La Réalité Virtuelle est morte. Longue vie à la Réalité Virtuelle.

Regard et impressions sur l’état de la réalité virtuelle au printemps 2020.

Québec / Canada XR
Regards et impressions
11 min readMay 8, 2020

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Photo par NeONBRAND sur Unsplash

Depuis quelques jours, un débat fait rage sur Internet

Tout cela a commencé le 30 avril quand le New York Times a publié un article de Kevin Roose intitulé « This Should Be V.R.’s Moment. Why Is It Still So Niche? ». La prémisse du texte voulait tout simplement qu’en cette période de confinement, la réalité virtuelle (VR) aurait dû être une échappatoire; une porte de sortie tant attendue par le grand public maintenant cloisonné et en quête de divertissement. L’auteur arrive cependant à la conclusion que ce n’est toujours pas le cas.

L’article en question a cependant attisé les flammes dans la communauté VR et a mis en lumière un problème qui s’avère plus courant qu’on aurait pu le penser. En effet, l’article du NY Times est symptomatique d’une tendance qui consiste à proposer des points de vue et des prédictions très pessimistes quant au potentiel de la réalité virtuelle, et ce, alors même que ce domaine vit une période d’effervescence jusqu’alors inégalée.

Quelles sont donc ces critiques et que peut-on apprendre de cette sentence de mort qu’on ne cesse d’imposer à la VR?

Disponibilité

L’un des arguments principaux de l’article de Roose pour dire que la réalité est encore loin d’être sortie de son statut de niche est le fait qu’il est impossible de se procurer un casque. C’est également ce que critiquait Paul Tassi le mois dernier dans « Half-Life: Alyx Should Have Been VR’s Big Moment — It Isn’t ». Cet argument est totalement valide en soi. Effectivement, il peut être difficile de trouver du matériel à prix raisonnable depuis quelques semaines. Jusqu’à très récemment, par exemple, le site officiel d’Oculus était en rupture de stock pour certains de ses modèles les plus populaires. Tout le long du mois d’avril, il était plus courant de trouver des casques revendus au double, voire au triple, du prix de détail (nous en parlions le 14 avril dernier sur notre plateforme Slack).

Alors que certains de ces auteurs s’arrêtent ici pour se plaindre de la disponibilité, bien peu d’entre eux se soucient de penser aux raisons derrière cette pénurie. D’une part, n’oublions pas que la pandémie qui pousse tant de gens à rechercher la réalité virtuelle a également causé une panoplie de problèmes aux fabricants d’appareils électroniques, une industrie particulièrement sensible aux perturbations de ce genre. Les divers problèmes sur les chaînes d’approvisionnement et les circuits de distribution internationaux n’ont certainement pas aidé à renflouer les stocks de casques de réalité virtuelle qui, déjà avant les mesures de distanciation sociale, étaient relativement faibles en raison de la demande. Qui plus est, ces articles semblent omettre la possibilité que la pénurie d’équipement soit justement due à un regain de popularité de la réalité virtuelle; les stocks de casques étant un symptôme de leur propre popularité.

Ce sont ces baisses d’inventaire qui ont notamment poussé Roose à se procurer un casque Oculus Go plutôt que l’un des casques plus performants offerts par la filiale de Facebook, ou bien encore par HTC Vive ou Valve. Le plus abordable de tous, le casque Oculus Go est cependantl’un des moins puissants et des moins versatiles. Le casque ne permet que trois degrés de liberté de mouvement (ou 3DoF pour 3 Degrees of Freedom), une limitation technique qui ne permet pas le genre d’expérience mobile que d’autres appareils plus avancés permettent avec leurs six degrés de mouvements (6DoF). Autrement dit, le Go n’est guère plus qu’un téléphone intelligent qu’on attache à son visage, ce qui en fait un bien mauvais exemple de ce que la réalité virtuelle a à offrir. Ou plutôt, c’est un choix bien mauvais quand on cherche à tirer des conclusions sur l’ensemble de la réalité virtuelle en 2020.

En choisissant de baser sa réflexion sur un casque considéré par d’aucuns comme le parent pauvre de la réalité virtuelle — un appareil que certains hésitent même à placer dans la catégorie de réalité virtuelle — Roose s’est mérité plusieurs critiques. Certaines personnes ont dénoncé son manque de rigueur, dont Seah Hollister (@StarFire2258) de The Verge dans un tweet daté du 4 mai 2020 (ci-haut). D’autres comme Brian Hart (@bbhart_ca) ont trouvé des moyens imagés de critiquer ce choix, le comparant au fait de rejeter la valeur de l’Internet d’aujourd’hui en fonction d’un site Web du tournant du millénaire. L’histoire est d’autant plus fâchante que Roose avoue s’être fait envoyer un Oculus Quest par Facebook, mais de ne pas l’avoir reçu à temps pour l’inclure dans l’article.

Pour sa part, Joshua Topolsky (@joshuatopolsky) a profité du vacarme causé par l’article du New York Times pour repenser sa propre vision de la VR. Le 5 mai 2020 dans « Virtual reality is about to have its iPhone moment », l’éditeur du magazine Input revisite ses propres prédictions quant au potentiel de la réalité virtuelle. Pessimiste en 2018, aujourd’hui Topolsky se dit plus positif. Et ce, en grande partie grâce à l’appareil Oculus Quest et à sa facilité d’utilisation en tant que casque sans-fil.

« To my surprise, the Quest made VR seem possible again. Not just possible, but beginning to arrive. […] The Quest completely changed the way I felt about virtual reality’s future. » — Joshua Topolsky

Sans devoir accepter le Quest inconditionnellement — le casque comporte son lot de limitations, non la moindre étant son cloisonnement du reste de l’écosystème VR (nous y reviendrons) — force est d’admettre que ce petit appareil autonome et relativement abordable répond à beaucoup de critiques portées envers la VR sous toutes ses formes (comme étant trop dispendieuse, trop encombrante ou trop peu performante).

« The majority of people in the world still haven’t tried VR, but the Quest is changing that. » — Patrick O’Luanaigh

Topolsky cite à cet effet Patrick O’Luanaigh, PDG de l’éditeur de jeu Ndreams, qui insiste sur l’importance d’essayer la VR de ses propres yeux (et mains) pour la comprendre adéquatement, un sentiment que partage Andrew Bosworth (@boztank), vice-président AR/VR chez Facebook. Comme l’explique O’Luanaigh, « In order to understand VR you have to try it, and until the Quest came about … most people couldn’t try it […] The majority of people in the world still haven’t tried VR, but the Quest is changing that. »

Alors que les stocks d’appareils commencent à s’améliorer — j’ai moi-même réussi à trouver un Oculus Quest au prix du détail et à le recevoir en moins de 48 heures — , il faut également reconnaître que tous ne sont pas dans la situation de pouvoir se procurer même les casques les moins dispendieux. En cette période de crise et d’incertitude, plusieurs préféreront effectivement prioriser des dépenses plus essentielles, et ce, même s’ils auraient aimé voir ce que la réalité virtuelle peut leur offrir.

C’est là où une initiative comme celle lancée par le Centre Phi à Montréal fait mouche. Du 4 mai au 31 juillet 2020, PHI VR to GO permet aux résidents de la métropole de louer pour 48–72 heures un casque Oculus Go préconfiguré avec une collection de 10 films primés dans certains des plus grands festivals internationaux. Sélectionnées avec soin par Myriam Achard, chef des partenariats nouveaux médias et relations publiques du Centre Phi, les oeuvres proposent un avant-goût au cinéma VR. Soulignons au programme, Notes on Blindness (réalisé par Arnaud Colinart, Amaury La Burthe, Peter Middleton et James Spinney, 2016), Traveling while Black (une réalisation de Roger Ross Williams et Ayesha Nadarajah, 2018) et Everest (réalisé par Jonathan Griffith, 2019). En primeur, les clients pourront également voir Alegría — A spark of light, le dernier projet du studio montréalais Felix & Paul en collaboration avec le Cirque du Soleil, tout juste lancé le 30 avril dernier.

« C’est à la culture d’aller chez les gens. » — Myriam Achard

Au final, cette sélection ne représente bien évidemment qu’un avant-goût de ce que la réalité virtuelle a à offrir. Néanmoins, l’initiative semble avoir été bien accueillie, non seulement par le public montréalais, mais également par la communauté VR à l’international, si on en croit les réseaux sociaux. À tout le moins, le projet propose un modèle de distribution ingénieux qui mériterait sans doute d’être élargi sur d’autres territoires.

Adoption

Après le problème de disponibilité, un autre argument qui pousse certains auteurs à conclure que la réalité virtuelle en est à son lit de mort est le taux d’adoption des technologies VR. Plus particulièrement, c’est aux statistiques publiées mensuellement par Steam que s’accrochent des articles comme celui de Barry Collins, le 4 mai, intitulé « VR headsets are dying a lonely death ». De loin l’une des plateformes les plus populaires pour la distribution de jeux vidéo, Steam a récemment révélé que le nombre d’utilisateurs dotés d’un casque de réalité virtuelle compatible s’élevait à un peu plus d’ 1% en mars (en avril, la proportion se rapproche des 2%). C’est ce chiffre qui pousse Collins, à conclure que la réalité virtuelle n’a pas encore atteint le succès qu’on attendait d’elle, puisqu’elle ne touche que moins d’une personne sur cinquante.

Ce que l’auteur oublie de mentionner, entre autres choses, est le fait que l’on estime à plus de 100 millions le nombre d’utilisateurs de la plateforme Steam. De plus, selon une analyse de Ben Lang du site Road to VR, le nombre d’utilisateurs de casques VR aurait subi un gain d’un million suite à la sortie du jeu Half-Life Alyx. Impressionnant en soi, il ne faut pas oublier que ce chiffre est aussi loin de représenter le nombre d’individus dont les casques ne sont pas connectés à Steam. Par exemple, ceux qui possèdent un Quest et qui, à priori n’ont normalement pas accès à la plateforme. C’est aussi sans compter les autres plateformes où l’ont peut trouver du contenu en réalité virtuelle, dont le service d’Oculus ou encore Viveport, plateforme qui offre une large sélection d’œuvres et d’expériences VR en tout genre pour un abonnement mensuel. Qui plus est, toutes ces options réunies ne concernent essentiellement que les expériences à vocation vidéoludique. Ce n’est que la pointe de l’iceberg de toute la création VR. Finalement, n’oublions pas toutes les façons dont la réalité virtuelle, en conditions normales, est appelée à circuler et à se transformer: lorsqu’elle est présentée en festival, dans une exposition, et dans des centres spécialisés (ces fameux LBE, pour location-based entertainment).

« To say the VR industry is dying a slow death simply ignores all the evidence we have. » — Joe Parlock

Depuis, en réponse à un nombre élevé de critiques, Collins s’est excusé d’avoir omis certaines informations importantes qui l’ont poussé vers des conclusions hâtives. L’une de ces critiques lui vient de Joe Parlock, aussi contributeur au site Forbes, dans un article intitulé « Stop Saying Virtual Reality Is Dying ». Dans sa réponse, Parlock critique les raccourcis pris par son collègue et qui font preuve de mauvaise foi envers la VR, ou à tout le moins d’un manque de rigueur journalistique. En plus de souligner les données omises par Collins, Parlock se penche sur Half-Life: Alyx, un jeu dont les ventes ont dépassé toutes les attentes (plus d’un million de copies en un peu plus d’un mois). Le succès inattendu du dernier jeu de Valve en aura fait le jeu VR le mieux coté sur la plateforme Steam (et l’un de ses meilleurs jeu en général). Certains, comme Corentin Lamy du Monde, vont même jusqu’à le qualifier de chef-d’oeuvre.

Finalement, Parlock mentionne aussi d’autres statistiques encourageantes, dont le fait que les appareils sans fil tels l’Oculus Quest composaient près de la moitié des ventes de casques en 2019 (selon une étude de la firme SuperData). L’article sur lequel Parlock se base pour tirer cette dernière conclusion souligne également un aspect encourageant des chiffres ventes de l’Oculus Quest qui nous ramène au problème dont se plaignait Roose: la disponibilité des casques. En effet, en réponse aux articles désobligeants du New York Times et de Forbes, plusieurs gens ont rappelé un commentaire fait par Mark Zuckerberg lors d’une adresse aux investisseurs en 2019.

Comme on peut le voir dans ces rapports de Road to VR, CNET et Upload VR, le PDG de Facebook s’était exprimé sur le succès du Quest et en remarquant que l’appareil se vendait aussi vite qu’Oculus arrivait à les fabriquer. Qui plus est, le 5 mai dernier Bloomberg rapportait que le géant électronique préparait un successeur plus léger et performant de son casque le plus populaire, prévu pour 2021. Encore faut-il voir si les problèmes de chaîne d’approvisionnement causés par la pandémie viendront repousser ce lancement comme ils l’ont déjà fait pour d’autres.

En guise de conclusion

D’un côté, le futur de la VR semble s’annoncer plus positif, du moins en ce qui concerne la disponibilité d’appareils de plus en plus confortables et performants. Et si la tendance se maintient, la popularité grandissante de la réalité virtuelle auprès du grand public annonce un changement de perspective qui verra, espérons-le, une attitude plus positive envers le monde la réalité virtuelle en général.

C’est là l’une des raisons pour lesquelles des articles comme ceux de Roose et de Collins — sans parler de ceux que nous avons dû omettre par souci de concision — sont si décevants. La réalité virtuelle vit présentement une période fascinante, ponctuée de développements technologiques tous plus stimulants les uns que les autres, mais aussi par des expériences virtuelles sans cesse époustouflantes. C’est à se demander si ces articles ne sont pas là simplement pour attiser la haine de la communauté et attirer de l’attention. Comment expliquer autrement qu’on puisse douter si fermement du potentiel de ce médium en constante évolution?

Cela dit, il ne faut pas non plus perdre de vue les problèmes qui touchent toujours notre domaine. Pour tout ce que nous pouvons dire de positif du Quest comme appareil accessible et relativement abordable, son écosystème fermé en fait un bien mauvais outil pour découvrir toute la variété d’expériences disponibles — j’ai moi-même été surpris par la difficulté de trouver les oeuvres de Felix & Paul, Atlas V ou encore ARTE qui sont pourtant disponible sur Oculus Go, Rift, ou encore via Steam ou Viveport.

Cela soulève de nombreux problèmes quant à la fermeture de l’écosystème d’Oculus — même si un représentant de la compagnie a récemment laissé comprendre que l’équipe songeait à ouvrir la distribution au-delà d’un marché fermé. Plus encore, cela devrait nous pousser à nous poser des questions quant aux infrastructures de distribution d’oeuvre et d’expérience VR.

Comme nous l’écrivions ici, les espaces physiques qu’on appelle LBE (soit les galeries d’art, arcades, musées, etc.) ont longtemps constitué l’un des modèles les plus viables pour la distribution d’une oeuvre de réalité virtuelle. Comme peu de gens possèdent le matériel nécessaire pour faire l’expérience de ce nouveau médium, pourquoi ne pas se rendre dans un lieu qui nous offre tout ce qu’il faut pour profiter d’un contenu VR de qualité? Avec les mesures de distanciation sociale et les nouvelles mesures qui devront être prises suite au déconfinement, cette option sera-t-elle aussi viable?

Peut-être faudra-t-il s’inspirer de l’initiative du Centre Phi et faire en sorte, comme le dit Myriam Achard, que la culture se rende chez les gens.

Article écrit par Philippe Bédard

Mise à jour: Le 7 mai, suite à l’écriture de cet article, Felix & Paul ont annoncé sur leurs réseaux sociaux que leurs expériences seraient prochainement disponibles sur la plateforme Quest. Pour l’instant, la sélection reste cependant très limitée.

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