L’entreprise en flottement : signes et dangers d’une tentation

Melkom Boghossian
Reputation Squad
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3 min readJul 28, 2020

Ces derniers mois, la vie économique a semblé d’une certaine façon irréelle.

Les statistiques utilisées pour décrire son état paraissent tout droit sorties de manuels pour étudiants ou d’expériences de pensée : contraction du PIB de 13% au deuxième trimestre pour la France d’après les prévisions, records historiques de baisse puis de hausse pour le climat des affaires… La décorrélation entre cours de bourse et activité effective des entreprises semble totale, avec un envol des actions américaines au moment même où leurs profits font un plongeon historique. L’afflux de liquidités crée un effet d’apesanteur où la catastrophe annoncée est finalement remplacée par une suspension dans le vide et une attente grâce aux plans concurrents déployés par les banques centrales des deux côtés de l’Atlantique.

Un sentiment d’irréalité synonyme de distance accrue entre l’individu et les grandes organisations

Le résultat de ces développements est un sentiment marqué de distance entre l’individu dans son activité quotidienne et les systèmes économiques à grande échelle, comme les comptabilités nationales ou la santé des entreprises. Il est devenu difficile d’établir un rapport clair entre la réalité du travail effectué au niveau individuel et l’ébullition folle de la vie des entreprises vues sous une perspective macroéconomique. D’une certaine façon, l’activité au jour le jour de l’individu ne semble plus pouvoir se raccrocher aux développements de grande échelle. Employés comme consommateurs voient les grandes organisations qui leur font face et leur santé économique comme à travers un brouillard : le grondement de grands mouvements à venir se fait entendre, mais personne ne saurait en deviner la nature ni la direction. Tout est comme suspendu, en attente et en flottement, à mi-chemin entre réalité et pure chimère.

D’une certaine façon, cet effet de flottement sera encore amplifié par la pause estivale, mise entre parenthèses traditionnelle de l’activité économique “classique” qui sera cette fois, en quelque sorte, une mise entre parenthèses au carré. Au flou sur la vie macroéconomique des entreprises viendra s’ajouter une couche d’oubli en partie volontaire, à la distance ressentie entre activité individuelle et situation de l’entreprise viendra s’ajouter la distance bien physique mise entre soi et son lieu habituel de travail, qu’il ait été un bureau ou une maison.

Repli de l’opinion et brouillage des messages stratégiques

Pour les entreprises, cet effet de flottement marque l’entrée dans un nouvel environnement d’opinion. Dans le flou, le réflexe devient celui de la préservation : d’après un sondage Opinionway daté du 17 juillet, lorsqu’on demande aux Français de choisir, parmi d’autres options, entre une ambition stratégique de longue haleine, comme l’amélioration du bilan énergétique des entreprises, et la préservation du plus grand nombre d’emplois possible, leur préférence est sans appel, avec 14% s’exprimant en faveur de la première option contre 50% pour la deuxième.

À travers la domination de cette attitude de repli s’illustre la difficulté majeure qu’il y aura pour les entreprises à rassembler à nouveau autour d’un récit de conquête et de leur ambition pour l’avenir. Le flottement généralisé freine leur capacité à atteindre et à convaincre réellement leurs parties prenantes sur la façon dont elles comptent transformer le monde ou contribuer aux grands changements. Et il peut ainsi s’avérer un piège, créant une tentation de l’attentisme, un alignement mécanique avec une opinion interne et externe en demande de marques de stabilité plutôt que d’un récit orienté vers l’avenir.

Or ce sont précisément les entreprises qui sauront sortir le plus rapidement de la torpeur qui seront les mieux positionnées pour relever les défis de moyen terme qui émergeront à la rentrée. Donner une direction à l’interne sera indispensable pour ne pas perdre les meilleurs par un effet d’usure. Les clients eux aussi, qui réévalueront leurs priorités en profondeur, auront besoin de repères sur ce qu’une entreprise leur apporte et, surtout, sera capable de leur apporter de plus à l’avenir. Face à la tentation de laisser venir les choses, de se laisser porter par un flou généralisé, de s’abîmer dans le flottement ambiant, c’est bien la reprise en main active de son destin à partir d’un fil directeur résolument affirmé qui sera la première source de valeur et de redressement.

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