Survie de l’image et de la marque au temps de l’existence brute
Les mots d’Emmanuel Macron au soir du 14 octobre rendent pour ainsi dire officielle une réalité dont les consciences s’étaient peu à peu emplies ces dernières semaines : l’ère des restrictions ne sera pas un hiatus. Ce sera bien l’une de ces plages de temps assez longues pour que leurs caractères doivent durablement teinter les attitudes. Et elle redéfinit immanquablement la façon dont une image de marque doit se construire pour répondre à l’état d’esprit collectif.
Un climat d’opinion reconverti aux préoccupations productives et vitales
Avec la résurgence de l’épidémie, il nous est demandé de retourner à une forme plus brute de l’existence, où le productif et le vital sont hissés au premier plan — ou, dans un vocabulaire devenu omniprésent : le “travail” et la “santé”. Les besoins considérés comme basiques deviennent aussi et avant tout centraux. Mais les désirs “seconds” auxquels s’adressent traditionnellement les discours de marque et corporate ne sont pas seulement marqués du sceau de la mise entre parenthèses par décret gouvernemental ; le public lui-même a intégré leur déclassement relatif.
En France, les enjeux qui ne sont pas perçus comme concernant directement l’ici et maintenant connaissent un recul spectaculaire parmi les préoccupations du public.
Depuis plusieurs mois déjà, il est possible d’observer le déplacement des valeurs et de la façon dont le monde est appréhendé dans les enquêtes d’opinion. En France, les enjeux qui ne sont pas perçus comme concernant directement l’ici et maintenant connaissent un recul spectaculaire parmi les préoccupations du public. La protection de l’environnement, premier enjeu important personnellement aux Français en 2019, recule au cinquième rang en 2020 d’après l’enquête Fractures françaises d’Ipsos, publiée en septembre. Au sommet des préoccupations actuelles se trouvent pouvoir d’achat, santé et retraites — un sujet non pas futur, mais bel et bien présent pour un quart de la population.
De la même façon, la réduction des inégalités sociales, première priorité pour un nouveau modèle de transformation du pays aux yeux des Français en janvier 2020, est remplacée par la relocalisation des usines en France lorsque l’Ifop les a à nouveau interrogés sur un nouveau modèle possible de transformation en juin 2020.
La logique de marque confrontée au raidissement des aspirations
Le matériel, le palpable, le côté “brut” de l’existence connaissent ainsi une forte montée en puissance alors que les combats ou besoins perçus comme plus symboliques voient leur statut s’éroder. Pour beaucoup d’entreprises, l’adaptation à cette nouvelle donne, à présent clairement installée comme un phénomène de moyen terme et non comme une irrégularité passagère, peut encore être améliorée. De nombreux positionnements de marque et discours corporate répondent toujours au paysage d’opinion nettement plus aspirationnel qui caractérisait une époque désormais passée, en investissant fortement l’idéal au détriment des aspects productifs et vitaux.
Dans le grand repli vers le vital et le productif, c’est la question de l’existence même des marques qui est posée à nouveaux frais. La marque, qu’elle soit la garante de l’image d’un groupe, un appel au consommateur final ou un argument auprès de recrues potentielles, semble convoquer un logiciel exactement inverse de celui qui s’impose aujourd’hui.
Elle se définit comme un supplément de signification qui crée avec le public un lien d’affinité répondant à d’autres critères que ceux de la simple fonctionnalité ou conformité à des besoins productifs et vitaux. Ses armes peuvent être l’intensification du sentiment d’appartenance à un groupe (par exemple la communauté des “Googlers”), dont la signification est aujourd’hui en partie oblitérée ; la contribution à des améliorations de grande échelle (Patagonia et l’activisme pour la planète), qui paraissent maintenant très lointaines ; ou bien encore l’appel à des désirs d’évasion et d’imaginaire qui sont purement et simplement frappés de nullité, comme on peut s’en rappeler en recevant le magazine d’Air France, encore édité alors même que l’accès au ciel est réduit à une ombre.
Est-ce à dire que la marque devient anachronique ? Que notre nouvel horizon la rend caduque ? Ou bien peut-on au contraire la relier à des préoccupations de l’ordre du non-symbolique ? En ces temps de repli, c’est certainement cette dernière orientation qui permettra de nourrir la légitimité et l’attractivité des grands noms du monde de l’entreprise. Il faudra pour cela savoir conjuguer discours sur l’utilité “brute” et préservation du capital symbolique acquis depuis de longues années. Un jeu d’équilibriste qui correspond à une opinion désormais elle-même en équilibre précaire face à la normalisation du choc.