Espace et idéologie dans la reconstruction de Kaliningrad.
Les cas du Palais de Königsberg et de la Maison des Soviets.

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Page titre d’une brochure sur Kaliningrad. 1964, (Podehl, 2012).

L’oblast de Kaliningrad se présente toujours aujourd’hui comme une exclave russe isolée entre les pays baltes et la Pologne. Depuis la chute de l’URSS en 1991, la question de l’appartenance politique, mais plus précisément des racines historiques de cette région importe aux politologues, ainsi qu’aux historiens du militaire et du diplomatique. Le présent article s’insère dans la recherche identitaire et idéologique de la ville de Kaliningrad. Nous présenterons l’historiographie et les problématiques entourant les liens entre le sort de la cité et celui du régime soviétique de 1945 à 1991. Le passé trouble et contradictoire de ce projet de cité socialiste modèle nous pousse à exploiter le sort de deux monuments majeurs du paysage urbain et historique, soit la destruction du Palais de Königsberg en 1969, et l’érection puis l’abandon de la Maison des Soviets durant les années 1970 et 1980. Le destin de ces immeubles s’insère sans l’ombre d’un doute dans la problématique du processus d’historicisation soviétique de la ville. Ce processus évoque que si l’on suit le tracé téléologique du progrès dans l’historicisme soviétique qui affirme que les évènements actuels sont le résultat d’évènements et de modèles précédents, la situation de Kaliningrad et de son passé germano-fasciste en Königsberg est ambiguë et antagonique[1].

De l’ambre à l’acier

L’opération Barbarossa de juin 1941 a confirmé la tendance historique en laquelle la Prusse-Orientale était en quelque sorte le point zéro des conflits entre les armées d’Europe de l’Ouest et les forces de l’Empire russe, puis soviétique. Au cours de la conférence de Téhéran réunissant les Alliés en novembre et décembre 1943, Joseph Staline, désireux de posséder un port en eaux chaudes, négocia une entente selon laquelle la région passerait en contrôle soviétique exclusif après la défaite de l’Allemagne[2]. Suite à la capitulation du Troisième Reich en 1945, la Prusse-Orientale est disloquée entre la Pologne et la Russie. La ville de Königsberg devient Kaliningrad en 1946, et bien qu’une annexion à la République socialiste soviétique de Lituanie fût d’abord envisagée, l’oblast du même nom devient une région à part entière de la République socialiste fédérative soviétique de Russie. Envisageant la construction d’une cité socialiste modèle, les autorités soviétiques se retrouvèrent devant une situation aux dimensions plus profondes qu’elles n’envisagèrent. Contrairement à Moscou ou Léningrad qui connurent un mécanisme de métamorphose de leur espace, Kaliningrad devait être (re)construite sur les ruines d’une idéologie incompatible, le nazisme. Afin de maintenir le processus de table rase déjà amorcé de manière collatérale par la destruction physique de la ville durant les derniers mois de la guerre, une des premières opérations post bellum fut la déportation complète des populations allemandes du nouvel oblast[3].

Historiciser Kaliningrad

En observant le sort du Palais de Königsberg, dont la construction date du XIIIe siècle, il nous est permis d’analyser la cassure entre le passé et l’avenir, mais plus encore, de constater la manière dont l’idéologie et la symbolique du régime se sont implantées dans cette région de la mer Baltique. Le Palais faisait foi de symbole qui, pour les Soviétiques, représentait le militarisme prussien et germanique. Soucieux de liquider les traces physiques d’un tel passé, les ruines du château, massivement bombardé en 1944 et 1945 furent dynamitées sous Brejnev en 1969, après des années de débats et de concertation[4]. Était-il plus capital de garder un témoin conquis du passé et de la chute d’un système entier, ou de le détruire?

Les ruines du Palais de Königsberg en 1960. Photographie prise par Youri Vaganov, (Podehl 2012).

À quelques pas de là, un projet ambitieux de construction d’un édifice gouvernemental, la Maison des Soviets, fut mis-en branle vers la fin des années 1960. Les autorités, voulant y installer les administrations de l’oblast, débutèrent la construction sans se douter qu’il deviendrait au fil des années une source d’embarras et de dérision de la part des habitants locaux[5]. Les années passèrent sans que la construction de la Maison des Soviets ne s’achève, et, suite à de multiples problèmes structurels et financiers, l’immeuble fut abandonné durant les années 1980[6].

La Place Centrale à gauche et la Maison des Soviets en construction. Vue de la colline au dessus de la rivière Pregel, (Podehl, 2012).

Afin d’extraire pleinement la notion idéologique de la construction ou de la destruction des bâtiments en question, il est nécessaire en premier lieu de se pencher sur la littérature scientifique entourant la Grande Guerre patriotique et ses retombés. L’historiographie de la fin des années 1990 et du début des années 2000 s’est attardée à l’impact de la guerre sur l’idéologie, les croyances, et les pratiques du régime soviétique et de ses citoyens[7]. Plus encore, les historiens ont examiné la manière dont les membres des gouvernements centraux et locaux se sont efforcés de donner un sens à cet évènement traumatique. Amir Weiner évoque dans son ouvrage Making Sense of War. The Second World War and The Fate of the Bolshevik Revolution paru en 2000 que loin du discours dominant en quoi la guerre n’était qu’un simple évènement dans la longue durée, la guerre, l’après-guerre et l’après-Staline ont plutôt incarné l’élan ininterrompu de la transformation révolutionnaire depuis 1917[8].

Entre deux pôles.

En consultant l’historiographie de la (re)construction du monde socialiste d’Europe de l’Est d’après-guerre, deux pôles émergent. D’une part, le « tout nouveau » dans lequel les architectes et planificateurs soviétiques construisirent des cités socialistes modèles à partir du néant, par exemple, à Magnitogorsk[9]. D’autre part, « l’ancien », dans lequel ces derniers repensèrent des villes au passé hautement symbolique telles Moscou et Léningrad. Une des particularités de Kaliningrad est qu’en étant détruite dans sa presque totalité et vidée de ses populations allemandes, elle se situe au milieu de ce microcosme bipolaire. Effectivement, la (re)construction de la cité se place entre « l’ancien » au passé germano-prussien, et le « tout nouveau », l’idéal socialiste et victorieux d’après-guerre. Les historiens ont par ailleurs traité les dynamiques entre le centre à Moscou, et les « élites locales ». De cette dynamique, différentes cités d’Europe de l’Est ont connu un sort inégal durant leur reconstruction à travers la seconde moitié du XXe siècle[10].

Qu’en est-il de l’historiographie et de la littérature scientifique sur la ville même de Kaliningrad? Nos recherches démontrent que les chercheurs germanophones se sont le plus intéressés sur le sort de l’ancienne ville allemande, en particulier sur les questions architecturales et politiques[11]. Ainsi donc, suite à l’effondrement du régime soviétique en 1991, certains spécialistes du monde académique anglo-saxon, notamment en science politique, et en histoire se sont penchés sur la question de légitimité territoriale et politique que représentait Kaliningrad. Les premières hypothèses présentées par ces spécialistes évoquaient la question de l’identité de la ville et du bien-fondé de perdurer son lien avec la nouvelle fédération de Russie par le biais du statut militaire de la ville. Devait-elle revenir à la Pologne, elle aussi bénéficiaire du morcellement de la Prusse-Orientale depuis 1945? Devait-elle plutôt s’annexer à la Lituanie dont les traces étymologiques et linguistiques remontent à l’âge féodal? Ces questions ne furent posées que récemment. C’est seulement depuis la fin des années 2000 et le début des années 2010 que des historiens et universitaires tels Nicole Eaton dans sa thèse Exclave, Politics and Everyday Life in Königsberg-Kaliningrad 1928–1948 et Jamie Freeman dans son ouvrage From German Königsberg to Soviet Kaliningrad. Appropriating Place and Constructing Identity consacrèrent leurs études à cette ville de la Baltique et à son passé trouble.

Le test du réel

Nous nous retrouvons littéralement devant le test du réel. À la lumière de notre analyse de l’historiographie anglo-saxonne, bien que les ouvrages consultés soient rigoureux, il existe des failles. La question de la situation géopolitique de Kaliningrad est maintes fois évoquée par les politologues et historiens. Le fait que la ville soit entourée de la Pologne, de la mer Baltique, des pays baltes et de l’Europe de l’Ouest lui confère certes un statut distinct qui compromet son identité. Cependant, les auteurs comme Richard Krickus, Nicole Eaton et Jamie Freeman n’ont qu’effleuré les symboles physiques et architecturaux de la ville, se concentrant majoritairement sur la question de la transition entre le passé et le présent. La tâche d’un ouvrage à plus grande échelle sera donc de débuter sur les fondations que nous laisse Eaton dans la passation de l’identité allemande à l’identité russe dans l’immédiat d’après-guerre, et de rejoindre le propos de Freeman sur la fragilité de la construction identitaire dans les années subséquentes jusqu’à la chute du système soviétique par l’analyse des bâtiments symboliques comme le Palais de Königsberg et la Maison des Soviets.

Toutefois, le présent article tend à démontrer qu’à l’image du régime soviétique, l’ambitieux projet de construire une cité modèle socialiste à Königsberg se dénoua en naufrage. Cette entreprise fut bien plus complexe qu’un simple projet d’ingénierie ou d’urbanisme. Dans une logique d’historicité du socialisme, il est question de comprendre le passé, à savoir comment le régime se place-t-il dans l’histoire. Suite à des externalités financières, bureaucratiques et idéologiques, les Soviétiques, puis les Russes, ne semblent pas avoir été en mesure d’asseoir une légitimité internationale et locale à Kaliningrad. Les récents évènements en Ukraine poussent la discussion sur les intentions territoriales en Europe de l’Est du président Poutine. L’exclave de Kaliningrad dotée installations militaires et maritimes, quoique vétustes, pourrait très bien agir comme pied à terre dans ce coin d’Europe centrale.

[1] Olga Sezneva, Living in the Russian Present with a German Past: The Problems of Identity in the City of Kaliningrad, p. 50, dans David Crowley et Susanne E. Reid, Socialist Spaces, Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc, Berg, New-York, 2002.

[2] Dans Ministère des Affaires Étrangères de l’URSS, Sovetskii Soiuz na mezhdunarodnykh konferentsiiakh perioda Velikoi Otechestvennoi vojny 1941–1945 gg. Tom II. Tegeranskaia konferentsiia rukovoditelej trekh soiuznykh derzhav, SSSR, SShA i Velikobritaniii (28 noiabria-1 dekabria 1943 g.), Maison d’édition de littérature politique, Moscou, 1984, p. 167.

[3] À ce sujet, le chapitre Between Pragmatism & Planning de la thèse doctorale de Nicole Eaton Exclave : Politics, Ideology and Everyday life in Königsberg-Kaliningrad, 1928–1948 démontre bien la complexité avec laquelle les ingénieurs, les architectes, la nouvelle administration soviétique et surtout, les civils ont dû faire face.

[4] Jamie Freeman, From German Königsberg to Soviet Kaliningrad. Appropriating place and Constructing Identity, Routledge, New York, 2020, p. 72.

[5] Olga Sezneva, Living in the Russian Present with a German Past: The Problems of Identity in the City of Kaliningrad, (p. 47 à 64), dans David Crowley et Susanne E. Reid, Socialist Spaces, Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc, Berg, New-York, 2002.

[6] Max Kettenacker, Appropriating a Fractured Past: Identity and Place-making in Kaliningrad 1945–2000, thèse de doctorat (Architecture), Université de Cambridge, 2004, 82 pp.

[7] Dès le milieu des années 1990, des soviétologues appartenant au révisionnisme, courant se rapportant à une histoire du bas qui se concentre sur le social et le culturel, introduisent l’idéologie de manière proéminente dans leurs approches et créent le post-révisionnisme. À voir notamment dans Igal Halfin, From Darkness to Light: Class, Consciousness, and Salvation in Revolutionary Russia, University of Pittsburgh, 2000, 488 pp., et Amir Weiner, Making Sense of War: The Second World War and the fate of the Bolshevik Revolution, Princeton University Press, Princeton, 2002, 432 pp.

[8] Amir Weiner, Making Sense of War: The Second World War and the Fate of the Bolshevik Revolution, Princeton University Press, Princeton, 2002, p. 15.

[9] Stephen Kotkin, Magnetic Mountain. Stalinism as a Civilization, University of California Press, 1997, 639 pp.

[10] À voir pour de plus amples données, Steven Maddox, Saving Stalin’s Imperial City. Historic preservation in Leningrad, 1930–1950, Indiana University Press, Bloomington, 2015, 284 pp. Katherine Lebow, Unfinished Utopia. Nowa Huta, Stalinism, and Polish Society, 1949–1956, Cornell University Press, Ithaca, 2013, 231 pp., Sandor Horvath, Stalinism Reloaded. Everyday life in Stalin-City, Hungary, Indiana University Press, Bloomington, 2017, 298 pp., et Karl D., Qualls, From Ruins to Reconstruction. Urban Identity in Soviet Sebastopol after World War II, Cornell University Press, Ithaca, 2009, 214 pp. Dans cet ouvrage sur la ville de Crimée, Qualls présente à quel point les autorités et les élites locales ont pu tirer profit d’une relation houleuse et conflictuelle avec Moscou.

[11] Sur la question de l’historiographie allemande, voir les ouvrages Bert Hoppe, Auf dem Trümmern von Königsberg/Kaliningrad 1946–1970, Oldenbourg Verlag, Munich, Per Brodersen, Die Stadt im Westen : Wie Königsberg wurde, Vandenhoeck & Ruprecht, 2008 et Markus Podehl, Architektura Kaliningrada : Wie aus Königsberg Kaliningrad wurde, Herder Institut, Marburg, 2012, 419 pp.

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