Éclater le management

Martin Werlen
resiliences
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9 min readApr 1, 2019
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Cet article fait suite à une première réflexion (à lire avant de préférence) - La fin des hiérarchies ou l’éclatement du management - dans lequel nous avons vu que la question n’est pas de savoir s’il faut plus ou moins de hiérarchie, ni si elle doit être plus ou moins formelle ou dynamique. En fait, prendre la question de l’autonomie, de la responsabilité et de la répartition du pouvoir d’agir dans l’entreprise par l’angle de la fin des hiérarchies ne mène à rien.

Notre insistance à regarder les organisations sous le prisme de la hiérarchie nous contraint souvent à des analyses binaires. Comme l’observe habilement Niels Pflaeging dans son article How a triad of structures allows companies to absorb complexity, on a tendance à décrire les organisations uniquement selon leur structure formelle (plus ou moins hiérarchique). Mais selon l’auteur, il en existe en réalité deux autres : celle informelle qui repose sur des relations d’influence et celle de “création de valeur” qui repose sur la réputation de ses acteurs. Voila de nouvelles lunettes pour étudier les organisations !

L’objectif n’est plus de défaire cette structure formelle hiérarchique, mais plutôt de favoriser l’émergence de celle de création de valeur, comme le note Manel Heredero dans son article organisational transformation by design.

Alors, comment favoriser l’émergence d’un leadership axé sur la création de valeur ? Justement en offrant autonomie, liberté d’action et responsabilité à tous les membres de l’organisation. Des privilèges qu’on attribue bien souvent aux managers. Distribuons les dans l’entreprise ! Mais avant cela, éclatons la notion même de management en partant des rôles assignées traditionnellement à la hiérarchie. Magee (2008) et Anderson (2010) en définissent quatre : (1) coordination des activités, (2) prise de décisions, (3) gestion de l’information, (4) reconnaissance et animation des équipes. Auxquels on pourrait ajouter une dimension, plus contemporaine, qui n’est pas toujours l’apanage du manager : (5) formation et montée en compétences.

Essayons donc de distribuer ces rôles dans l’organisation. Voici une proposition de modèle :

Éclater la coordination des activités

Organiser la répartition et la réalisation des tâches, notamment en réduisant les conflits et en améliorant la communication.

Traditionnellement coeur de responsabilité du manager, ce rôle passe généralement par une division du travail entre services, le respect des procédures établies et mène bien souvent à une spécialisation accrue des compétences individuelles. S’il peut paraître légitime qu’une vision d’entreprise (pourquoi) soit descendante, il est plus surprenant que l’organisation des activités (quoi) et leur réalisation (comment) ne soit pas autant que possible assumées par les équipes opérationnelles elle-mêmes.

Distribuer ce rôle dans l’organisation revient donc à mettre en place les conditions de l’auto-organisation des équipes. Bien évidemment, cela ne se décrète pas, il s’agit au contraire de mettre progressivement en place un environnement qui permette aux individus de gagner en autonomie et en responsabilité. Cela passe en général par :

  • La définition d’objectifs clairs par le management ou co-construits avec les équipes. L’autonomie sans alignement est complètement contre-productive (voir l’excellent retour d’expérience de Spotify sur le sujet).
  • La création de processus clairs, documentés et parfois automatisés qui simplifie l’organisation quotidienne.
  • La création d’équipes de 12 personnes maximum — des expérimentations, notamment Buurtzorg, tendent à prouver qu’au-delà, la capacité de l’équipe à s’auto-organiser décroît, le groupe est trop grand pour développer des relations interpersonnelles de qualité.

La mise en place de nouvelles règles de fonctionnement, qui permettront à l’équipe d’être autonome dans la réalisation de ses activités — temps de réunions et de retraites nombreux, rôles définis et tournants, cercles de coordination avec les autres équipes, principe d’expérimentation, prises de décision par équipe en autonomie, etc.
Exemples : On peut citer ici l’organisation Buurtzorg, connue pour son modèle de self-management qui permet à plus de 14 000 employés de s’organiser dans des équipes autogérées. Dans une dimension plus réduite, on pourra aussi prendre l’exemple de Matt Black Systems.

Éclater la prise de décisions

Décider par le contrôle des activités et le reporting, prendre des décisions éclairées sur l’allocation des ressources et les projets à lancer.

Dans des structures hiérarchiques classiques, plus la décision est risquée plus on devra remettre son jugement à une personne élevée dans la hiérarchie. Les actionnaires légitiment le top-management dans la prise de décisions quotidiennes qui impliquent des risques financiers. D’une certaine manière, on suppose que les responsables sont suffisamment légitimes pour pouvoir prendre ces décisions pour le reste de l’organisation.

Les organisations plus distribuées développent en général une culture de la prise de décision collective (qui n’implique pas pour autant que tout soit décidé par tous). Cela nécessite forcément de partager davantage l’information et de donner la parole et du pouvoir de décision aux équipes en réunion. Dans un second temps, des outils asynchrones pourront vous permettre de maximiser la capacité collective à prendre des décisions sans perdre en efficacité. On adaptera bien sur les modalités de prise de décision (consentement, consensus, majorité, autorité, délégation) en fonction des types de choix à faire : stratégiques, tactiques, opérationnels. Enfin, on peut noter que dans la décision collective, c’est souvent son contrôle qui est le plus difficile. Si personne n’est nommé pour suivre les décisions, tout le monde est responsable, donc personne ne contrôle réellement que les choses se déroulent comme décidées collectivement

Exemples : (1) Chez Make Sense, tout le monde peut prendre des décisions. Il s’agit juste de documenter la décision, répondre à un questionnaire et demander au moins trois avis consultatifs aux personnes concernées. Un groupe élu (sans candidat) peut annuler une décision si elle est contraire aux principes et valeurs de l’organisation.
(2) Deux outils développés par Enspiral ont permis à Ouishare de prendre la majorité de ses décisions stratégiques et tactiques : Loomio pour décider collectivement et Cobudget pour allouer des moyens à l’organisation de manière collaborative.

Éclater la gestion de l’information

Surveiller l’information, la disséminer et la communiquer.

Un des rôles clés du manager est souvent de transmettre l’information descendante (de la Direction) ou ascendante (retour terrain). D’ailleurs, son niveau d’information est lui même souvent dépendant de son niveau hiérarchique.

Dans une organisation plus distribuée, l’enjeu est justement d’ouvrir au maximum l’information de manière transparente et sur un principe de confiance. Il ne s’agit pas juste de mettre l’information à disposition de tous, mais bien de partager et expliquer les informations. Si un certain nombre d’outils permettent aujourd’hui d’améliorer la communication transverse, la documentation et son partage, l’organisation doit toujours conserver une fonction pour organiser des temps de communication synchrone (réunions, séminaires, retraites), autant informels que formels. Un autre rôle qui s’apparente davantage à l’animation de communautés permet de créer des “safe spaces” pour cultiver la confiance dans les équipes ou en transverse dans l’organisation, pour continuer à partager l’information.

Exemple : Ouishare est un exemple intéressant où l’information est le plus possible partagée et accessible, notamment à travers nos outils (slack, telegram, Loomio, etc.). Par ailleurs, pour donner à chacun les moyen d’une action autonome et responsable, nous avons essayé autant que possible de rendre nos modes de fonctionnement accessibles à tous : Ouishare open-source. Pour autant, le partage d’information est un défi quotidien, car il s’agit de rendre l’information lisible et accessible et de susciter sa lecture.

Éclater la reconnaissance et l’animation des équipes

Donner des perspectives d’évolution à ses employés et leur offrir des avantages et de la reconnaissance.

Les structures hiérarchiques traditionnelles valorisent bien évidemment le statut du manager et tendent ainsi à promouvoir, pour tous, les évolutions de carrière comme source de reconnaissance (pécuniaire et sociale) et d’épanouissement personnel. Pour motiver ses équipes, le manager a recours bien souvent à deux leviers : la promotion et l’augmentation, un système auto-reproducteur qui peut souvent paraître arbitraire.

Une organisation davantage distribuée s’évertue en général à distinguer les rôles de (i) responsable d’activités — encadrement, décision — et de (ii) soutien dans l’organisation — gestion conflits, on-boarding, développement personnel.. En sortant d’un rapport de subordination stricte (force de travail vs protection et rémunération), les organisations plus distribuées s’attachent à mieux identifier, exprimer et valoriser les attentes de chacun (pécuniaire, développement compétences, notoriété, etc.) et mieux reconnaître la contribution de chacun.

Exemples : (1) Sur la partie animation d’équipes, Enspiral a développé un processus original de résolution de conflits qui s’appuie sur le parrain que chaque membre de la communauté s’est vu attribué en arrivant dans l’organisation (chacun a un filleul et est parrainé une seule fois).
(2) Sur la partie partage de valeur, on peut s’intéresser à différentes initiatives de “Value Accounting System”, comme celle de Sensorica ou Tribute ou étudier les expérimentations d’auto-détermination de son salaire (un exemple proche de chez moi avec La Cordée).

Éclater la formation et la montée en compétences

Donner les moyens à ses équipes d’apprendre de nouvelles connaissances, de développer de nouvelles compétences pour faire évoluer leur métier.

Dans une structure hiérarchique classique, ce rôle est généralement centralisé par le service RH, en partenariat avec les managers, qui organisent ensemble le développement professionnel et des compétences des individus.

Distribuer ces rôles dans l’organisation revient à responsabiliser : (i) les individus dans leurs parcours professionnel, notamment en leur permettant d’expérimenter de nouveaux rôles en interne et en favorisant leur ouverture externe, (ii) les managers qui doivent se concentrer sur ce rôle de coaching et de développement de leurs équipes et favoriser une culture du feedback plutôt que de l’évaluation, (iii) l’organisation en elle même qui doit favoriser le partage de connaissances en interne. On parlera ici d’organisation apprenante, qui s’enrichit de son expérience et tire les bénéfices des compétences qu’elle acquiert.

Exemples : De nombreuses entreprises ont ajouté à la formation des employés des dispositifs ambitieux d’intrapreneuriat, de flexibilité du travail, de mobilité, etc. Ils participent d’une certaines manière à responsabiliser les individus dans l’évolution de leur métier.
Certaines organisations ont par ailleurs développé une exigence interne de formalisation des savoirs développés et un partage open-source des enseignements réalisés afin de créer des communautés de pratique au delà des murs de l’entreprise ; le Ouishare Fest Toolkit ou les outils de l’Université du Nous en sont de bons exemples.

La transformation des organisations vers des modèles qui offrent plus d’autonomie, de responsabilité et de coopération est un voyage. Cette démarche de distribution des rôles du manager peut être progressive (une dimension après l’autre), ne pas forcément détruire votre structure formelle (évolution des responsabilités du manager vers le coaching et l’animation de communautés) et peut se faire à tous niveaux (équipe, direction, entreprise) en s’adaptant à votre culture d’entreprise. Alors ! Quelle direction allez vous prendre pour ce voyage ?

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Merci à tous ceux qui ont contribué aux idées et à la rédaction de cet article, notamment Jef Boisson et Margaux Langlois.

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