel, Katerina Clark souligne la dualité de la guerre en tant qu’événement culminant tirant d’une part sa signification de l’éthos soviétique[11], mais d’un autre côté marque un nouveau départ dans le déroulement du récit de la révolution d’Octobre. Réfléchissant à la canonisation de la guerre par les grands prêtres de la vie culturelle soviétique d’après-guerre, Clark a observé qu’ils ont élevé la guerre à ce qu’elle appelle un statut de deuxième révolution dans le registre des grands moments, c’est-à-dire une révolution qui a provoqué un changement qualitatif dans le niveau de vie de l’homme soviétique[12].

Timbre soviétique intitulé “Gloire aux héros tombés” commémorant le 20e anniversaire de la Victoire, 1965.

L’État providence, grand héritier de la Victoire ?

Cet énoncé nous amène à l’héritage de la Victoire de 1945, soit à l’implantation d’un réel État-providence en URSS. Depuis 1945, l’historiographie anglo-saxonne s’est penchée sur la symbolique réelle de la Grande Guerre patriotique. Bien que beaucoup d’articles et d’ouvrage se soient penchés sur les retombées idéologiques et pratiques du conflit, nous croyons que la réponse se trouve potentiellement au sein de l’État providence. Il faut toutefois mentionner que bien avant 1945, l’URSS s’était déjà mise en marche vers un système de filet social durant la révolution industrielle des années 1930. Ce système comprenait notamment les pensions de retraite, ainsi qu’un système d’assurance sociale touchant la vieillesse, la maladie et le chômage[13]. Stephen Kotkin, dans son impressionnant ouvrage sur l’histoire du développement de la ville de Magnitogorsk dans les années 1930, écrit que non seulement l’URSS de Staline pouvait affirmer de manière plausible qu’elle avait développé les programmes et les pratiques de l’État-providence dans une plus grande mesure que partout ailleurs auparavant, mais qu’elle pouvait le faire d’une façon qui contrastait avec la réaction fasciste, soit en embrassant pleinement l’ héritage européen des Lumières[14]. Pour Mark Edele qui, tel qu’évoqué plus haut, étudia la question des vétérans soviétiques, et également de la manière dont la victoire de 1945 s’est ancrée dans le système politique, la culture soviétique de la victoire s’est transformée à partir des années 1950 dans une culture de l’État providence[15]. L’un des programmes d’aide sociale les plus emblématiques de Khrouchtchev — la campagne de logements de masse — était une réponse directe aux destructions de la guerre, qui avaient entraîné la création de sans-abri à une échelle sans précédent[16].

Les khrouchtchevki, blocs appartements à la construction abordable, un héritage de la campagne de logement de masse de Krouchtchev. remontiruemkvartir.ru

L’héritage en 2021.

En somme, cet article vise à informer, et surtout à situer le lecteur dans la chronologie et l’historiographie de la Grande Guerre patriotique. Cette question possède en elle toute l’ambition de l’ouvre d’une vie. À cela, les chercheurs et les historiens ont fait un travail remarquable depuis la fin des années 1990 pour en premier lieu, débattre à savoir si la guerre était un simple évènement dans la longue durée, et de manière plus large, se questionner sur l’héritage dans les années post 1945. À notre avis, supporté par les travaux d’Halfin et de Weiner, il est clair que le conflit ayant opposé le Troisième Reich aux forces de Staline est un épisode cataclysmique qui s’affranchit de l’étiquetage de simple évènement. En soi, la guerre avait toute la prétention de détruire l’État soviétique, mais aussi l’aspiration de le confirmer. Nous étions dans une logique de « faire ou mourir ». En outre, nous avons démontré l’existence de deux héritages; soit le legs concret dans la conception quasi avant-gardiste d’un État providence, puis dans un héritage mythique représenté par le symbolisme militaire et patriotique, provoqué par le culte des années Brejnev. Bien qu’il soit d’un autre ordre d’idée d’évaluer le legs de l’État providence en Russie actuelle, le symbolisme militaire et patriotique est toujours représenté de manière explicite, particulièrement lors des festivités entourant la fête de la Victoire du 9 mai[17]. Il appert que le nation building en Russie depuis 1991 a exploité les ressources disponibles de son histoire du XXe siècle, et que devant sa résurgence politique et militaire face à l’Ouest depuis la fin des années 1990, les souvenirs d’un passé militaire victorieux sont les plus aptes et les plus légitimes à cultiver pour le régime de Vladimir Poutine.

[1] Au sujet du post-révisionnisme, voir les historiens Amir Weiner, Jochen Hellbeck, Igal Halfin et Yanni Kotsonis.

[2] Sheila Fitzpatrick, Stalinism New Directions, Routledge, New York, 2000, p. 7.

[3] Prenons ici la définition d’Amir Weiner, soit que cette pensée avait de millénariste sa croyance que le cataclysme final serait suivi par le royaume du communisme, à savoir une société harmonieuse et sans conflit, la caractéristique même qui la distinguait des autres entreprises totalitaires qui épousaient des conceptions cycliques du temps et envisageaient une lutte sans fin pour la domination et la survie. Amir Weiner, Making Sense of War: The Second World War and the fate of the Bolshevik Revolution, Princeton University Press, Princeton, 2002, p. 32.

[4] Igal Halfin, From Darkness to Light: Class, Consciousness, and Salvation in Revolutionary Russia, University of Pittsburgh, 2000, p. 79.

[5] Ibid., p. 17.

[6] Martin Malia, La tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie 1917–1991, Éditions du Seuil, Paris, 1995, p. 407.

[7] Nina Tumarkin, The Living and the Dead. The Rise & Fall of the Cult of World War II in Russia, Basic Books, New York, 1994, p. 132

[8] Ibid., p. 132.

[9] Christel Lane, The Rites of Rulers. Rituals in industrial society, the Soviet case. Cambridge University Press, New York, 1981 (ré-édité en 2010), p. 149.

[10] À ce sujet, voir Mark Edele, Soviet Veterans of the Second World War: A popular movement in an Authoritarian Society, 1941–1991, Oxford University Press, Oxford, 2008, p. 175 qui mentionne que dès la fin de la guerre, le retour d’une quantité colossale de vétérans, combiné à une situation financière difficile ne permis pas tout de suite l’implantation d’avantages sociaux à leur retour.

[11] Amir Weiner évoque dans Making Sense of War que l’éthos, ou le caractère soviétique, était ancré dans la politique qui a façonné l’ère moderne, où les États cherchaient à transformer les sociétés à l’aide de modèles scientifiques et d’une myriade d’institutions chargées de gérer toutes les sphères sociales. Les Soviétiques ont coopté ou juxtaposé leur idéologie et leurs pratiques à ce phénomène, et ont souvent fait les deux, mais sans jamais le perdre de vue.

[12] Katerina Clark, The Soviet Novel. History as a Ritual, Indiana University Press, Bloomington, 1981 (réédité en 2000), p. 198.

[13] À ce sujet, voir Stephen, Kotkin, Magnetic Mountain. Stalinism as a Civilization, University of California Press, Berkeley, 1995, 639 pp. qui présente l’avènement d’un État-providence fondé sur la pensée scientifique des Lumières en URSS, qui agit même à titre d’influence à travers le monde industrialisé.

[14] Stephen, Kotkin, Magnetic Mountain. Stalinism as a Civilization, University of California Press, Berkeley, 1995, p. 21.

[15] Edele, M. (2019). The Soviet Culture of Victory, Journal of Contemporary History, (54) 4, p. 795.

[16] Ibid., p. 794–795.

[17] À ce sujet, voir le reportage sur la parade militaire du 9 mai 2021. EURONEWS, Russia: Victory Day parade in Moscow’s Red Square / Live, 9 mai 2021. https://www.youtube.com/watch?v=IG3LAUonvCc&ab_channel=DWNewsDWNewsValid%C3%A9 (juin 2021).

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