Quelle machine à empathie?
Réflexions sur les débats pour ou contre la notion d’empathie en réalité virtuelle.
Bien que cela fait déjà plusieurs années que la réalité virtuelle (ci-après VR) est revenue dans le portrait, les débats entourant le rôle de l’empathie en VR semblent encore aussi importants aujourd’hui qu’ils ne l’étaient à l’époque de sa renaissance. En effet, depuis la présentation TED Talk de Chis Milk intitulée, « How virtual reality can create the ultimate empathy machine » (2015), on ne cesse de débattre de l’importance de l’empathie en réalité virtuelle ou, au contraire, des problèmes qui s’y rattachent.
Dans le cadre de mon projet de recherche postdoctoral à l’université Carleton (FRQSC 2020–2022), j’étudie la notion d’empathie en VR et les discours qui l’entourent. Plus spécifiquement, je m’intéresse au rôle du spectateur dans ces œuvres qui l’invitent à se mettre dans la peau de l’Autre. Dans ce qui suit, je vous résume certains des éléments clés du débat, de même que certaines pistes de solution.
Quelle 𝘨𝘦𝘯𝘳𝘦 de machine à empathie?
Au moment où vous lisez ces lignes, les débats autour de la notion d’empathie en réalité virtuelle veulent probablement dire quelque chose de bien particulier qui ne sera pas nécessairement la même chose que lorsque j’ai écrit ces lignes. C’est bien parce que la réalité virtuelle évolue extrêmement vite, comme la plupart des nouvelles technologies d’ailleurs. Il faut en effet s’entendre sur le genre de réalité virtuelle dont il est question ici pour comprendre les enjeux du débat.
Au moment où je vous écris ces lignes, le terme réalité virtuelle englobe des expériences extrêmement différentes, allant de vidéos 360° en prise de vues réelles à des projets en images de synthèse qui offrent la possibilité de bouger dans un environnement virtuel et qui offrent plus ou moins d’interactions, le plus souvent grâce à des manettes portées dans chaque main. Certaines expériences VR vont plus loin en intégrant des capteurs de mouvement à divers endroits sur le corps, des capteurs d’expression faciale ou de suivi du regard, voire des éléments olfactifs, tactiles, thermiques, et ainsi de suite. D’autres encore incorporent une composante scénographique ou théâtrale qu’on ne peut pas négliger. Carne y Arena et L’infini (tous deux présentés par Studio PHI à Montréal en 2021) sont des exemples clés en la matière, mais il existe d’innombrables exemples à travers le monde.
Mon but ici n’est pas de dire ce qui mérite ou non l’appellation « VR » ; il faudrait plus de recul historique pour arriver à le faire. J’essaie plutôt de reconnaître les limites des technologies actuelles. Nous sommes encore bien loin des exemples de réalité virtuelle qu’on retrouve dans des œuvres de science-fiction comme Star Trek, Brainstorm, Strange Days, et ainsi de suite.
Il est aujourd’hui impossible de transporter le public dans des mondes virtuels totalement réalistes remplis d’expériences multisensorielles totalement convaincantes — le mythe de l’illusion totale n’est encore qu’un mythe après tout. Peut-être arriverons-nous là un jour. Peut-être pas. Pour l’instant, je suis donc d’avis qu’il faut s’en tenir à ce que les technologies actuelles nous permettent de faire. Rien n’empêche les artistes les plus téméraires d’expérimenter avec les nouvelles technologies. Au contraire ! Cela dit, il faut selon moi éviter de s’emporter et de faire des promesses qu’on ne peut pas respecter.
Mieux vaut promettre moins et livrer plus.
L’un des problèmes que j’ai souligné dans un article précédent est le fait que certaines œuvres VR semblaient promettre des choses qui dépassaient largement ce que les technologies utilisées leur permettaient de faire à l’époque. Une vidéo 180° n’est pas suffisante pour nous mettre dans la peau d’un personnage et nous faire devenir un personnage dans l’histoire. I, Philip (Pierre Zandrowicz, 2016) et Miyubi (Félix Lajeunesse, 2017) sont les exceptions qui confirment la règle, puisque dans les deux cas la vidéo 360° sert à nous mettre dans la peau d’une machine; un être non-humain qui n’est pas doté des mêmes capacités sensorielles et affectives. Si un projet se limite aux technologies disponibles aujourd’hui — soit un casque audio-visuel avec suivi du mouvement — il ne faut pas qu’il nous promette des expériences multisensorielles, affectives, transcendantales.
Une expérience comme Les Passagers de Ziad Touma (une production Couzin Films, Les Produits Frais) est un exemple positif en ce sens. Bien que le point de vue qu’on nous donne soit à la première personne (nous voyons à travers les yeux de l’un des quatre personnages : Elle, Lui, la Dame, l’Enfant), la présentation du projet ne nous promet pas de devenir l’un des personnages. On nous invite tout simplement à voir les choses de leur point de vue et à influencer leur histoire. En utilisant les capacités audio-visuelles du casque, mais aussi le suivi des mains et le microphone, le projet nous permet d’avoir un impact sur la vie de ces personnages. C’est ce qu’on peut voir dans cet extrait du troisième épisode, L’enfant, présenté en première mondiale au festival Tribeca, du 9–20 juin 2021. Tout au plus, nous sommes une conscience qui veille sur ces personnages, et ce, que nous voulions être une influence positive ou négative.
Plongez dans la tête de l’un des Passagers voyageant en train, et aidez-les à traverser une véritable tempête intérieure. (Description du projet Les passagers lors de sa présentation au festival NewImages)
C’est donc qu’il faut reconnaître et respecter les limites des technologies actuelles. En ce sens, il faut également reconnaître les limites des médias en général quand il est question d’évoquer un sentiment d’empathie. Plus encore, il faut questionner la notion d’empathie en général afin de mieux en décerner les contours.
L’empathie et ses critiques
L’un des principaux problèmes avec l’empathie revient au fait que le mot ne veut plus vraiment rien dire aujourd’hui. On l’utilise pour dire toute une panoplie de choses. Ce faisant, le mot perd toute sa force. C’est aussi qu’en utilisant trop souvent le terme empathie, on en vient à oublier ce que le terme veut réellement dire. On risque ainsi de dire des faussetés si on parle d’empathie pour décrire des phénomènes qui n’en sont pourtant pas.
« Empathy is the act of coming to experience the world as you think someone else does ». Paul Bloom, Against Empathy (2016, p.16)
À priori, la notion d’empathie désigne la capacité à s’imaginer comment l’autre se sent, comme l’indique cette définition sommaire de Paul Bloom, tirée de son ouvrage Against Empathy (2016). Il s’agit donc d’une capacité projective, puisqu’il est question de s’imaginer à la place de l’autre et, par extension, d’en déduire les pensées, émotions, réactions et ainsi de suite. C’est de là que viennent les expressions chères à la psychologie populaire et selon lesquelles l’empathie revient à se mettre dans la peau de l’autre, ou encore à voir les choses de son point de vue. C’est aussi de là que vient l’idée que la réalité virtuelle — cette technologie à la première personne par excellence — serait particulièrement bien placée pour nous permettre de voir les choses du point de vue d’autrui.
Bien qu’elle soit claire et logique, cette façon de concevoir de l’empathie est trop simple. Pour commencer, elle ne révèle pas comment difficile — voire impossible — il peut être de se mettre à la place de l’autre ou de s’imaginer comment d’autres personnes vivent une expérience donnée. La métaphore de se mettre dans la peau de l’autre — ou bien dans les souliers de l’autre, en anglais — ne nous dit rien non plus des conséquences de l’exercice. Qu’est-ce que ça implique que de voir les choses du point de vue de l’autre? Pour Grant Bollmer dans l’article « Empathy Machines » (2017), cette conception de l’empathie ne s’applique qu’aux choses qui sont soit déjà visibles ou bien faciles à traduire. Ainsi, l’empathie risque d’écarter ce qu’il ne nous est pas possible de comprendre ou bien ce qu’il n’est pas possible de représenter à travers un média ou un autre. Sinon, elle risque aussi d’effacer la particularité de l’expérience d’autrui : s’il faut se mettre à la place de l’autre pour comprendre ce qu’il vit, quelle place cela lui laisse-t-il?
If you walk in someone else’s shoes, then you’ve taken their shoes (Wendy H. K. Chun 2016)
C’est cet aspect appropriatif de l’empathie qui a poussé beaucoup de critiques de l’idée de réalité virtuelle comme « machine à empathie » à en parler au contraire en termes de « tourisme identitaire » (Nakamura 2002), « tourisme de pauvreté » (Gregory 2016), « tourisme d’expérience » (Farmer 2018), ou encore comme un « simulateur de tourisme de réfugié » (Yang 2017). Dans sa critique de ce qu’elle appelle la « VR vertueuse », Lisa Nakamura propose d’ailleurs que ce genre de projet ne sert qu’à nous faire « sentir bien à propos de se sentir mal ». Autrement dit, certains projets à visée empathique ne font pas grand-chose d’autre que de nous faire croire que nous sommes de bonnes personnes parce que nous ressentons de la peine pour les sujets représentés. La VR comme machine à empathie a donc aussi cela de problématique qu’elle peut induire un faux sentiment d’accomplissement moral. L’empathie ne sert à rien si elle n’est pas soutenue par des efforts concrets.
Une autre critique envers l’empathie nous vient de Paul Bloom qui, dans son livre Against Empathy, souligne le fait que l’empathie fonctionne comme un faisceau projecteur (spotlight). Alors même qu’elle nous permet de mettre en lumière la peine d’autrui, l’empathie est aussi très limitée; elle a tendance à se concentrer sur ceux qui nous ressemblent le plus. Autrement dit, elle ne fonctionne que là où l’on choisit de la pointer.
Le fait que l’empathie soit susceptible aux biais individuels nous ouvre également à un dernier problème, soit le fait que l’artiste à l’origine de l’œuvre risque d’imposer son point de vue. Selon Paul Roquet (2020), s’il existe une empathie en réalité virtuelle, c’est pour le créateur que nous la ressentons d’abord et avant tout. Au final, c’est lui qui choisit comment nous représenter l’histoire qu’il raconte. N’est-ce donc pas son point de vue que nous sommes appelés à partager le long d’une expérience, plutôt que celui des personnages? Le rôle des artistes est également remis en question par Grant Bollmer et Katherine Guiness qui parlent de l’empathie en VR en termes d’approche « orthopédique ». Cela revient à dire qu’on utilise la VR (ou d’autres formes de médias) afin de corriger une certaine défaillance, ici au niveau moral en essayant de développer l’empathie des spectateurs. Or, penser que la réalité virtuelle peut rendre les gens plus moraux en leur faisant vivre des situations empathiques implique que l’on connaît la bonne façon de penser ou de se sentir et que l’on sait aussi comment changer l’opinion des gens à travers une technologie.
Une machine dont il faut (savoir) se servir
L’idée de machine à empathie est problématique à plusieurs égards. Premièrement, elle l’est si l’on pense que l’on peut s’en servir pour forcer le public à changer de point de vue. Deuxièmement, elle l’est aussi si l’on croit que cette machine fonctionne automatiquement ou même complètement.
Le fait est que la responsabilité revient à l’individu. Si la réalité virtuelle doit être considérée comme une machine à empathie, il faut plutôt la penser comme une machine que chaque utilisateur individuel doit apprendre à opérer et que chacun doit savoir utiliser. Le potentiel empathique que nous propose la réalité virtuelle est fort, mais il est inutile si les spectateurs sont incapables d’en profiter; pire encore s’ils refusent de se prêter au jeu.
C’est pourquoi il est encore si important d’accompagner le public dans leur rencontre et leur apprivoisement de la réalité virtuelle et des nouvelles technologies immersives qu’on rassemble aujourd’hui sous la bannière de la réalité étendue (XR). Alors que le milieu se développe encore et que les casques commencent tranquillement à se démocratiser auprès des consommateurs, il est encore important de miser sur les espaces d’exposition VR, qu’il s’agisse d’un musée, d’un centre d’art ou d’un espace immersif dédié (ensemble de lieux que les anglophones appellent Location-Based Entertainment (LBE)).
Peu importe la forme qu’ils prennent, les espaces LBE ont un rôle important à jouer dans l’appréciation d’une expérience immersive. Cela est d’autant plus vrai quand il s’agit d’une expérience qui cherche à faire vivre de l’empathie ou à confronter son public à des expériences potentiellement choquantes. Il faut savoir mettre la table et offrir un contexte pour le changement de perspective que l’expérience s’apprête à proposer. Il faut également accompagner l’individu qui sort de l’expérience et lui offrir un espace pour réfléchir à ce qu’il vient de vivre.
La réalité virtuelle n’est donc peut-être pas une machine à empathie, mais bien un outil; un outil parmi bien d’autres qu’on peut mettre à la disposition de l’utilisateur en espérant qu’il saura les utiliser à leur plein potentiel et pour une bonne cause.
Pour conclure, j’ajouterai qu’en ce sens la VR n’est aussi qu’un outil parmi d’autres au sens où d’autres médias et technologies peuvent servir à favoriser l’empathie; parfois même mieux. Ce n’est pas parce que la VR est une technologie « à la première personne » qu’elle nous permet nécessairement ou automatiquement de nous mettre dans la peau d’autrui. Le cinéma, les jeux vidéo, le théâtre et la littérature sont aussi capables de nous amener à imaginer les expériences d’autrui.
Au final, il faut bien connaître les limites de chaque médium, de même que les affordances propres à chaque nouvelle technologie.
Références
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